Chapitre III - Infiltration
500.1.3 P.G.R
Nyssa Erelith – Le Sanctuaire – Lunaris – Niv 3
***
Son accoutrement était vraiment effroyable à porter. Son faux ventre qui lui donnait l'allure d'une génitrice en début de gestation l'agaçait prodigieusement. Non seulement elle avait troqué ses bottes et ses pantalons contre une robe et des sandales, mais il avait également fallu qu'elle se départisse de ses armes !
Malgré toutes ses couches de tissu et cet appendice artificiel qui grattait, elle avait la sensation d'être à moitié nue. Une fausse perception on ne peut plus dérangeante, qui la mettait à fleur de peau. Nyssa Erelith ne se sentait pas à sa place ici, sur Lunaris, le berceau de la paix incarné. Avec ses mains sales, ses ruminations perpétuelles, son manque criant d'émotivité et ses mauvaises intentions ; elle avait l'impression de trimballer avec elle une aura rougeâtre qui hurlait à qui voulait l'entendre : « Espionne ! », « Fraudeuse ! ». Très inadaptée à sa situation, s'il en était.
Ça faisait quatre jours qu'elle était là, logée dans une petite chambre bien trop lumineuse, entourée de bienveillance et nourrie généreusement. Personne ne l'avait forcé à exposer son ventre, ou n'avait demandé à prendre les constantes de l'enfant imaginaire pour le moment. Il fallait reconnaître que personne de saint d'esprit, n'aurait eu l'idée tordue de singer une grossesse ici.
Les chants des rituels de la Matriarche et ses apprentis la réveillaient chaque jour dès la première pulsation croissante ; il fallait être fou ou très déterminé pour répéter ce rythme inlassablement chaque matin. A cette pulsation, la brume tiède, gonflée des vapeurs telluriques, enveloppait Lunaris comme un linceul, étouffant les sons et les lumières de l'îlot. Le premier soleil commençait tout juste à se montrer : comme chaque jour, Kael laissait Liora le précéder, décalant leur apogée lumineuse vers une intensité plus marquée à chaque pulsation. Si elle avait bien compris, les rituels venaient en remerciement à Onaril et en salutation au premier soleil et plus tardivement au second.
Elle n'avait jamais compris cette personnification des astres, bien qu'elle ait toujours trouvé le spectacle qu'ils offraient magnifique. Sa préférence allait à Sar'yn, vestige d'un passé révolu, dont les éclats parsemaient le ciel. Elle avait toujours été fascinée par la puissance de ce gros rocher céleste morcelé, qui influençait toujours Varhen. Et qui, malgré son apparence peu flatteuse, maintenait une partie du monde en vie aujourd'hui.
Levant les yeux, elle fixa la porte close - sertie de volutes dorées et de motifs végétaux stylisés - qui faisait face à son lit. Une lueur douce irradiait depuis les cristaux de Vrith incrustés dans la corniche du plafond, projetant des reflets bleus et roses sur les parois courbes aux tons ivoire et nacre. Tout autour d’elle, l’atmosphère semblait vibrer d’un calme presque liturgique : une harmonie diffuse entre matière et lumière.
Elle n'avait plus de temps, le monde entier était sur le dossier de l'Accyum Pur et elle n'en avait toujours pas trouvé la moindre trace !
D’un geste nerveux, elle se redressa et traversa la pièce en direction du sas d’hygiène corporel dissimulé derrière un panneau de verre gravé à motifs floraux. Elle hésita un instant devant les imposantes fenêtres en vitrail : des compositions miroitantes de verre coloré, de feuilles d’or et de fils de Vrith qui s’illuminaient selon la puissance des flux telluriques. Puis, elle s’assura que les occulteurs restaient bien clos : le risque que quelqu'un puisse voir à travers les imposantes fenêtres ovoïdes était trop grand.
