III

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Alors qu'ils s'approchaient du Défilé Sanglant, un linceul vespéral s’étendait lentement sous les pas des deux anciens Ecorchés, comme si le sang pâle de la lune glissait sur Ahoos. Flânant presque, Haemir s’étira du mieux et tenta de faire abstraction de son corps qui avait traversé des âges de guerres et de douleurs. « Si tu souffres, c’est que t’es pas encore entré dans la Nuit » lui répétait sans cesse l’un de ses anciens amis Ecorchés – qu’il espérait vivant lui aussi -, un philosophe capable de sortir des phrases d’une profondeur absolue et de planter sa dague tout aussi profondément dans le corps d’un ennemi.

Ran, lui, semblait mieux loti : il continuait de jongler avec ses poignards tout en sifflotant une mélodie sinistre qu’ils avaient l’habitude de fredonner par le passé. Ses yeux bleus, glaciaux comme la mort qu’il recherchait à chaque acte fou, restaient rieurs. Mais l’ancien capitaine des Ecorchés savait que Ran Jambe Noire souffrait à chaque instant et que le trépas se rapprochait maintenant que les racines ne suffisaient plus.

La masse informe de la Lande Morte se dévoilait à leurs yeux, des braises scarifiaient l’air et une odeur fétide les agressa. La neige ne tombait plus, elle commençait même à s’évaporer comme si elle n’avait jamais existé. Bien qu’ayant une habitude bien trop malheureuse de tout ce que représentait cet endroit, les deux amis ne purent retenir une grimace de dégoût, suivie d’un juron bien senti en souvenir des camarades massacrés.

Comment une telle chose pouvait-elle exister ? Cette même question hantait la nuit de tout à chacun. Là où les religieux ne juraient que par ce qu’ils appelaient la Créatrice Ahoos et ses actes passés ; là où des érudits connaissaient tout sur le corps, les plantes ou encore les animaux, eux étaient incollables sur la pire horreur qui soit. Trente-trois ans que les démons n’avaient plus donné signe de vie. Trente-trois ans de calme et il avait fallu quelques Dévoreurs pour que toutes les réminiscences horrifiques refassent surface. Trente-trois ans de semi oisiveté pour que le corps d’Haemir retrouve les sensations grisantes d’après combat. Bien sûr, il avait chassé nombre de criminels pour quelques pièces, mais avoir recours à ses vraies capacités l’avait revigoré plus qu’il ne le pensait.

Il fit craquer son cou au même moment que Ran. Les deux comparses se regardèrent mais ne firent aucun commentaire. C’était comme s’ils avaient retrouvé leurs vingt ans et qu’ils dansaient avec la mort entre les Dévoreurs, sauf qu’ils en avaient maintenant plus de cinquante et que, même revigorés, leurs corps voyaient d’un mauvais œil ce chamboulement soudain.

Les gourdes d’eau presque vides, ils arrivèrent à un embranchement : à droite un sentier boueux avec en ligne de mire la Lande Morte ; à gauche un chemin pierreux qui amenait sûrement vers l’un des villages. Au centre se trouvait une femme à la chevelure mordorée pailletée de saleté et au visage crispé, accompagnée d'un enfant à la mine enjouée et aux vêtements troués qui s’amusait à taper dans des cailloux.

  • Va leur demander une petite pièce, Fris, fais comme on a dit.

Le murmure atteignit les oreilles des deux anciens Ecorchés. À peine voulurent-ils continuer leur route que déjà le gamin s’était accroché aux braies d’Haemir.

  • S’il vous plaît, messires, est-ce que vous auriez par hasard une petite pièce à nous offrir ? Ma mère est mourante et…

Ran ne le laissa pas finir et lui tendit deux pièces ; le petit les prit et ouvrit grand les yeux.

  • C’est quoi cette cicatrice ? Vous vous êtes battus contre un gros animal ? demanda-t-il tout en désignant le liseré noirâtre dans la paume de la main gauche de Ran.

La mère, qui s’était avancée quelque peu, avait elle aussi les yeux écarquillés. Sauf que, contrairement à son enfant, elle savait ce qu’était cette marque. Celle des Enfants de la Souillure, comme les gens les appelaient.

