IV

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Les pierres ensanglantées du sentier crissent ; des hommes, des femmes, des enfants, morcelés, éviscérés, décapités. La mort suinte des arbres alentours, même les troncs semblent se racornir face à la réalité de l’instant. Au loin, à l’ombre de ruines d’où s'écoule un liquide bleuâtre, des silhouettes tanguent. Elles fixent l’horizon ; au-dessus d’elles, d’innombrables oiseaux aux rémiges immenses tournent en rond en attente de pouvoir se repaître. La fin est proche. Les Sorciers le sentent. Ils ne savent pas quoi faire. Et pourtant, ceux qu’ils ont transformés et appelés les Ecorchés font face aux Ténèbres. Au nombre de cent, harassés, blessés, à l’article de la mort même, ils sortent leurs armes une dernière fois, hurlent de tout leur soûl et avancent.

Abysses. Noires. Grattement. Râles. Panique. Brume épaisse. Puanteur. Brûlures. Oppression. Suffocation. Silence.

Haemir le Ténébreux se retournait sur le sol, en sueur, et grattait machinalement la paume de sa main agitée de spasmes. Ses paupières bougeaient à grande vitesse et un rictus de douleur barrait son visage. Depuis qu’il était un Ecorché, il ne cessait de faire des cauchemars dans lesquels un nombre incalculable d’horribles créatures jaillissaient de la Lande Morte ; il les combattait jusqu’à sombrer de fatigue. Une silhouette immense sortait de la brume noire.

Et comme chaque fois qu'il se réveillait, il dut prendre quelques secondes pour se remettre. Tout son corps gémissait de douleurs.

Haemir se sentait oppressé, plus que d’habitude. Il n’arrêtait pas de trembler. Son cœur battait la chamade, les murs lui parurent tressaillir, le plafond frémir. Tout était flou. Il vacillait comme s’il était sur un bateau naviguant, au coeur de la tempête, dans l'Etendue Morne Un goût putride striait sa langue râpeuse. La bile remontait de sa gorge et la nausée l’assaillit. La peur. Un sentiment qu’il avait presque oublié.

Il porta sa main droite à la bourse accrochée à son pantalon, sortit un petit carré vert foncé qu’il s’empressa de mâcher et d’avaler. Sa langue se rafraichit instantanément ; il souffla un grand coup. Les morceaux de Melilyse, une créature aux ailes phalènes et aux quatre yeux orangés que l’on trouvait au bord des étendues d’eau, permettaient d’apaiser les craintes et de réduire les battements de cœur… quand on était un Ecorché. Pour le commun des mortels, la chair de l'animal s'avérait nocive, voire mortelle. Elle pouvait causer la paralysie, une fièvre abominable ainsi qu'une lente agonie. Tout dépendait de la quantité ingérée. Mais les Terres d’Ahoos regorgeaient de mystères, et même les plus grands guérisseurs abdiquaient face aux maux véhiculés par l’Obscurité.

La Lande Morte, en plus de contaminer les terres, dénaturait bon nombre de créatures en les transformant. Beaucoup devenaient impropres à la consommation. D’autres s’attaquaient aux habitants. Tant et si bien que les royaumes avaient érigé des murs, instauré des couvre-feu ou encore créé des milices afin de s'en protéger.

Son calme plus ou moins revenu et les images terrifiantes quelque peu voilées, Haemir jeta un œil à Ran qui cuvait, la bave aux lèvres. Sa main gauche tremblotait elle aussi. Peut-être qu'il cauchemardait également, mais ça il ne le saurait jamais. Bien qu’ils soient amis, ils ne partageaient pas ouvertement leurs faiblesses. Ils n’en avaient pas besoin, ensemble tout devenait possible. Ensemble, tous les problèmes trouvaient des solutions.

  • La marque veut nous dire quelque chose. La dernière fois… chuchota-t-il pour lui-même, avant de reprendre un deuxième carré de Melilyse et de balayer ses idées noires.

C’était impossible que l’horreur recommence. Les Piliers tenaient, seule une petite poignée de Dévoreurs parvenait à passer les barrières, il n’y avait rien d’alarmant. Aussi puissante était la magie, elle ne pouvait être sans défaut. Et puis, il était normal qu’avec le temps et la disparition des Sorciers, leur création ait des faiblesses. Quelques démons ne pouvaient pas sonner le glas d’Ahoos. Bien sûr, ils réussiraient à massacrer bon nombre d’habitants, mais ils finiraient par se faire tuer. Il suffisait de bien se préparer et d’attaquer de concert pour avoir raison de ces créatures qui fonçaient têtes baissées sur leur cible.

