Chapitre 40 : Les spectres et les revenants

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Erwann dort comme une souche, sur le ventre, le visage écrasé contre le matelas, la bouche entrouverte. Gwendoline le regarde, attendrie. Il a besoin de récupérer. Les larmes, bien que nécessaires et libératrices, sont éreintantes, elle en sait quelque chose.

À une époque, elle était comme lui, épuisée par la tristesse, par le trop plein d’émotions fortes qui déferlaient sur elle sans prévenir. Elle avait passé une longue période de sa vie à dormir beaucoup. Beaucoup trop. Le sommeil avait été une fuite pour éviter de se confronter à la réalité de l’absence de son frère. Elle ne rêvait pas de lui, pas plus qu’elle ne cauchemardait d’ailleurs, mais pendant ces heures inconscientes, elle ne souffrait plus. Et c’était la seule chose qu’elle recherchait. Alors elle avait dormi profondément pendant des journées entières pour ne pas avoir à affronter sa peine.

S’en était suivie une période où les insomnies, alimentées par l’angoisse d’un futur qui la terrorisait, avaient pris le relai pour l’empêcher de se reposer, et cela quotidiennement. Les somnifères avaient fait leur travail mais la dépendance avait été inévitable. Cela dit, elle n’était plus à une addiction près. L’arrivée providentielle de sa grossesse l’avait obligée à se sevrer de ces poisons soporifiques et petit à petit, les nuits, bien qu’hachées par un bébé en bas âge, avaient été plus douces, naturelles, spontanées. Elle avait réappris à dormir de fatigue, pas d’abrutissement médicamenteux.

Maintenant qu’elle avait affronté une partie de ses démons, notamment grâce à l’aide précieuse de Véronique, elle pouvait se rendre compte du chemin parcouru. Les addictions avaient toutes rendu les armes l’une après l’autre et elle avançait à présent dans la vie avec confiance et sérénité.

Ce qui n’est clairement pas le cas d’Erwann, aux prises avec un passé qui semble se rappeler à lui à tout instant, prêt à surgir des méandres du sous-sol où il l’avait enfermé à double-tour. Mais les ombres rejaillissent toujours, par la porte ou par la fenêtre. Et son amant n’a désormais d’autre choix que d’y faire face, quand bien même cela ne lui plaît pas.

Voyant qu’il est toujours profondément endormi, la respiration apaisée et le visage immobile, Gwendoline s’éclipse, traversant la pièce à pas furtifs, comme une ombre dans la nuit qui n’est déjà plus. Lorsqu’elle sort de la chambre, la lumière trop vive l’agresse. Elle ferme les yeux par réflexe puis, progressivement, ses pupilles s’adaptent, afin qu’elle savoure le beau temps de ce nouveau jour radieux.

Elle quitte la partie duplex qui comprend les trois chambres et leur salle de bain adjacente et emprunte l’escalier pour visiter le rez-de-chaussée. À l’aune de cette journée ensoleillée, l’appartement terrasse lui paraît différent de la veille, encore plus immense et lumineux. Le haut plafond, d’un blanc éclatant, est entouré de moulures élégantes qu’elle n’avait pas remarqué la veille. Des lustres modernes et originaux se situent de part et d’autre, au centre de chaque espace de vie : le salon, la salle de réception, la cuisine.

Des plantes en parfaite santé, pleines de vie et de couleurs, agrémentent la décoration contemporaine de la salle à manger. Soit Erwann a la main verte, soit quelqu’un les entretient régulièrement, étant donné qu’il ne vient pas souvent ici.

Elle continue son inspection des lieux vers le salon, où trône deux magnifiques canapés Chesterfield en cuir vieilli, couleur cognac, similaires à celui dans lequel ils s’étaient assis au bar de la Jonelière, lors de leur première rencontre. Une cheminée avec insert siège devant la grande table basse en bois, apportant une touche cosy à l’ambiance apaisante.

Un immense home cinéma prend place dans l’angle du mur du fond, entouré de plusieurs grosses étagères croulant sous les livres, magasines et disques vinyles. En passant en revue les bouquins, elle constate qu’Erwann aime autant les romans de science-fiction que l’héroïc fantasy : Les sagas d’Harry Potter et du Seigneur des Anneaux, ainsi que la Belgariade, attirent son œil. Tous les classiques sont référencés sous ses yeux, rangés par ordre alphabétique.

