VII

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La Vallée des Cendres était une terre désolée, laissée à l’abandon. A peine foulèrent-ils l’orée de cet endroit maudit que l’atmosphère s’alourdit, que l’air se fit plus lourd, comme si quelqu’un s’amusait à leur prendre la tête entre ses mains, et à serrer, serrer encore et encore tel le forgeron aux prises avec du matériau récalcitrant. Même après de nombreuses années, la sensation d’oppression leur tomba dessus à la seconde et ils durent prendre une grande respiration pour ne pas se noyer sous les flots incessants de la noirceur environnante. Haemir empoigna sa lame d’ombres, jusqu’à s’en blanchir les phalanges tout en se mordant les lèvres. Ran se mit à jongler avec ses couteaux à une vitesse folle, la seule chose qui pouvait réellement le calmer. Et bientôt l’oppression perdit de l’ampleur pour laisser place à une certaine osmose, un calme presque reposant.

Le pouvoir en eux se réveillait petit à petit, jusqu’à ne faire plus qu’un avec les abysses. Ils savaient d’où provenaient leurs forces et leurs aptitudes, même s’ils n’en avaient jamais vraiment parlé avec les Anciens Mages. Combattre le Mal par le Mal, une sempiternelle maxime qui résumait bien la vie des Ecorchés. Criminels notoires, assassins violents, ils n’avaient rien demandés, purgeaient leur peine dans la Fosse, et pourtant ils avaient dû accepter de combattre et sauver Ahoos pour rester en vie. Le libre-arbitre n’avait pas été de mise ce jour-là.

Haemir se mit à sourire, la Lande Morte l’appelant de plus en plus intensément. Il s’était repenti depuis – même si tous ses crimes le marqueront à vie – et savait qu’il était l’un des sauveurs, même si les habitants l’avaient oublié. Et pourtant, à chacun de ses réveils, il avait peur de retomber dans la noirceur. L’humain voyait son âme tiraillée constamment entre le Bien et le Mal. Comment pouvait-il donc combattre sa nature humaine ainsi que son côté démoniaque ? Parce que oui, il ne fallait pas se voiler la face, les Ecorchés étaient des démons, malgré eux.

Force est de constater, qu’en face du Pilier et de la Lande Morte, ils redevenaient ce qu’ils étaient avant. Les médaillons leur brûlaient la peau, leur marque les démangeait et de lugubres réminiscences recouvrirent leurs pensées. Ils se remémoraient les âpres combats, les ruines d’Ishokar, le Bois des Hurleuses, la plaine d’Astorath… les blessures, les camarades massacrés, les moments de fêtes, de jambes en l’air… Tout leur revenait en tête, chacune des batailles restait gravée, même les détails les plus infimes résonnaient encore. Ils n’oublieraient jamais, un peu comme des cicatrices qui grattent encore et encore, mais des cicatrices triturant l’esprit.

Des lianes herbeuses s’enroulèrent autour de leurs chevilles, de plus en plus fort. Epaisses, les tiges vertes parsemées de tâches violettes remontaient le long de leurs jambes. D’un geste fluide, les deux amis sortirent une dague de leur ceinturon et les coupèrent, pour ensuite les mâcher, le sourire aux lèvres.

  • De l’herbe de repos ! s’exclama Jambe Noire en soufflant d’aise. De l’herbe de repos au milieu de toute cette merde. Comme si on a envie de s’allonger ici.
  • Ouais, la Nature a toujours eu un drôle d’humour. T’as qu’à regarder nos tronches.

L’oppression n’était plus, les lianes les avaient calmé. Néanmoins, leur mémoire continuait d’aller dans tous les sens, des remembrances différentes, plus précises.

Haemir se rappela chacun de ses amis les plus fidèles, la crème des Ecorchés.

Lafris l’Heureux, sourire jusqu’aux oreilles en train de décapiter un énième Dévoreur. Qinna la Chanceuse, slalomant entre les griffes ennemies. Edrick le Muet, le regard vif, toujours là pour les autres. Goska le Boiteux, cœur de pierre capable d’éviscérer le premier venu sous un coup de tête et Borh Qu’un-Œil, un géant chaleureux, le seul capable de le calmer. Ansir la Rouge, divine dans ses robes échancrées, reine de la torture et des aveux… et tant d’autres.

