VI

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Le Culte Blanc éparpillé, le sol rouge du sang de l’exarque, Haemir et Ran se relevèrent et reprirent leur chemin vers Usmar, qui se dessinait déjà à l’horizon. La fumée traditionnelle des cheminées flottait dans l’air. Plus aucun sentier pour les amener à bon port, juste des routes plus ou moins visibles, grignotées par une végétation timide. Le vent se levait, charriant des feuilles mortes et des relents horribles qui s’accrochaient à leurs vêtements. Ils marchèrent le plus rapidement possible, Haemir motivé par le bruit de son estomac criant famine et Ran par la perspective de passer une bonne nuit en compagnie d’une charmante demoiselle. Et pour ça, ce dernier savait très bien où aller : la Taverne du Bâton Brûlant.

Usmar n’était pas un immense village où la vie fourmillait de part en part, c’était plus une sorte d’agglomérat de hameaux avec, par intermittence, une échoppe, un atelier ou une auberge. Aucun symbole sur aucune porte : ici la Lande Morte semblait n’être qu’un souvenir. Tout se ressemblait, les mêmes toits en tuiles orange usées, les mêmes devantures où la poussière se disputait avec la crasse et les mêmes visages sur lesquels on pouvait distinguer l’appréhension de voir deux voyageurs. L’appréhension ou un autre sentiment…

  • Qu’est-ce qu’ils ont à nous regarder comme ça ? demande Haemir en essayant de faire abstraction de toutes les têtes qui les dévisageaient.
  • Disons que, dernièrement, je suis un peu connu par ici et puis avec les temps qui courent…

Ran Jambe Noire laissa sa phrase en suspens et continua sa route jusqu’à l’endroit où ils allaient passer la nuit. Entre une échoppe tenue par un homme ventru et à la moustache broussailleuse qui beuglait à qui voulait l’écouter qu’il vendait le meilleur des cuirs et un forgeron rachitique qui tentait tant bien que mal d’aiguiser quelques timides lames, se trouvait la Taverne du Bâton Brûlant. Un bouge au-dessus duquel une pancarte abîmée semblait représenter une sorte de hampe tordue d’où s’échappaient quelques étincelles.

La porte s’ouvrit à la volée et un grand échalas vomit à quelques centimètres d’eux, tout en riant aux éclats et en tenant sa chope aussi fermement qu’un naufragé s’agripperait à son radeau de fortune. Il leva les yeux sur les nouveaux arrivants et s’empressa de les baisser lorsqu’il vit Ran.

  • Tu veux vraiment qu’on entre là-dedans ? demanda Haemir en donnant un coup de pied à l’alcoolique qui régurgitait à nouveau son trop plein de vinasse. Avec nos têtes mises à prix…
  • Mais oui ! Aucun danger, je suis comme chez moi ici. Fais juste attention où tu mets les pieds.

L’odeur caractéristique de piquettes alliée aux effluves de mets douteux leur monta à la tête dès leur entrée. Des tâches mal nettoyées parsemaient le plancher et une mélodie s’envolait du fond de la salle où un barde chantonnait. Un rapide coup d’œil leur apprit que la majorité des clients était composée de villageois mais que, parmi eux, se trouvaient quelques coupe-jarrets, la main toujours non loin de leurs armes et des bandits de grands chemins qui avaient levé la tête à leur arrivée.

Les conversations se diluèrent à mesure que les deux avançaient jusqu’à trouver une table dans un coin, parfaite pour être plus ou moins tranquilles, mais surtout pour savoir qui rentrait et sortait.

  • C’est moi qui inspirait la peur avant, souffla Haemir, pas mécontent de la tournure des événements. Ca fait du bien de pouvoir rentrer quelque part sans que les gars se pissent dessus.
  • C’est pas vraiment la peur qui les anime mon ami, je leur dois des pièces et il se pourrait que j’ai porté atteinte à leur fierté en engrossant leurs donzelles.
  • Ah ah ! N’en dis pas plus ! Espérons juste qu’on puisse manger et dormir sans être dérangé.

Les discussions reprient plus timidement et une serveuse à la chevelure blonde et crollée tel un champ de maïs fit son apparition. Haemir et Ran ne purent qu’admirer la nouvelle arrivante, ses yeux n’étaient pas aussi bleus que les océans ni verts comme les plus belles pierres précieuses d’Ahoos, le galbe de ses seins qu’ils pouvaient apercevoir n’était pas parfait, ses jambes n’étaient pas interminables… et pourtant les deux amis se contentaient de la regarder, oubliant quelques instants où ils étaient.