  • Viens mon chéri, n’embête pas plus ces gens. Désolée de vous avoir importunés… Ne nous faites pas de mal, chuchota-t-elle en mettant un bras protecteur autour du petit.
  • Mais maman ! Je veux savoir !
  • C’est un vieux monsieur et des amis à lui qui nous ont proposé de nous la graver pour qu’ils soient sûrs que jamais nous nous éloignons du Bien. Avec ce Serment Eternel, on ne peut pas se faire corrompre.

Haemir avait répondu de la voix la plus douce qu’il pouvait, malgré le dégoût qu’il éprouvait pour cette marque. Bien sûr qu’il n’allait pas dire que les anciens sorciers leur avaient imposé ce serment pour qu’ils se battent pour eux en échange de quoi ils les sortaient de prison. Bien sûr qu’il n’allait pas révéler qu’ils étaient les célèbres Ecorchés et que s’ils tuaient un innocent, ils mourraient instantanément.

  • Comme si on pouvait corrompre des gens comme nous, nous sommes la bonté incarnée, chuchota Ran tout en gloussant.
  • Moi aussi je veux ça ! cria le petit Fris en essayant de se défaire des bras de sa mère.

Il réussit et fila vers eux, le sourire aux lèvres. Haemir leva la tête. Un coup d’œil vers la mère, qui ne savait pas trop à quoi s’attendre. Bien que les Ecorchés avaient sauvé Ahoos de nombreuses fois, ils restaient des criminels et comme personne ne connaissait la réelle histoire derrière la marque, la peur était la réponse la plus logique. Surtout qu’ils étaient censés être morts.

  • Donne ta main, petit, mais il ne faut pas pleurer, d’accord ?
  • Promis monsieur ! Je suis courageux !

Haemir prit son couteau et, lentement, fit une entaille en forme d’éclair dans la paume gauche du petit qui n’avait pas cillé un seul instant.

  • Mais, ce n’est pas la même marque, se plaignit-il en tapant du pied.
  • Je t’ai fait un éclair, comme ça en plus d’être un homme bon, tu seras le plus courageux parce que même le tonnerre ne pourra plus te faire peur.

Ces quelques mots firent briller les yeux de l’enfant et il se mit à sourire de toutes ses dents, dont quelques-unes manquaient à l’appel. La mère tentait de faire bonne figure, soulagée lorsqu’elle le retrouva dans ses bras.

  • Hey petit ! s’exclama Ran, en s’approchant d’eux si silencieusement qu’ils sursautèrent. Tiens, une pièce en plus parce que t’as pas pleuré.

Ils les remercièrent et s’en allèrent, trébuchant sur les cailloux pointus. L’enfant tourna la tête et leur adressa un petit signe de la main.

  • T’as vu le regard de la mère ? C’est limite si elle ne nous trouvait pas encore plus horribles que les monstres. Les gens oublient vite quand il y a personne pour leur rappeler.

Haemir souffla, jeta un regard aux alentours et put constater que le monde n’avait pas changé. Leur réputation leur collait à la peau alors que leurs exploits, eux, semblaient déjà avoir disparu des mémoires. Ahoos et ses terres dévastées, elles, perduraient.

À mesure qu'ils pénétraient la Lande Morte, la végétation devenait plus rare. Les animaux aussi se tenaient à l'écart. Quelques cris retentissaient telles des complaintes dans le lointain. Des râles que les Sombroses s’amusaient à murmurer, des gémissements, des promesses, des appels à l’aide. La Lande Morte ne contenait pas que des Démons capables d’éviscérer n’importe qui en quelques secondes, il y avait aussi des esprits noirs en mesure de posséder les gens, afin de les inciter au meurtre, au suicide, ou les forcer à venir près des failles pour être capturés et dévorés.

Sans oublier le goût des cendres arrimé dans la gorge, tel un navire nauséabond arrivé tout droit des eaux putrides. Un goût si intense que si l’on passait trop de temps près de la Lande Morte, même le plus délicieux des mets devenait un plat écœurant.

Le pire restait tout de même les lieux foulés par les démons : des endroits damnés et condamnés, voués à disparaître et la peau agressée des habitants qui pourrissait petit à petit jusqu’à se détacher. Le même sort attendait le village qu'ils venaient de quitter.