Face au miroir aux contours ondoyants - lui aussi incrusté de cristaux et d’or - elle garda les paupières closes. Autour d’elle, les parois lisses aux teintes ivoire irisé étaient ornées de motifs végétaux gravés à même la paroi. Elle n’était pas habituée à tant de faste et de fioritures… Ses épaules, d'abord rigides, se soulevaient au rythme lent d'un souffle qu'elle tentait de maîtriser. Mais à chaque respiration, un frémissement trahissait la tension tapie sous la surface. Sa mâchoire se crispa et une veine pulsa à sa tempe. Elle compta mentalement, encore, jusqu'à quatre... puis six... mais rien n'y faisait. L'agacement rampait en elle comme une vrille brûlante.
Dans un murmure audible, elle formula l’ordre d’éveil. La lumière répondit aussitôt, s’activant par ondes concentriques qui se réfléchissaient sur les filaments de Vrith incrustés dans le plafond et diffusant une lueur blanche aux reflets roses et bleus. Elle ouvrit enfin les yeux et fixa son reflet. La surface polie du miroir, presque liquide, restitua son image avec une netteté saisissante : une peau aussi noire que la nuit au sous-ton violets, des yeux étirés sur les tempes aux iris bleu quartz puis orangé, un nez retroussé puis légèrement empâté, ainsi q’une bouche pulpeuse aussi sombre que sa peau. Le tout était du plus bel effet.
Malheureusement, la femme enceinte ayant débarqué sur Lunaris était rousse, avec des taches brunes, des yeux ronds et gris cendre, à la peau si translucide qu'on percevait ses veines légèrement luminescentes. Surtout, sa colorimétrie ne fluctuait pas, sa physionomie non plus... Elle devait se concentrer !
Fixant la glace richement décorée, elle observa : sa peau s'éclaircir, ses yeux vaciller, le coin externe retombant pour former une courbe bien plus arrondie, les iris retrouver leur teinte pour ne plus changer, ses cheveux raides et blancs, gagner en gainage, ondulations et couleur de feu. Essoufflée, un demi-sourire satisfait orna ses lèvres rosées, devenues si fines que c'en était presque disproportionné.
Dans le miroir, son reflet tremblait imperceptiblement ; un battement de paupières trop rapide, un éclat dans l'iris qui vacillait. Trop longtemps... Elle s'imposait de tenir cette forme depuis trop longtemps !
Ses doigts se crispèrent sur le rebord de la coiffeuse.
— Tss... Un souffle sifflant. Elle se mordit l'intérieur de la joue.
Cela faisait des jours qu'elle bridait ce qu'elle était. Des jours à maintenir cette illusion, comme une armure qui commençait à peser trop lourd. Et maintenant, chaque oscillation de plus était une lutte contre elle-même.
Aux vues de ses difficultés à contrôler Le Voile, la limite approchait. Elle le sentait dans sa peau, dans ses os et elle la haïssait.
Elle n'avait plus le choix, c'était maintenant ou jamais.
***
Nyssa Erelith avançait silencieusement dans les galeries incurvées de la bâtisse principale du Sanctuaire. Les murs élancés, aux voûtes sculptées de feuillages stylisés, semblaient s’ouvrir comme des corolles vers la lumière astrale. Le sol, pavé de pierre polie aux reflets verts et laiteux, absorbait le bruit de ses pas, comme si le silence faisait partie intégrante de l’architecture.
À l’échelle de Varhen, Lunaris n’était qu’un fragment d’îlot, suspendu sur le troisième niveau, errant tantôt vers le haut, tantôt vers le bas de la zone liminale. Un bout de terre minuscule comparé aux grandes masses flottantes du continent. Et pourtant, c’était le plus petit territoire doté d’une telle stabilité gravitationnelle, un paradoxe géologique : un point d’ancrage presque impossible. Le mystère de l’Accyum Pur ?
Lorsqu'on sortait de l'un des bâtiments du Sanctuaire vers l'ouest et que l'on traversait la forêt qui l'entourait, on arrivait déjà au bord du territoire. Parfois, en contrebas, au-delà du vide, on pouvait apercevoir relativement bien les bords de Zytheor et de sa ville, Crystalis, construite à flanc de précipice. Les rivières Sol'veth et Zar'lun l'entourant de leur bras et s'écoulant en cascade dans le vide : leur eau collectée plus bas par les grands récupérateurs, installés sur les falaises qui donnaient sur le vide, il y avait plus de 100 rotations.