Maniaque son homme ? Elle ne l’avait pas remarqué. Comment savoir si l’idée vient de lui ou de l’un de ses employés de maison ? Plusieurs livres, consacrés à la photographie, complètent cette magnifique collection d’œuvres littéraires. Elle découvre aussi bien des albums grands formats aux somptueuses photos que des biographies de célèbres photographes : Doisneau, De Marchelier, Capa, Cartier-Bresson etc. Des marques pages sont insérés dans les bouquins, avec des notes écrites au post-it. Elle reconnaît l’écriture plutôt lisible d’Erwann, sa calligraphie penchée et ses lettres plus hautes que larges, comme dans sa lettre.

Tout ici respire la sobriété et le bon goût. « Home sweet Homme », dit-elle en souriant. L’endroit lui plaît, autant que la villa l’avait séduite lors de son premier séjour à Crozon. La vie avec Erwann ne serait pas une torture, elle en a conscience. En dehors de ses envies belliqueuses qui semblent surgir de lui sans prévenir et de son caractère bien trempé, elle ne lui trouve guère de défaut. Et désormais qu’elle l’a vu en courageux sauveteur d’enfant, elle l’admire de ses prunelles énamourées. Sans parler du fait que c’est un compagnon adorable, attentionné et sensible, ainsi qu’un amant généreux qui fait passer son plaisir avant le sien. Une rareté qu’elle n’avait rencontré que trop peu à son goût, dans sa vie privée comme dans son ancienne profession.

Le rouge lui monte aux joues lorsqu’elle repense à leur douche, la veille, en revenant de Malestroit. Erwann s’était surpassé dans ses caresses préliminaires, se montrant aventurier et entreprenant, à la découverte de son corps pour la satisfaire et l’honorer de mille et une façon créatives. Elle ne s’était jamais sentie aussi désirable que dans ses bras, ni aussi aimée que lorsqu’il pénétrait son âme en même temps que son corps.

Le souvenir de leurs ébats après la douche, lorsque tous les deux étaient encore humides, l’a fait frémir. Elle le revoit sur elle, la surplombant de son visage de guerrier, avec ses prunelles noisette qui brillaient d’éclats d’ambre dans la lueur du soleil. Son corps enfoncé dans le sien, avec sa retenue habituelle. Le ventre de Gwendoline se tord d’un malaise grandissant. Erwann s’immisce toujours en elle avec cette lenteur contrôlée, cette force dominée, comme s’il craignait de lui faire mal, ou de la briser. Et ces pénétrations millimétrées la frustrent de plus en plus.

— Je ne suis pas en cristal, s’était-elle faussement plainte la veille. Prends-moi plus fort.

— Je ne peux pas.

— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? avait-elle murmuré.

Les yeux effrayés d’Erwann avaient été traversés par l’ombre de spectres qui le hantaient. De sa voix éteinte, il avait répliqué :

— Les deux.

— Dis-moi pourquoi.

Ce à quoi il n’avait pas répondu, s’enfermant dans sa prison mentale, entouré des fantômes dont il ne voulait pas prononcer les noms. À la place, il l’avait embrassée en tremblant, comme cela lui arrive de plus en plus souvent. Elle n’avait rien ajouté, tant la détresse sur son visage pâle comme la mort l’avait inquiétée.

Pourtant, lors de leur week-end à Crozon, il n’avait pas été ainsi. Certes, ils n’en étaient restés qu’aux préliminaires, alors elle ne pouvait pas comparer, mais son attitude s’était révélée tout autre. Au phare, il avait été un amant fougueux, alternant tendresse et passion, douceur et férocité. Désormais, tous ses gestes sont mesurés, soupesés, calibrés. Dans leurs échanges, il privilégie la délicatesse à l’emballement, les entourant de limites oppressantes qu’elle ressent comme des barrières infranchissables. Elle l’aime romantique et prévenant, mais le Erwann des débuts, bouillonnant d’ardeur et impétueux, lui manque terriblement. Une question la taraude sans cesse : peut-elle espérer le retrouver ?

Délaissant les étagères de la bibliothèque et ses ruminations, Gwendoline continue sa ronde dans l’appartement de standing. Pieds nus, elle avance à pas feutrés dans le salon, baigné de lumière grâce à l’immense baie vitrée donnant sur la terrasse. En s’approchant de celle-ci, elle admire l’adorable jardin d’hiver créé par le photographe, avec son salon d’extérieur en résine et son brasero central. Là encore, des dizaines de plantes en pots égaient l’endroit, telles une jungle improvisée et domptée au milieu du béton.