Peut-être qu’un des Piliers Protecteurs rencontrait quelques problèmes. Peut-être qu’il devrait aller vérifier par lui-même.

  • Ah quoi bon ? Y’a encore d’autres Ecorchés en vie, ils ont qu’à aller voir, s’ils veulent. Et si c’est grave comme la dernière fois, pourquoi j’irais encore essayer de sauver Ahoos ? Un monde qui m’a oublié, qui nous a oubliés, et qui nous répudie à longueur de temps… s’énerva-t-il en repensant au dégoût affiché par la mère dès lors qu'elle avait aperçu la marque.
  • Tes crises existentielles… mets-les en veilleuse, tu veux bien ? maugréa Ran en se tournant vers lui, les yeux à moitié ouverts. Tu vas y aller parce que c’est ce que tu sais faire de mieux. T’es le capitaine des Ecorchés, et même si on ne nous aime pas, on va tout faire pour les aider. Je ne suis pas plus emballé que ça non plus, tu sais, mais on a pas le choix, on a promis de combattre les démons et…
  • Les Sorciers ne sont plus, plus rien ne nous oblige à faire quoi que ce soit. Si ça se trouve, même le Serment Eternel est caduc. Avoue que tu veux juste des nouveaux frissons, frôler la mort encore et encore.

Ran Jambe Noire s’étira, avala une racine de glëa, toussa malgré lui et un grand sourire illumina son visage. Ses yeux se mirent à briller un court instant.

  • C’est pas faux ! Mais toi aussi t’aimes ça, être à deux pas d’entrer dans la Nuit, croiser la Mort, pour au final lui cracher à la gueule et continuer à te battre. Haemir le Ténébreux, celui qui a coupé la tête d’un Primordial ! Tu te souviens la taille de la bête ? J’en fais encore des cauchemars…

Haemir se leva, alla terminer sa gourde d’eau. Malgré lui, un élan de fierté l’enveloppa. C’est vrai qu’il avait promis à Isilnor, mais les promesses se brisent un jour ou l’autre et le Grand Sorcier était mort lui aussi. C’est vrai aussi qu’il aimait le combat, sentir le souffle de la Mort sur ses épaules et qu’il était foutrement doué, mais le temps le rattrapait petit à petit…

  • Qu’est-ce qu’on fait alors ? On va voir le Pilier dans la Vallée des Cendres ? l’interrompit la voix encore un peu avinée de Ran.
  • Je crois qu’on a pas le choix, mais vu ce qu’il s’est passé au Défilé Sanglant et les Dévoreurs que j’ai tués… je n’imagine même pas ce qu'il risque de nous arriver là-bas.
  • Tu veux qu’on demande de l’aide ? Des mercenaires ?
  • J’ai déjà donné pour ça, souffla Haemir en se rappelant les corps sans vie qu’il avait laissés plus tôt au milieu du charnier. À deux on est plus forts, et puis la Lande Morte est toujours contenue.

Même lui n’y croyait plus ; sa marque le démangea à nouveau.

Chacun fit ses étirements dans un silence lourd de sens, les effets de l’alcool se dissipant à grande vitesse. Des mouvements amples, une rapidité déconcertante, ne faire qu’un avec l’environnement, ressentir chaque bruit, chaque changement dans l’atmosphère. Il y avait quelque chose de magique là-dedans, plus que leur nature altérée. Les anciens sorciers les avaient transformés en Ecorchés, améliorant leurs capacités, leurs forces, leurs réflexes, ainsi que leurs instincts. Pleinement conscients de tout ce qui les entourait, les deux amis commencèrent une gestuelle où leurs corps musculeux et striés de cicatrices semblaient danser avec grâce contre des adversaires invisibles. Ils prirent leurs armes et entamèrent un ballet macabre avec l'affrontement en guise de couplets et la mort pour refrain. Pendant de très longues minutes, ils n’étaient plus sur Ahoos, mais dans un monde à part, le leur.

Leurs marques les brûlèrent soudainement encore plus intensément ; quelque chose pulsait dans leurs crânes ; leurs yeux se croisèrent. Ils se rappelèrent les paroles du Grand Sorcier Isilnor : « Lorsque les chœurs des ténèbres retentiront, vous le saurez ; lorsque l’Obscurité brisera ses chaînes, vous le sentirez. »

D’un seul homme, ils s’empressèrent d’ouvrir la porte de la chaumine.