Ses pas glissaient avec discrétion sur les dalles claires, couvertes d’une rosée iridescente que laissait chaque matin la brume des jardins suspendus. Autour d’elle, des arcades feuillues reliaient les pavillons et elle s’accorda le temps d’observer leurs colonnes en pierre verte veinée de Vrith et entremêlées de lianes florales aux pétales translucides. Cet endroit appartenait aux érudits et aux soigneurs, un espace de savoirs et de soins, baigné d’un calme méditatif qui la mettait presque mal à l’aise. Plus tard, lorsque les soleils effleureront les coupoles dorées, les allées se rempliront de voix légères, de rires étouffés et de chants cristallins émanant des bassins ornés.
Mais cette sérénité ne la trompait pas. Si l'Accyum Pur était bel et bien présent dans ses strates, alors cet îlot dissimulait certainement bien d'autres secrets. Elle avait toujours été de nature curieuse : ça lui avait valu bien des sanctions plus jeune. Toujours était-il que sa mission n'impliquait pas de mettre à nue Lunaris. Tout du moins, pas aujourd'hui.
La Lame lui avait donné pour mission d'infiltrer le Sanctuaire, c'était chose faite, mais aussi de localiser l'Accyum Pur et d'en rapporter un fragment. Elle pataugeait depuis plusieurs jours, à arpenter les bâtisses de long en large, fouillant les temples, la forêt, cherchant des accès souterrains, en vain. Personne n'avait idée de la forme que pouvait prendre cette chose, si ce n'était ceux dans la confidence. Beaucoup parlaient de minerai, d'autres d'un métal natif, comme l'était le désormais “ Impur ” de Volkyn ; une ressource, difficile à extraire des montagnes de feu présentes sur les îles basses. Mais peut-être était-il dénaturé, qui pouvait le dire ?
La Cabale convoitait cette ressource et entrait dans la course contre tous les grands gouvernements de Varhen (avec du retard). Elle avait l'intime conviction qu'au-delà de ses propriétés stabilisatrices et énergétiques, l'Accyum Pur devrait pouvoir renforcer la magie de l'Inhérence. Cette mission, c'était l'opportunité - pour elle - de prouver sa valeur sans prendre de vie, de faire dans la finesse et de montrer que ses difficultés avec Le Voile n'étaient pas un obstacle dans ses missions.
Elle était déjà reconnue par ses pairs, respectée depuis des rotations et même crainte par certains. Mais son inaptitude à contrôler sa physiologie entachait ses réussites. Par les Flux, elle en avait oublié son propre visage ! Et les agents les plus âgés à avoir rencontré les mêmes difficultés avaient aux alentours de 12 rotations ! Elle était loin, très loin du compte… et elle avait presque le triple de leur âge.
Elle s’arrêta devant un édifice vaste et élancé, dont les façades semblaient s’élever vers la voûte céleste. Tout ici tendait vers le ciel… Une bibliothèque, immaculée, révélait de près un entrelacs de Vrith oxydé, de pierre nacrée et de reliefs floraux ciselés à même la structure, que des ramures de lierre argenté tentaient de dérober au regard. Les vitraux enchâssés dans des cadres sinueux diffusaient une faible lumière intérieure, chaude et diffuse, comme un écho lointain de la clarté absente de Liora, encore trop bas dans le ciel pour caresser Lunaris. Nyssa savait, que c'était ici que les érudits conservaient leurs précieux manuscrits et artefacts. Elle savait également que ce bâtiment faisait partie de ceux qui n'étaient pas accessibles aux visiteurs…
Elle le contourna, cherchant une entrée discrète, longeant les parois humides, chaque pas plus mesuré que le précédent. Ses épaules se repliaient sur elles-mêmes, ses sens en éveil. Ses doigts, tendus, effleuraient la surface vivante du mur, faite de pierres, de mousse et de veines cristallines, palpant l’énergie des flux telluriques - refroidis par la roche - qui serpentaient encore dans leurs interstices. Elle ralentit volontairement son souffle, calant chaque inspiration sur le froid qui suintait des jointures de la structure.