La bonne époque, pensa-t-il, les souvenirs amers éraflant la porte de ses pensées. Tant d’amis qu’il croyait morts avant que Ran ne réapparaisse. Qui sait combien d’entre eux étaient encore vivants ? Il le saurait bientôt. La Lande Morte se réveillait, et reformer l’équipe – ou du moins ce qu’il en restait – était plus que d’actualité. Haemir se mit à espérer que ses plus proches amis vivaient encore, et que certains – parmi les pires des Ecorchés – soient bel et bien morts. Des monstres comme Joka ou Guar, véritables machines à tuer qui, selon lui, devaient avoir craqués et être retombés dans leurs travers. Il était sûr qu’ils avaient brisés le Serment Eternel. Combien de fois il leur avait remis les idées en place ? Combien de fois il avait sauvé de justesse des innocents ? Ahoos se porterait mieux sans eux, il en était sûr. Mais, néanmoins, même s’il espérait qu’ils soient morts, il savait qu’il aurait besoin de toute l’équipe pour affronter ce qui allait arriver.

Secouant la tête, les deux amis reprirent position dans la réalité.

Une large rivière d’eau noire fumait une langue de brume opaque, sorte de serpent fuligineux qui n’attendait qu’une chose : les engloutir. On pouvait y voir quelques formes oblongues cinglaient l’onde sombre : des poissons aux ailerons épineux capable de dévorer un homme en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Tout autour d’eux se dressaient des masses informes d’arbres, les branches mouvaient alors que le vent ne soufflait pas et charriaient des murmures graves.

Un pas devant eux et des grésillements retentirent : là où auparavant l’herbe devait plus ou moins être florissant, des ocos et des avelias sortaient de terre dans le seul but de les attraper. Les plantes cannibales, jaunes pour l’une et bleu foncé pour l’autre, bougeaient leurs tiges de façon erratique.

  • Fais gaffe où tu mets les pieds, alerta Haemir en écrasant violemment une fleur vorace qui s’était étirée jusqu’à lui.

Ils avancèrent, se frayèrent un chemin entre les quelques halliers bordant l’endroit et contemplèrent les Piliers fissurés d’où suintaient de la fumée sombre. Plus de cinq toises de haut, et trois de large, le bloc de pierre était auréolé de fumerolles et semblait pulser à intervalles réguliers.

Comment de la pierre, un symbole et des noms pouvaient emprisonner des démons ? Haemir n’en savait rien, mais pendant plusieurs décennies la Lande Morte avait été contenue. Cela lui suffisait. Ils ressentaient les filaments de pouvoir tout autour d’eux, ainsi que la haine derrière ces Piliers qui ne demandaient qu’à se déverser sur Ahoos. Malheureusement, la magie les dépassait et ils restaient interdits face à la situation… jusqu’à ce qu’un détail attire l’œil d’Haemir. Les protections étaient certes en mauvais état, mais les noms des Sorciers semblaient s’obscurcir, s’effacer.

  • Regarde Ran, fit-il en pointant du doigt l’un des symboles. Les noms… on les distingue à peine.
  • Mais c’est bien sûr ! Je me souviens de ce qu’ils avaient dit à l’époque.
  • Va falloir que tu me rafraichisses la mémoire. Tu sais, la magie et moi… Ils parlaient, j’écoutais qu’à moitié.
  • Et ça c’était capitaine ! Je me demande encore comment ça se fait qu’on soit resté vivant aussi longtemps à l’époque.

Ran avisa le Pilier. Lentement il caressa les noms et les symboles ternis.

  • Ils avaient dit que construire ces Piliers, peu importe leur solidité, et graver les symboles – peu importe leurs nombres - ainsi que leurs noms ne suffisaient pas totalement.
  • Abrège tu veux, je te demande pas un cours.
  • Eh ben… Isilnor disait que l’important était le souvenir. « Tout vaut mieux que l’oubli.» Ça ne te dit rien ? Ils le répétaient sans cesse.
  • Peut-être pour ça aussi que j’arrêtais d’écouter.
  • Bref… Ils disaient aussi que si les gens oubliaient son nom ainsi que ceux des autres Sorciers, cela pouvait…
  • Avoir des conséquences, termina Haemir en se souvenant vaguement les dires des vieux Sorciers. Comment tu veux rappeler aux gens leurs noms ?

« Tout vaut mieux que l’oubli. » Maintenant qu’il entendait ces mots, Haemir se rappelait. Les noms ne disparaissaient pas à cause du temps qui passait, les symboles ne s’effaçait pas à cause des intempéries à répétition. Les Piliers perdaient de leur force car les habitants d’Ahoos oubliaient petit à petit les noms de leurs sauveurs.