  • Eh ben, allez pas vous décrochez la mâchoire. C’est le propre de tous les Ecorchés de me fixer comme ça ? fit-elle en souriant à Ran et en leur servant deux grandes chopes.
  • Tes imperfections sont parfaites, Horda. Depuis le temps que je te le dis. Et je suis prêt à te le prouver quand tu le veux.
  • Garde ton baratin, même si tes mots sont doux comme le miel, je n’ai pas envie de tâter de ton dard. Et tu devrais te faire discret, si Gart l’apprend il te collera une belle rouste. Pas sûr que tu veuilles prendre le risque de plus pouvoir venir boire ton coup ici.

Haemir pouffa ; Ran éclata de rire et la belle Horda leur demanda ce qu’ils voulaient manger.

  • Je vous fais confiance avec le plat du jour, je mangerais tout et n’importe quoi, bava presque Haemir en humant les odeurs des cuisines.
  • Et moi ce sera…
  • Deux plats du jour, conclut-elle en adressant un clin d’œil à Ran, et je le mets sur ta note bien entendu.
  • Bien entendu, ma belle.

La serveuse louvoya entre les tables et les mains qui tentaient de lui toucher les fesses. Elle n’arrêta pas de sourire et les clients, mécontents de l’avoir raté, lui rendaient néanmoins son sourire. Juste l’apercevoir leur suffisait finalement. Elle revint quelques instants plus tard avec deux belles assiettes remplies, toujours en slalomant parmi les mots graveleux et les tentatives d’approche. Les deux amis s’empressèrent de déguster une petite carcasse de viande agrémentée de légumes et d’une sauce bien grasse.

Entre deux bouchées, ils entendirent des bribes de conversations et tout tournait au même sujet : les braises du ciel annonciatrices de l’apocalypse. Et pourtant tous riaient, buvaient, jouaient à de nombreux jeux d’argent et passaient un bon moment.

  • Ils se doutent que les signes ne sont pas bons et pourtant ils profitent, tu m’étonnes que tu t’y sens comme chez toi, s’exclama Haemir en rongeant les os sur lesquelles il restait encore un petit peu de nourriture. Qui est ce Gart ?
  • C’est vrai qu’ils ne se prennent pas trop la tête par ici, et puis je les ai aidé dernièrement avec un Dévoreur qui s’était approché de trop près. Gart ? Oh c’est le tavernier et accessoirement le mari d’Horda. Un bon gars !
  • Je te connais Ran, elle a quelque chose en plus cette petite. Sinon tu l’aurais déjà eu dans ton lit.

Il n’eut pas le temps de répondre qu’un grand gaillard vint s’asseoir à leur table. Des mèches grasses devant les yeux et un tablier encore plus sale, le tavernier arborait un immense sourire tout en essuyant scrupuleusement un de ses godets.

  • Te revoilà Ran, pas de problèmes aujourd’hui s’il te plaît, je viens de remplacer les chaises, murmura-t-il, une main sur l’épaule de l’ancien Ecorché.
  • T’en fais pas, je ne suis pas venu seul.
  • Et c’est censé me réconforter. Je connais pas ton ami, mais j’ai comme l’impression qu’il est fait du même bois que toi. Enchanté, je m’appelle Gart et cette auberge est ce que j’ai de plus cher.
  • Haemir et c’est…
  • Ha… Haemir ? Le Haemir ? L’ancien… Mais ça veut dire qu’on a deux Ecorchés avec nous, continua en baissant sa voix au minimum. Ne me dites pas que vous vous reformez ? Tout le monde veut vos têtes et…
  • Oui, et j’aimerai que ça ne s’ébruite pas trop du coup, répondit Haemir en ouvrant une de ses bourses desquelles tintèrent quelques pièces. Ne t’en fais pas aubergiste, nous ne faisons que passer. On taille le bout de gras, on dort, on t’achète deux chevaux et des réserves, rien de plus. Aucun sang ne coulera à l’intérieur.
  • Bon, bon, je… je vais retourner servir la clientèle. Bon repas à vous… monsieur !
  • Ah et Grant ? demanda Ran en lui attrapant le tablier. Tu peux me trouver quelques racines de gleä s’il te plaît ? Faut que je fasse le plein.
  • Tout sera prêt pour demain matin, ne vous en faites pas, foi de Gart !