Une goutte, tombée de l’arche végétale au-dessus d’elle, éclata contre sa tempe. Elle ferma brièvement les yeux. S'ancrer. Ici. Maintenant. Ne pas laisser filer. Sa paume se posa à plat sur un pan fissuré du mur. Un point d'appui. Elle se concentra sur la sensation : le grain, le frais, la pression. Chaque détail devenait une balise. Elle sentait déjà le frémissement en elle, cette vibration traîtresse qui annonçait la perte de contrôle.
Non… Pas maintenant.
Un pas. Puis un autre. Elle s'imprégnait de chaque geste, de chaque contact, traquant les pensées parasites comme des ombres fuyantes. Son souffle effleurait à peine ses lèvres. Elle allait finir par croiser quelqu'un. Elle le savait. Et aucune variation ne devait paraître.
Enfin, ses yeux repérèrent une petite porte, discrète, rongée par le temps, à demi dissimulée derrière un buisson aux fleurs magentas. Une issue de service oubliée depuis des cycles peut-être ? Elle enserra la poignée, tira. Le bois gémit à peine. Elle se glissa à l’intérieur et referma la porte dans un chuintement feutré. Lunaris était vraiment un endroit abritant des personnes confiantes ; on entrait partout sans la moindre difficulté. Ici, tout semblait ouvert, perméable, comme si la beauté et l’ordre suffisaient à tenir les intrus à distance. C’était ridicule de naïveté.
La bibliothèque baignait dans une pénombre paisible, à peine rompue par la lueur diffuse de cristaux de Vrith encastrés dans les murs et des quelques lampes suspendues, finement ouvragées, qui pulsaient doucement comme des corolles lumineuses. L’air était frais, chargé d’odeurs anciennes, un mélange d’encre minérale, de cuir patiné et de sève. Les rayonnages ondulants, faits de bois clair et de métal, semblaient pousser du sol comme des racines fossilisées. Ils serpentaient jusqu’aux hautes voûtes, où des ponts arqués reliaient les trois niveaux supérieurs. Chaque allée, sinueuse, s’enfonçait dans la bibliothèque dans un dédale qui lui semblait sans fin. Nyssa progressait lentement, chacune de ses foulées atténuée par le tapis de mousse fine qui recouvrait certaines dalles. Ses sens en éveil, elle savait que si les habitués de ce lieu n’étaient pas des combattants, leur intelligence les rendait autrement plus dangereux. Elle n’avait ni le droit à l’erreur, ni l’intention de déclencher un incident diplomatique avec son organisation.
Elle atteignit une salle circulaire au centre du complexe. La lumière solaire se faisait encore timide, ses premiers rayons filtrés par une coupole de vitrail opalescent, projetant sur le sol des motifs mouvants aux tons bleu pâle et doré. Au centre, un piédestal de pierre supportait plusieurs tablettes translucides et des manuscrits enchâssés dans des cadres de cuivre orné. Elle ne s'y arrêta pas : ça aurait été un comble qu'elle trouve ce qu’elle cherchait depuis des jours sur un piedestal au milieu d’un lieu interdit ! Non, ce qu'elle voulait c'était une carte, un plan de Lunaris, pour trouver des accès qui mènent aux sous-sols. L'Accyum Pur était menacé d'extraction, il était donc toujours dans son milieu naturel pour le moment. Enfin, ça c'était seulement s'il était vraiment là.
Elle se mit à fureter : ouvrant avec précaution des ouvrages fragiles, soufflant la poussière légère de vieux vélins, feuilletant avec la pulpe de ses doigts, approchant le visage pour déchiffrer les reliures à demi effacées. Elle fut contrainte de constater que son manque de vocabulaire dans les différentes langues de Varhen était un véritable obstacle dans ses missions.
— Vous ne devriez pas être ici.
Elle se retourna brusquement. Un vieil homme chauve, à la peau rosée, se tenait à l'entrée de la salle. Vêtu d'une robe simple, d'un blanc immaculé, le regard aussi vif et tranchant que l'acier, il la regardait comme s'il savait déjà tout d'elle.
Il était grand, large d'épaules et semblait solide dans ses appuis malgré son grand âge. Ses yeux gris respiraient la sagesse, mais laissaient également transparaître une détermination tranquille. Un petit quelque chose dans son regard la laissait perplexe : de la tendresse ? De la joie ? Impossible, elle devait se faire des idées.