Alors qu’ils réfléchissaient, un liquide rougeâtre s’écoula à leurs pieds, formant un sillon dans la terre. Le Pilier pleurait du sang, comme s’il était conscient de l’enjeu. Une nouvelle fissure apparut à la base de la pierre, millimètre par millimètre. Haemir se baissa, toucha le sol carmin et apporta le liquide à son visage. Une odeur bien connue le fit reculer.

  • T’as peur du sang maintenant ? blagua Ran alors qu’un bourdonnement s’intensifiait tout autour d’eux.
  • Ce n’est pas du sang humain… ça vient d’un démon et je le reconnaitrai entre tous… répondit Haemir en reculant d’effroi. C’est du sang de Primordial ça.
  • Quoi ? Mais… pourquoi ça vient du Pilier ? Tu crois qu’il y en a un qui va apparaître.
  • Les Mages avaient dit qu’ils ne reviendraient jamais. Mais les Braises d’Ebènes retombent à nouveau. Tout est possible.

Alors qu’ils essayaient de comprendre, une odeur de soufre emplit l’air et leurs médaillons scintillèrent de plus belle. Plusieurs silhouettes s’extirpèrent de la brume noire, lentement, difficilement. Le Pilier tentait tant bien que mal de les garder prisonnières. La fissure à la base s’agrandissait et le sang continuait de couler.

Une, deux, trois… Ran se figea, arrêta de compter. Les Dévoreurs étaient bien trop nombreux. Haemir recula d’un pas et intima à son ami de faire pareil. Des démons de toutes tailles avancèrent : des petits aux extrémités arquées terminées par des sortes de langues vertes pendantes, des immenses à l’œil unique au milieu d’un front décharné, des masses gélatineuses aux sourires édentés, d’autres aux multiples bras fendant l’air… Il y en avait même qu’ils n’avaient jamais vu. S’ils n’avaient pas eu l’habitude de voir ces êtres immondes, ils auraient sans nul doute tourné de l’œil.

Du mouvement à droite attira leur attention. Des créatures au corps aranéeux et aux pattes difformes émergèrent des bosquets aux alentours et vinrent se joindre aux démons. Elles entourèrent les Dévoreurs, vinrent se greffer comme si elles n’attendaient que ça et marchèrent au pas. Les Braises d’Ebènes continuaient de tomber sur Ahoos et enveloppaient les démons d’un linceul.

  • On fait quoi ? souffla Ran, une lame déjà en main.
  • Tu prends la gauche, je prends l’autre côté.
  • Tu me laisses les plus gros, sympa ! Ca va être juste cette fois, on est deux et…
  • Ouais, c’est déséquilibré, je les plains.

L’assurance feinte détendit quelque peu l’atmosphère et les deux amis s’apprêtèrent à combattre lorsqu’une silhouette encore plus grande émergea du groupe démoniaque, une ombre rouge sang de laquelle émanait une chaleur insoutenable, le sol brûlant sous ses pas. Trois yeux insondables au fond desquels brillaient une flamme noire se fixèrent sur eux et un sourire sembla s’étirer, deux traits à la place des lèvres.

  • Un Infern ! Sérieusement ? cracha Haemir, dont l’assurance se flétrissait de seconde en seconde.
  • Alors comme ça il reste encore des Ecorchés ah ah ah ! C’est vrai qu’on n’a pas tué tout le monde la dernière fois. Moi qui pensais tomber sur des insectes insignifiants et m’ennuyer, voilà que je tombe sur vous. Quelle aubaine ! Je vais me faire un plaisir de vous éventrer !
  • Approche ! cria l’ancien capitaine des Ecorchés, on en a tué plusieurs comme toi. Si tu crois qu’on a peur…
  • Vous n’êtes que deux, et je ne sens aucun Mage. Pas de chance pour vous.

La voix caverneuse de l’Infern et son rire sardonique retentirent si fort dans leur tête qu’ils chancelèrent et reculèrent. Une voix que toutes ses créatures partagées, comme si elles étaient des répliques, des copies conformes fabriquées à la chaine. Haemir et Ran échangèrent un regard et se mirent en position. Ils n’avaient pas d’autres choix que de combattre pour prévenir les autres.

Les Dévoreurs hurlèrent de concert ; les araignées s’élancèrent.

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