V

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Quelques centaines de mètres à pied suffirent à Haemir le Ténébreux et à Ran Jambe Noire pour arriver au Défilé Sanglant. Des tâches brunâtres parsemaient les alentours, vestiges du dernier affrontement, de profonds solfatares laissaient échapper des volutes de fumée. La Lande Morte s’étirait à quelques pas devant eux. Aucun signe de vie, juste le bruit oppressant du silence. Immense brume aux couleurs de cauchemars et tutoyant les cieux ; les nuages crayeux et effilochés semblaient vouloir fuir comme s’ils ressentaient l’attraction ténébreuse. Elle suscitait l’oppression et la peur de tous les instants. Elle prenait aux tripes, retournait l’estomac et l’esprit, faisait remonter la bile et les plus mauvais souvenirs… Même après tout ce temps, les deux amis ne restaient pas indifférents. Ils prirent leur courage à deux mains et s’avancèrent sur le sol charbonneux recouvert d’herbe jaunie. Tout autour, des arbres aux troncs éclatés et toujours cette odeur de mort. Partout.

Haemir fit quelques pas de plus et effleura l’Obscurité. Une sueur de mort coula le long de son échine, son cœur manquait des battements. Il put constater que la brèche était belle et bien refermée. Là où il y avait eu un goulet d’où étaient sortis des Dévoreurs, ne restait plus que la brume, intacte. Comme s’il ne s’était jamais rien passé. Les brèches se formaient très rarement et disparaissaient sans prévenir. Les Sorciers les avaient appelés les Failles Ephémères, des moments où malheureusement les Piliers protégeaient moins et où les horreurs en profitaient. Comme il ne fallait pas prendre de risque, Haemir jeta un autre coup d’œil pour vérifier à nouveau.

D’un signe de tête il indiqua à Ran que tout allait bien de ce côté-là, puis il se figea.

Il avait passé sa main juste le temps d’un instant et déjà il ressentait les effets. Des hurlements, des promesses, des frissons, tout se mélangeait et éclatait dans sa tête. Les tentacules de la déréliction s’infiltraient dans son esprit ; même pour un Ecorché, les murmures obscurs s’insinuaient et parasitaient chacune de ses pensées. Heureusement, les Sorciers leur avaient appris à compartimenter leur esprit afin de ne pas succomber. Il leur fallait pour ça faire le vide à l’intérieur de leur tête, laisser le poison s’insinuer en eux tout en protégeant précieusement le noyau de l’esprit derrière des barrières infranchissables. Une fois le poison esseulé, sans plus aucune cible, il diminuait en puissance et s’éteignait. Toucher la Lande Morte, c’était ne faire plus qu’un avec le côté le plus noir de son subconscient, se noyer dans un lac noir sans fond, marcher à côté des pires horreurs d’Ahoos.

Alors que les Sombroses qui arrivaient à s’enfuir de la Lande Morte rendaient fous les habitants les plus fragiles, la brume en elle-même corrompait l’âme et faisait exploser chaque cellule du corps.

Haemir était un Ecorché, mais avant cela, comme tous les autres, il faisait partie des plus horribles criminels de l’Ombrée, la prison la plus violente de tout Ahoos… et donc son âme n’était qu’abysses. Les Sorciers les avaient arraché au destin funeste de la peine de mort, ils les avaient changés, leur avaient donné un but et le Serment Eternel s’était chargé de les garder au pas. Un passé sanglant, fait de morts et de plaisir, supplanté facilement par l’envie de sauver Ahoos et donc de rester en vie.

Haemir prit une grande respiration et réussit à se détacher, à revenir à la réalité. Ran se gratta la tête et dut se rendre à l’évidence.

  • Bon… v’là encore une preuve qu’il y a un problème avec les Piliers. Si le Défilé Sanglant est toujours fermé, faut vraiment qu’on se dépêche d’aller dans la Vallée des Cendres. Allez mon vieux, on s’active.
  • J’aime marcher, mais j’aurais pas été contre une monture, grommela Haemir en essuyant pour la énième fois les Braises d’Ebènes de son visage.
  • On en trouvera une au prochain village. Usmar est à quelques lieues.
  • Va falloir qu’on s’active alors, mes boyaux crient vengeance.

Son ventre se mit à gronder en réponse. Il prit le pochon attaché à sa ceinture et l’ouvrit. Il ne restait plus que quelques morceaux séchés dont il ne se rappelait même plus l’origine. Il en mit un dans sa bouche, prit le temps de mâcher pour deviner l’animal et l’avala non sans faire une grimace. Il recommença à deux reprises.