— Qui êtes-vous ?
— Nous faisons donc l'impasse sur les politesses... Très bien saï, je suis Le Khel'ra de Lunaris, j'ai plusieurs noms, à vous de choisir celui que vous voulez me donner.
— Je n'ai jamais compris que l'on vous nomme différemment.
— La Zar'ka et moi non plus, que voulez-vous ?
— Je me suis perdue.
Elle avait certainement répondu un peu trop rapidement pour être crue.
— Et c'est pour cela que vous sembliez fouiller dans les petits papiers de Lunaris ?
Khashta.
— Je crains d'être très curieuse.
— Sûrement trop mon enfant. Veuillez me suivre, les résidents temporaires ne sont pas autorisés dans cette partie du Sanctuaire.
Soit il était d'une grande naïveté, soit il prenait le parti de faire celui qui ne comprenait pas. Dans les deux cas, elle n'avait pas avancé d'un Keph et se retrouvait en présence d'un individu qui la regardait avec insistance, alors qu'elle s'épuisait à maintenir en place sa foutue apparence !
Elle hocha la tête et suivit le vieil homme, ses pas légers résonnant à peine sur les larges dalles en pierre. De l’extérieur, le bâtiment semblait moins imposant, presque dissimulé, sous la végétation luxuriante et les lignes douces de l’architecture. Mais à l’intérieur, l’espace s’ouvrait en volutes infinies avec des couloirs sinueux tissés entre les arches de pierre végétalisée et les étagères courbes dressées comme des alcôves sacrées. À chaque détour, la lumière changeait de teinte, filtrée par des verrières teintées et reflétée par les cristaux de Vrith incrustés dans les murs. Les motifs floraux stylisés, gravés à même les structures, semblaient se mouvoir subtilement sous l’effet de la lumière changeante. Le silence n’était pas vide ; il vibrait, nourri par les cycles de savoir qui dormaient ici. Elle aurait adoré pouvoir prendre le temps d’explorer pleinement cet endroit…
Nyssa sentait le poids de chaque battements qui s’écoulait. Elle avançait, rongée par l’imminence de l’échec. Elle ne détestait pas l’endroit, mais Lunaris, avait le don de la rendre consciente de ses propres limites.
Soudain, le Patriarche s’arrêta devant une porte semi-circulaire, faite de bois clair noueux, ornée d’incrustations de nacre et de symboles telluriques gravés à la main. Il se tourna vers elle, son regard toujours aussi intense.
— Vous cherchez quelque chose, n'est-ce pas ?
— Je vous ai dit m'être perdue.
— Allons-nous jouer à ce jeu encore longtemps ? Vous n'êtes pas la première à venir sur ces terres ces derniers jours. C'est l'Accyum Pur qui vous a amené ici, comme tous les autres.
Elle était sans voix, tout en se trouvant ridicule de l'être. Bien sûr que d'autres étaient venus et allaient venir. Evidemment que les administrateurs de cet îlot en étaient conscients. Ça se saurait, si les codirigeants de Lunaris étaient des imbéciles !
— Que comptez-vous faire ?
— Il a été découvert, tout le monde en cherche la preuve, je vais vous le montrer et vous partirez sans délai.
— Vous allez me le montrer ? Pourquoi ?
— Vous ne voyez que ce que vous venez chercher. La Zar'ka et moi, voyons la préservation de Lunaris. Vous le montrer ne nous engage à rien, j'évite toute forme de violence, vous ne pourrez pas l'extraire seule, même avec votre magie.
Ses yeux s'écarquillèrent légèrement, il était très rare que qui que ce soit puisse déterminer si quelqu'un maniait l'Inhérence juste en le regardant. Cet homme n'était pas ordinaire. Lui, continuait de parler avec un ton docte et beaucoup de calme.
— Lunaris est un lieu de paix, mais aussi de connaissances. Nous savons beaucoup de choses, saï. Et nous savons reconnaître ceux qui ne sont pas ce qu'ils prétendent être. Cette Terre est également protégée par des traités. Le monde a les yeux rivés sur nous. Lunaris est le berceau de Varhen depuis le Grand Renversement. Personne ne s'attaquera frontalement à nous, pas tant que cet endroit restera le plus sacré entre tous.