  • On est arrivés, si vous voulez bien me suivre, fit Ran en caricaturant une courbette digne d’un valet de la cour.

La chaumine ne payait pas de mine : bois craquelé, planches fissurées, tas d’herbes jaunies ; une sorte de cabane en ruines qui tenait encore debout par miracle. Et pourtant, une fois à l’intérieur, Haemir aperçut une table de bonne qualité, entourée de plusieurs chaises d’au moins aussi bonne facture et d’un foyer agonisant qui emplissait l’air d’une atmosphère apaisante. Au milieu de la table en bois, zébrée d’éraflures plus ou moins grandes, trônait une grosse bouteille d’où s’élevaient des fragrances rances si fortes qu’elles harcelaient les narines. Le liquide rougeâtre laissait deviner une forme biscornue macérant dans son jus : un hoyia, l’insecte le plus enivrant d’Ahoos. Un verre de son nectar suffisait à vous faire rouler par terre. Un verre et votre estomac vous donnait l’impression de se trouer. Même pour les deux amis, adeptes des boissons de ce genre et presque invulnérables aux effets, l’après était violent.

Lampées après lampées, leurs souvenirs refaisaient surface, leurs histoires reprenaient vie. Depuis trop longtemps solitaires, ils se retrouvaient enfin et ils savaient, qu’ensemble, la route serait plus praticable.

  • Alors je résume, fit Haemir sans se départir du sourire enivré que le jus de hoyia gravait sur son visage. On a la Lande Morte qui refait des siennes, les Piliers qui ne protègent plus, une reine complètement allumée – mais sexy – qui veut notre peau et… J’oublie quelque chose ?
  • Ouais, répondit Ran en rotant bruyamment. T’oublies qu’on a plus l’âge pour tout ça, que notre date de péremption n’a jamais été aussi proche, et surtout, t’oublies qu’on a pas le choix d’essayer.
  • On a jamais eu le choix, mon vieux. Tu le sais aussi bien que moi.

Ran se leva et alla remettre du bois dans l’âtre mourant avant de revenir s’affaler sur la chaise.

  • Si la reine veut notre peau, que disent les autres seigneurs ? continua Haemir en se resservant une choppe. Ils sont encore à sa botte ? Elle contrôle encore totalement les royaumes Saiga, Talir, Hoara et Jalaar ? Je te l’ai dit, j’ai vraiment tout lâché.
  • Ouais, oublies pas son propre royaume. Kentar n’a jamais été aussi vaste et puissant. Jaulf, Aell et Ikas lui mangent encore dans la main, elle fait ce qu’elle veut d’eux, par contre le dernier est… disons un peu… récalcitrant. Il ne fait pas plus de vague que ça, mais il ne se laisse pas faire.
  • Tu vas me dire que Piarel a retrouvé ses couilles pour lui tenir tête ?
  • Ah non, lui il est mort depuis longtemps. Le seigneur de Jalaar, tu le connais très bien. C’est Lafris.
  • Quoi ? Lafris l’Heureux ?
  • J’ai été aussi surpris que toi quand j’ai appris que ce vieux fou était encore en vie et qu’il était devenu Seigneur. On peut pas lui enlever son sourire, et tu sais comme moi qu’il prend du plaisir dans tout ce qu’il fait.
  • Oui, mais il riait en découpant des Dévoreurs, je le vois mal tout sourire à gérer des gens et à faire des courbettes.

Quelques souvenirs vinrent agrémenter les dernières gouttes d’alcool et avant d’aller se coucher, ils prirent leur décision. Ce fut Haemir qui termina la discussion comme au bon vieux temps ; Ran somnolait déjà dans son lit de fortune et il sentait le sommeil venir :

  • Bon, et bien on va aller vers Jalaar pour demander de l’aide. Espérons juste qu’il se rappelle de nous et qu’il a... changé.
  • C’est vrai que la dernière fois, il avait tenté de te tuer…

La Lande Morte et les terres d’Ahoos n’avaient pas changé tant que ça ; restait maintenant à savoir si leur vieil ami leur en voulait encore.

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