  • C’est quoi ton truc ? demanda Ran du coin de l’œil. File-moi un bout, moi aussi j’ai faim.
  • Je ne sais plus, un animal que j’ai dû attraper il y a quelques temps. Je crois que c’est du varaïch. Ca reste bien sur l’estomac, mais c’est plus de première fraicheur. En tout cas, ça nous calera le temps de la route.
  • Ouais, ben j’espère que t’as bien enlevé la peau et que t’as fait chauffer comme il fallait.
  • Ne t’en fais pas, regarde je me suis enfilé les trois quarts et je tiens encore debout.
  • C’est pas que j’ai pas confiance en tes talents de cuisinier Haemir, c’est que j’ai pas du tout confiance.

La même grimace barra le visage de Ran lorsqu’il mordit à contrecoeur dans le premier morceau rassis. Ils se mirent en route en essayant tant bien que mal de ne pas se retourner sur la Lande Morte et de ne pas entendre les suppliques et menaces des démons à l’intérieur. Mais cela ne suffisait pas, une fois que la Brume Noire s’imposait à vos yeux, elle vous hantait jour et nuit. Haemir se rappela la première fois qu’il s’en était approché et avait dû la toucher à ses débuts en tant qu’Ecorché. Il avait mis plusieurs jours à s’en remettre tant l’impact était violent, tant la noirceur consumait l’esprit et ce même malgré les sorts que les Sorciers leur avaient jetés pour les aider. Ce fut à ce moment-là qu’ils se rendirent vraiment compte de la force du Mal et de la faiblesse des habitants de tous les royaumes d’Ahoos. Ce fut à cet instant précis qu’il devint – à l’intérieur - réellement un Ecorché et qu’il se décida à combattre les créatures du Malin quoi qu’il lui en coûterait.

Perdus dans leurs pensées, les deux amis marchèrent le long d’un sentier cahoteux et arrivèrent à la lisière d’une forêt où la végétation faisait un pied de nez à la Lande Morte. Comme disait l’un de leurs amis Ecorchés, « le calme ne peut qu’amener le danger, le vrai calme n’existe pas par ici. ». Ils tendirent donc l’oreille, les mains sur leurs armes et s’engagèrent prudemment sur la voie forestière dont le temps avait grignoté les délimitations. Les arbres, bien que nécrosés à certains endroits étaient majestueux et la canopée restait luxuriante. Les rayons épars du soleil traversaient les feuillages et se reflétaient sur les ruisseaux serpentant jusqu’à devenir des lueurs argentées. La fraicheur du matin laissa place à une infime chaleur agréable qui leur redonna du baume au cœur. Un pied après l’autre, ils avancèrent sur un sol semblable à un tapis d’épines, suivis par le chant mélancolique des oiseaux.

Bruissements de feuilles. Craquements de troncs. Quelque chose approchait et la Nature semblait vouloir les avertir. Une immense patte velue sortit d’un buisson dense et écorcha quelques racines, suivie d’une deuxième patte plus crochue. Un corps rond s’extirpa, glissa sur la boue et tenta de se rétablir à l’aide de ses deux pattes inégales. Devant eux se dressait un Antas, une des nombreuses abominations que la Lande Morte avait créées : une tête avenante, trois yeux, un large sourire et une langue bleue pendante. Haemir sortit le dernier morceau de varaïch de son pochon et le jeta à la créature. Celle-ci s’empressa de la grignoter, les regarda fixement tout en sifflotant une mélodie envoûtante et s’en alla sans demander son reste.

  • J’avais oublié que toutes les créatures ne voulaient pas toutes nous bouffer, fit Ran Jambe Noire en remettant une de ses dagues à sa ceinture.
  • Parle pas trop vite, généralement les Antas ne se déplacent jamais seules, elles amènent…

Haemir le Ténébreux n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’ils entendirent des frottements à même le sol. Des petites bêtes rampaient tout autour d’eux et commençait à grimper le long de leurs jambes. Quelques centimètres de long, un nombre de pattes incalculable et deux antennes qui frétillaient tout en lançant des petits jets acides.

  • Qu’est-ce que je disais ! Vite, on s’en va, on dirait que la forêt est infestée de Jirks.