Il avait décidément la langue bien déliée.
— Vous êtes trop sûr de vous.
— Et pas vous ?
Elle se tut, suivant sagement le grand chauve qui se gaussait de sa surprise. Elle ne savait si elle était heureuse de l'évolution de la situation. Elle allait obtenir ce qu'elle était venue chercher, mais le fait était que si elle s'était contentée de demander, la mission aurait été terminée le jour de son arrivée. Finalement, elle était mortifiée.
— Les Nhaar'vel ne sont pas réputés pour leur franchise saï, vous n'êtes pas la seule à avoir tenté de le découvrir par des moyens douteux. Quoique, simuler une grossesse, vous êtes la première !
Il plaisantait toujours et elle grinçait des dents. L'ambiance aurait pu être chaleureuse, le papy blagueur un peu lourd, pas si irritant. Mais elle sentait sa peau la tirailler, son nez la démanger et son cuir chevelu la gratter. Elle perdait sa concentration et il lui semblait que c'était ce que cherchait le vieillard. Seule La Cabale connaissait son incapacité et elle avait toujours eu ordre de ne laisser aucune trace de cette inaptitude en dehors de l'Ordre. Si elle en perdait le contrôle maintenant, il n'y aurait plus qu'une Zar'ka sur Lunaris, aussi agaçant et paradoxalement sympathique soit son collègue.
Ils parvinrent aux abords du cœur du Sanctuaire, une cour circulaire ouverte sur l’immensité céleste, où les deux soleils de Varhen - Liora et Kael - projettaient désormais des lueurs croisées, dorées et azurées, sur les surfaces irisées. Le temps passait décidément trop vite quand on errait sans direction à suivre…
L’espace était délimité par quatre bâtiments aux façades ondoyantes et organiques. Comme dans tout le Sanctuaire, chaque mur respirait la main de l'artisan, entre reliefs floraux, arabesques sculptées et vitraux colorés. Le sol, pavé de fragments de nacre, de quartz bleuté et d’émail vert-doré, formait une immense mosaïque tissée de symboles anciens, dont les teintes prenaient vie selon l’angle des rayons solaires. Elle observa que le passage répété de générations de visiteurs en avait adouci le relief et érodé les pierres.
— Vous avez entendu les chants mais jamais vu les rituels, votre égarement a eu lieu au bon moment, nous allons arriver juste à temps.
Il s’approcha d’une fontaine monumentale, sculptée dans un bloc de roche opaline dont la surface semblait absorber la lumière : entre blancheur laiteuse, reflets dorés et transparences iridescentes. Installée au cœur d’une vaste esplanade, elle s’élevait comme un autel dédié aux astres. Sa base circulaire, incrustée, elle aussi, de nacre et de pierres vertes, était ceinte d’un relief finement gravé représentant la danse perpétuelle des astres : Onaril, Liora, Kael et Sar’yn, chacun stylisé selon des motifs archaïques mais élégants.
L’eau y coulait en filets soyeux, épousant les courbes concaves du bassin en formant un voile liquide aux irisations bleu-rosé, réfractant la lumière des deux soleils dans un kaléidoscope mouvant. Les reflets dansaient sur les dallages en mosaïque, projetant de fugaces halos luminescents sur les façades alentour.
Cette mission sur Lunaris lui avait offert ce cadeau : pouvoir observer des fontaines d'eau (qu'elle n'avait jamais vues ailleurs). Être Le Cœur de Varhen offrait visiblement certains privilèges…
Au centre s'élevait une colonne élancée, surmontée d'une sphère ajourée de cristal qui capturait et diffusait la lumière des soleils. Autour de ce pilier, disposées symétriquement, se trouvaient des sculptures d'animaux ; solarys, luminis, thalassien, vorrak, sylphide et autres, qui s'entremêlaient en un ensemble très harmonieux. Chacune était une représentation minutieuse et vivante des créatures qui peuplaient les îlots flottants, taillées dans des matériaux précieux et colorés.