Une touffeur s’empara d’eux, le ciel chargé crachait des fragments noirâtres. Ceux-ci voletaient dans l’air ; un suaire macabre commençait à choir sur les sols. Cela prendrait du temps, mais le monde d’Ahoos serait bientôt totalement recouvert. Comme avant.

  • Les Braises d’Ebènes, murmura Haemir. C’est pas possible, ça recommence vraiment.
  • Ouais, cette saloperie se réveille et elle va pas tarder à cracher ses démons. Faut qu’on se grouille pour aller voir ce qu’il se passe.
  • Avec tout le monde à nos trousses ? Même si on y arrive, on fait quoi ? Sans les Sorciers, personne ne peut plus réparer les Piliers.
  • On trouvera une solution, on trouve toujours une solution.
  • Ouais… sauf que là, je n’en vois qu’une : combattre et mourir en emportant le plus de créatures avec nous.
  • Et bien allons-y, partons en héros. Après tout, on a été créés pour ça, même si les gens oublient.

Les gourdes d’eau remplies, la porte passée, des grognements attirèrent leur attention. Quatre bêtes juchées sur six pattes, la toison carmine hérissée de piques, avançaient inexorablement vers eux, la bave aux lèvres.

  • Eh merde ! cracha Haemir. Des Uzkins, manquait plus que ça ! Je savais que les bêtes n’allaient pas tarder à se montrer, mais elles accourent vraiment cette fois.
  • Ces saletés doivent sentir que les démons vont bientôt suivre. Ils veulent venir bouffer avant qu’il n’y ait plus rien. Comment on les tue déjà ?
  • T'es sérieux ? Je sais vraiment pas comment t'as pu vivre aussi vieux.
  • Disons qu'elles s'approchent pas trop du Défilé Sanglant d'habitude.
  • Bon, on coupe la tête et on en fait un bûcher. Oublie pas que leurs griffes et leurs crocs paralysent immédiatement.

Dos à dos les deux amis sortirent leurs épées et, d’un seul geste, ils s’élancèrent. Les créatures se jetèrent sur eux dans la même seconde, crachant un liquide verdâtre qu’ils évitèrent de justesse. Haemir fit le calme dans sa tête et esquiva les griffes acérées du premier Uzkin, passa sous lui en glissant et l’éventra avant de se relever dans la foulée. Une fois dans son dos, il le décapita d'un geste prompt. Pas le temps de souffler, ni de s'essuyer, qu’une deuxième créature sauta sur lui. Les six pattes velues bougeaient à vive allure, si rapidement qu’il dût serrer les dents et encaisser le choc tout en évitant les crocs qui tentaient de le mordre. Malgré sa force, il tomba et fit un roulé-boulé, la bête au-dessus grognant de plus belle. Après quelques secondes, il réussit à se dépêtrer et lui fendit le crâne instantanément.

Ran, de son côté, retira son épée de la bête à sa droite tout en sifflotant et, dans le même geste, il lança deux poignards entre les yeux de l’Uzkin qui fonçait sur lui. Un seul atteignit sa cible dans l’œil gauche. De rage, la bête frappa ses pattes sur le sol, hurla vers les cieux. Haemir prit l'une de ses dagues et la lança : dans le mille, elle s’enfonça pile à l’arrière du crâne. Emporté par son élan, le corps mort de l’ignominie fit tomber Ran, deux griffes fichées dans sa jambe nécrosée.

  • Ben alors mon vieux, s’exclama Haemir en pouffant, avant tu tu te serais pas laissé toucher.
  • Rigole, rigole ! Personne n’est parfait, elles vont trop vite ces merdes ! En plus j’ai encore le jus de hoyia qui me tape la caboche.
  • Tu te ramollis, c’est tout.
  • Aide-moi à me relever au lieu de m’emmerder, souffla Ran en touchant sa jambe, incapable de retenir un petit ricanement. Heureusement que c’est pas l’autre qui a pris.
  • Ouais, je me voyais mal te porter.

Les Braises d’Ebènes continuaient de tomber sur Ahoos ; quatre Uzkins étendus à leurs pieds, les deux Ecorchés se regardèrent et rirent de bon cœur. Comme au bon vieux temps, la main sur leurs lames d’ombres et le regard rivé sur la Lande Morte, ils allaient défier la mort et affronter ce qu’Ahoos faisait de pire.

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