Ils se secouèrent et se dépêchèrent de quitter la forêt dont les arbres se faisaient plus feuillus à mesure qu’ils approchaient de la sortie, comme si elle voulait les garder en son sein.

Une fois sortis, ils continuèrent de se secouer pour faire tomber les derniers Jirks accrochés à leurs braies et tombèrent sur un groupe d’une dizaine de personnes habillées tout de blanc qui les toisaient de pied en cap, les mains croisées caressant un chapelet de grosses pierres et le capuchon de leur cape rabaissé, cape sur laquelle plusieurs symboles étaient dessinés.

  • Eh merde ! Le Culte Blanc, cracha Haemir. Vlà d’autres bestioles, elles vont encore plus s’accrocher celles-là.

Une voix claire s’éleva du groupe religieux, un discours travaillé sans heurts :

  • Que Ahoos la Créatrice veille sur vous voyageurs ! Si vous pouvez nous accorder quelques instants. Vous avez été choisi, la Lumière a quelque chose à vous dire. Écoutez-moi, pauvres âmes égarées, la Lumière éclaire mon chemin et je suis son messager. Le Culte Blanc est l’unique voie sacrée, la seule solution pour nous libérer de l'Obscurité. En l'adorant et en suivant ses préceptes, nous transcendons notre existence. La Lumière est la clé de notre salut, la réponse à toutes nos questions, la force qui nous pousse à surmonter les épreuves les plus dures. C'est en son nom que nous allons repousser les Ténèbres qui menacent notre monde. Elle nous guide, elle est notre bouclier et notre épée. Embrassez la Lumière, laissez sa sagesse vous envelopper. Soyez bénis. Ensemble, nous purifierons cette terre corrompue de la Lande Morte, des reîtres, des malfrats et ouvrirons les portes de l'Eternité. Que la Créatrice Ahoos guide vos pas !
  • Hey oh le prestolet, tu vas la fermer ! On a pas le temps pour ça, fit Ran en mettant en évidence sa marque et en sortant sa lame d’ombres.

Les membres du Culte Blanc se figèrent, se signèrent en regardant le ciel puis prièrent à grande vitesse. Sauf celui qui avait parlé, un exarque à la toge tout aussi immaculée qui peinait à contenir son immense corpulence. Il arborait deux épées courtes et plusieurs bourses attachées à la ceinture. Après avoir caressé son chapelet et l’avoir embrassé, il sortit ses lames et s’avança, la haine barrant son visage.

  • Depuis quand les religieux sont armés ? demanda Ran à l’affut.
  • Depuis qu’on est recherché et mis à morts sûrement. Avant ils se seraient contentés de nous insulter et d’essayer de nous purifier, maintenant…
  • Maintenant, ils veulent nettoyer Ahoos.
  • Et tu crois qu’il va essayer ça tout seul ? Je savais que les religieux étaient fêlés, mais là ça me dépasse.
  • Que veux-tu, l’appât du gain. Et à mon avis, l’autre conne de Elianor a dû leur offrir quelque chose d’intéressant.
  • Qu’est-ce qui pourrait les intéresser, eux qui vouent leur vie à la Lumière ?

Décontenancé, l’exarque s’arrêta et prit quelques secondes. L’énervement prit très vite le pas sur la surprise.

  • Eh oh ! s’écria-il en faisant tinter ses deux épées. J’avance vers vous armé et vous bavardez tranquillement. Vous n’allez même pas vous défendre ? Les Enfants de la Souillure sont donc suicidaires et abrutis. Peut-être que vous avez enfin compris que la Lumière est tout ce qui compte et qu’elle vient vous reprendre parce que vous êtes des échecs dans la conception.

Son monologue empreint de gentillesse avait laissé place à une folie sans limites à la vue des deux Ecorchés qui ne faisaient pas attention à lui. Il se rua sur eux, les yeux révulsés alors que les autres membres du Culte Blanc le regardaient faire, certains qu’il allait l’emporter.

Haemir et Ran se regardèrent, se mirent accroupis en une fraction de seconde puis dégainèrent. Leurs lames émirent un tintement sibyllin jusqu’au moment où elles rentrèrent en contact avec l’exarque. Le ventre percé, le sang coulait déjà de sa bouche qui, quelques secondes auparavant, crachait des injures immondes à leur encontre. Les religieux détalèrent sans demander leur reste.

  • Maintenant il va la voir sa lumière chérie, souffla Haemir en nettoyant son épée.

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