Il leva un bras, et, du bout des doigts, effleura un mécanisme dissimulé dans une arabesque ciselée dans la pierre, une volute si subtile qu’elle se confondait avec l’ornementation florale du socle. L’élément se mit doucement en mouvement, produisant un bruissement discret de cristaux humides et de pierre coulissante
— La vérité saï... Ce que je perçois chez vous m'encourage à vous montrer ce que vous allez bientôt découvrir. Je n'ai pas mené les autres sur ce chemin.
Pourquoi le lui dire ? Et qu'avait-il bien pu percevoir de convaincant chez elle, alors qu'elle mentait depuis son arrivée ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je pense que vous vous savez être la cause de votre propre déséquilibre.
— Je ne comprends pas.
— Bien sûr que si, vous bataillez perpétuellement.
— Contre qui je vous prie ?
— Vous-même évidemment.
— Je me passerai de votre analyse hasardeuse.
— Elle ne l'est pas saï Erelith. La Lame ne vous a pas apporté que du bien. Vous leur êtes redevable de tant de choses, que vous refusez de voir ce qu'ils vous ont pris.
— Comment est-ce qu...
— Encore une chose, une fois en bas lâchez prise, vous ne tiendrez pas longtemps la dessous.
Elle ne répondit rien, les engrenages de son esprit s'enraillaient. Le vieil homme avait jeté une poignée de sable dans la machine et elle toussait pour s'en défaire. Qui était-il ?
***
Lexique
Onaril : La lune.
Liora : Soleil 1.
Kael : Soleil 2.
Sar'yn : Petit satellite fragmenté en orbite autour de Varhen.
L'Inhérence : Nom officiel de la magie sur Varhen post Grand Renversement (P.G.R)
Le Voile : Une des aptitude de Nyssa qui est une manieuse de l'Inhérence. Il est supposé être contrôlé et permet de modifier son apparence.
La Lame : La Cabale à laquelle appartient Nyssa ; groupe secret et conspirateur, impliqué dans des intrigues politiques et des manigances.
Saï : Traduit dans l'Algue commune par « Madame », « Dame » et « Maitresse ». Inspiré des sonorité arabes ; « Sayyida » (سيدة), qui est un terme honorifique pour désigner une dame de haut rang ou de respect.
Khel'ra : Patriarche dans l'Algue commune, traduit littéralement par « Père ».
Zar'ka : Matriarche dans l'Algue commune, traduit littéralement par « Haute mère ».
Khashta : Equivalent de « Bingo » dans l'Algue commune ; littéralement « compris avec succès » ou « réalisé soudainement »
Keph : Tiré du Nhaïrn, une des langues ancestrales de Nharos, où le suffixe « -keph » était utilisé pour marquer une instabilité ou une perturbation. Dans le contexte moderne, « Keph » est devenu un terme utilisé pour désigner la plus petite unité de perturbation ou de changement, quelque chose d'infime et d'insignifiant, mais qui peut avoir un impact symbolique ou réel. Equivalent à l'iota ; qui est la plus petite lettre (par la taille) de l'alphabet grec que l'on emploi pour renforcer le fait qu'on ne bouge pas du tout.
Solaris : Une créature à la silhouette puissante et élégante d'un lion, couvert d'écailles cristallines, semblables à de l'obsidienne polie, qui reflètent la lumière. Ces écailles changent de couleur selon la température, passant du rouge ardent au noir profond lorsqu'il est au repos.
Luminis : Un petit animal nocturne, semblable à un renard, mais avec une fourrure argentée bioluminescente.
Thalassien : Une créature marine serpentine, aux écailles irisées et aux nageoires délicates. Elle possède une mâchoire très large pourvu de quatre rangés de dents acérées.
Vorrak : Un animal robuste, semblable à un ours, mais avec une carapace cristalline qui reflète la lumière et des griffes-dards.
Sylphide : Une créature ailée, mi-oiseau mi-insecte, aux ailes translucides et colorées, d'une grande délicatesse, dont l'envergure - chez les plus imposants - pouvait éclipser un soleil.
Rappel
Rotations : Années.
Cycles : Siècles.
Grand Renversement : Toujours noté G.R.
Annotations
Versions