Elle attrape ses lunettes de soleil abandonnées hier sur la table et ouvre la baie vitrée. Puis se faufile sur la terrasse. La douceur de ce début d’automne lui tend les bras. Il fait délicieusement chaud et bon et elle ne résiste pas à l’envie de s’allonger sur le transat, dont elle défait la protection. Dessous, apparaît un épais matelas moelleux en tissu qui recouvre le bain de soleil, un nom qui n’a jamais été aussi bien donné à un objet !

Allongée, vêtue d’un bas de jogging trop large et d’un marcel empruntés à son homme, elle profite de la chaleur des rayons qui viennent caresser et réchauffer sa peau nue. Au loin, tout en bas, la ville s’agite, une cité qui grouille de promeneurs du dimanche et de sportifs longeant au pas de course les bords de l’Erdre. À une époque, Erwann se levait aux aurores pour son footing matinal. Le fait-il encore ?

Perchée en haut de sa tour d’ivoire, protégée dans cet écrin de verdure, elle se régale du privilège d’être dans ce cocon où règnent le calme et le silence. Le temps semble suspendu… Les yeux fermés, son ouïe perçoit le moindre son, le moindre mouvement, comme un détecteur ultra-sensible. Lorsqu’elle entend le bruit de ses pas sur le sol, elle ne peut s’empêcher de sourire.

— Vous ? dit-elle en tournant son visage vers lui. Déjà levé ?

— Il était temps... j’ai fait le tour de l’horloge, répond-il, la voix légèrement rauque, éraillée de sommeil.

Il s’approche d’elle et l’embrasse sur le front, avant d’y poser le sien tout en douceur.

— Bien dormi ? demande-t-elle.

— Avec toi à mes côtés, comme un bébé. Merci... pour hier.

Elle sourit. Lui aussi.

— Je vais nous préparer un petit déj’ royal. On mange ici, au soleil ?

— Avec plaisir.

Éblouie par les rayons lumineux trop intenses pour sa myopie, elle remet ses lunettes noires et allonge ses jambes sur le transat. Le bonheur à l’état pur. Lorsqu’il revient, les bras chargés d’un plateau sur lequel tiennent en équilibre deux mugs remplis de boissons brûlantes, du pain aux graines grillé, du fromage blanc et de la compote de fruits bios, la sonnerie de l’interphone résonne dans l’appartement. Erwann s’arrête, étonné. Il n’attend personne. Et en plus, il crève de faim.

— Je vais voir.

Elle le suit des yeux, puis, une fois qu’il est en dehors de son champ de vision, s’approche de la porte coulissante de la baie vitrée et s’assoit sur la marche menant la terrasse au salon.

— Yep, dit Erwann en appuyant sur le bouton du Digicom.

Elle tend l’oreille, curieuse et inquiète. Se pourrait-il que l’une de ses anciennes conquêtes leur fasse l’affront de débarquer à l’improviste ? À priori non, étant donné qu’elles n’ont jamais su où il vivait. Pourtant... un silence se prolonge, inhabituel lorsque quelqu’un attend en bas. Erwann se tient toujours debout, l’oreille collée à l’interphone.

— Qu’est-ce que tu veux ? demande-t-il abruptement.

Nouveau silence. Le ventre de Gwendoline se tord. Fébrile, elle attend la suite, faite de grésillements indistincts.

— Monte, dit-il d’une voix sans chaleur, pour ne pas dire brutale.

Il revient sur la terrasse où Gwendoline s’est réinstallée discrètement sur le transat, devant leur plateau de victuailles. Voyant l’air embarrassé qu’il affiche, son cœur s’accélère et fait une embardée. Muette de terreur, elle l’interroge du regard, camouflé derrière sa monture noire.

— Heu... On a de la visite, lui annonce-t-il, crispé.

— D’accord, mais je ne suis pas tellement présentable, dit-elle en indiquant les vêtements qu’elle lui a empruntés et qui dévoilent un peu trop sa peau. Qui est-ce ?

Erwann semble hésiter à lui révéler l’identité de la personne qui s’apprête à les rejoindre. Mais, dans un sursaut de courage, il annonce :

— Quentin.












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