Plus la soirée passait, plus les discussions avinées se dispersaient, les clients refaisaient le monde, crachaient sur la dîme que la Reine taxait un peu partout… Jusqu’à ce que le dernier client quitte la taverne. Les deux anciens Ecorchés montèrent à l’étage, dans la chambre réservée à Ran. Un matelas, des draps propres, un fauteuil aux assises décolorées et une table de chevet sur laquelle trônait une bougie allumée.

  • Ben dis donc ! s’écria Haemir en admirant les lieux. T’es vraiment dans leurs bonnes grâces. Le monde veut nos têtes et toi t’as le droit à des draps propres.
  • Les gens sont reconnaissants lorsque la mémoire leur revient.

Sur ces bonnes paroles, il éteignit la bougie et se cala sous ses couvertures, laissant le fauteuil bancal à Haemir.

  • Fut un temps où tu m’aurais laissé le lit, fut un temps…
  • Y’a plus de capitaine mon vieil ami, et on a plus vingt ans, s’amusa Ran Jambe Noire. Aller, on dort et demain on va voir Lafris.
  • Je pourrais te botter les fesses pour me pieuter à ta place, mais t’as raison, faut dormir, j’ai pas la force là.

Pour la première fois depuis longtemps, Haemir dormit d’un sommeil sans cauchemar et se réveilla détendu et en pleine forme. Alors que le monde courrait à sa perte, alors que les démons pouvaient à tout moment se déverser sur le monde, il était serein ; son vieil ami à ses côtés et la perspective d’en retrouver d’autres l’apaisait. Il se mit debout et vit que Ran regardait par la fenêtre tout en mâchant une nouvelle racine.

  • Faut qu’on bouge Haemir, des chasseurs de primes sont arrivés aux aurores. Ils ne prennent même pas la peine de se cacher. Pour eux, on est juste des criminels, rien de plus. Les chevaux nous attendent à l’arrière, on a tout ce qui faut.
  • Ils sont combien ?
  • J’en compte cinq, et ils sont bien armés ces enfoirés.
  • Pas de petit-déjeuner, j’imagine donc. Foutredieu ! Ils ont de la chance qu’on doive se dépêcher. Bon, on sort par où ?

A pas de loups, ils quittèrent l’auberge, ajustèrent les rênes de leurs montures puis grimpèrent dessus.

  • Ils sont là ! Vite !

Les cris de leurs poursuivants retentirent dans le vent. Les deux amis n’avaient jamais été d’excellents cavaliers, mais là il leur suffisait d’aller le plus vite et le plus loin possible. Derrière eux, le bruits des sabots martelaient le sol et, par intermittence, une flèche ou un carreau passait non loin de leurs têtes. Le tout accentué par des « Vous ne pouvez pas nous échapper ! » et des « Arrêtez-vous par ordre de la Reine ! ».

  • Bon, c’est officiel, s’exclama Haemir, entre deux soubresauts, si même eux ne cachent plus la volonté d’Elianor…
  • Ouais, ça veut dire que Lafris est notre meilleure solution.

Par chance ils réussirent à mettre de la distance avec leurs poursuivants en bifurquant dans une forêt dense sans s’arrêter puis ressortirent à l’opposé. Une large vallée aux bois mornes, tordus et éclatés, le sol dévasté et une atmosphère lourde s’offrirent à eux. Aucun animal ne venait troubler le calme oppressant – seules des carcasses putrides jonchaient l’herbe noire -, même le vent avait cessé de souffler. Et quelques mètres plus loin, la Lande Morte, fière et encore plus menaçante.

Ils entendirent les chasseurs de prime crier, effrayés :

  • On fait demi-tour ! Maintenant !
  • C’est trop dangereux.
  • Dans tous les cas, ils sont morts.

Les deux anciens Ecorchés descendirent de leurs montures, essuyèrent les Braises d’Ébènes recouvrant leur visage. Assurés du retrait des chasseurs de primes, ils contemplèrent la Vallée des Cendres ainsi qu’un immense bloc de pierre, encadré par la Brume Noire, sur lequel étaient gravé le symbole de protection et les noms des Anciens Sorciers.

  • Bon, s’exclama Haemir le Ténébreux d’une voix grave, voyons voir dans quel état est ce Pilier.

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