Chapitre 71 : La boule à neige

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— Grosso modo, sans compter les biens immobiliers, mais en se basant seulement sur les liquidités, on parle de plusieurs millions. Dix millions à peu près.

— La vache, souffle-t-elle, sidérée.

Erwann la laisse digérer l’information, posant son coude sur la table, le menton au creux de la paume de sa main, puis ajoute, plaisantin :

— Tu t’y feras, t’inquiète. Faut juste mettre plus de zéro partout, c’est tout.

Elle s’esclaffe de sa boutade, de ce ton léger qu’il utilise en évoquant quelque chose d’aussi impressionnant. Lui en a désormais l’habitude, évidemment, mais pour elle, la somme est colossale, démesurée, irréelle.

Après réflexion, elle l’interroge de nouveau :

— Ce sont des faveurs ou des exigences ?

— Tu veux une réponse de Breton ?

— Des exigences, donc.

— Des exigences déguisées en faveurs, si tu préfères... Voilà une réponse sincère.

— Je vois... mais.... quelque chose me chiffonne.

Il relève un sourcil, curieux.

— Erwann, tu me fais vraiment confiance à ce point-là ? le questionne-t-elle, incrédule. Je pourrais dilapider ta fortune ou, en tout cas, faire n’importe quoi avec... Est-ce que tu te rends compte des risques que tu prends en me confiant ce pouvoir énorme ?! C’est presque de la folie, de l’inconscience. Comment peux-tu avoir cette confiance aveugle vis-à-vis de moi, alors que tu ne me connais que depuis quelques mois seulement !

Pendant un long moment, il s’abstient de répondre, comme si l’évidence n’avait pas besoin d’être verbalisé. Il lui prend ses mains froides et tremblantes qu’il embrasse, puis conserve contre ses lèvres scellées, les yeux brillants. Les deux mains jointes posées sur sa bouche, il la regarde avec douceur, avec amour, avec tendresse. La voix enrouée par un sanglot auquel il n’était pas préparé, il déclare :

— C’est exactement ce que tu fais pour moi.

Alors, elle comprend. Elle comprend que le poids de ses accusations est aussi lourd dans la balance que cette fortune astronomique qu’il porte sur les épaules. Et pourtant, elle est là, face à lui, avec la certitude qu’il n’a rien commis de ce qu’on lui reproche. Elle acquiesce, vaincue, émue à son tour. Ils sont dans le même bateau, voguant sur une mer déchainée, à deux doigts du naufrage. L’heure est grave, et s’ils veulent s’en sortir, il va falloir qu’ils tiennent bon. Il la prend dans ses bras, la serre contre son cœur, le visage niché dans son cou.

— Je t’aime, dit-il enfin.

— Je t’aime aussi.

Après cette avalanche de révélations d’envergure, de décisions capitales et de folles demandes en tout genre, dans les bras l’un de l’autre, ils s’enferment dans leur bulle. Adossée contre le torse d’Erwann, encerclée de ses bras puissants, Gwendoline profite de cette accalmie bienvenue. Une oasis de douceur les accueille, leur permettant de se sentir plus calmes et sereins après leurs tempêtes intérieures successives. Les deux mains sur le ventre de sa partenaire, il caresse la légère bosse qui pointe le bout de son nez. La bouche contre son oreille, Erwann la remercie encore pour tout ce qu’elle a fait pour lui jusqu’à présent, détaillant chacune de ses démarches comme autant de cadeaux qu’elle lui avait fait depuis son arrestation. Bercée par le balancement de son corps chaud, touchée par la gratitude qui lui exprime, par ses nombreux mots d’amour, par ses gestes tendres, Gwendoline savoure cet interlude coupé du monde. Puis repense à ce fils, dont elle ne sait presque rien. Elle rompt la plénitude de cet instant pour s’en enquérir :

— Pour Anthony, comment appréhendes-tu les choses ?

— Que dire ? Je suis très heureux de cette découverte car, comme tu le sais j’ai toujours voulu avoir un fils, même si là, pour le coup, c’est presque un homme, mais c’est mon fils. Et il me ressemble tellement, si tu le voyais ! C’est incroyable.

Son enthousiasme est communicatif et Gwendoline se fend d’un large sourire en imaginant un sosie juvénile de son compagnon.

— J’ai eu Richard au téléphone hier et il m’a dit qu’il l’avait rencontré.

— Cool, je vais bientôt avoir de leurs nouvelles alors. J’ai préféré solliciter Bud pour s’occuper de ça. Et puis Anthony est de Quimper. Ils sont géographiquement plus proches. Richard est un homme, et je sais très peu de choses sur mon fils, je ne peux pas me permettre de t’exposer à quelqu’un que je ne connais quasiment pas. Et puis, tu mènes suffisamment de choses de front comme ça... entre ta fille et ta grossesse, maintenant, je ne veux pas t’en demander trop.

Elle acquiesce, reconnaissante de ne pas avoir à se retrouver avec un jeune homme complètement déboussolé sur les bras, en plus de tout le reste.

— J’espère que Bud saura trouver les mots pour lui expliquer… ma situation. Il doit lui donner les coordonnées de la prison pour qu’Anthony puisse m’écrire… s’il le souhaite bien évidemment.

À ce moment-là, Gwendoline le sent dubitatif, presque résigné à devoir tirer un trait sur cette filiation dont il vient à peine de découvrir l’existence.

— Je ne suis pas sûr qu’un père en taule le fasse encore rêver, continue-t-il. Mais si jamais il décide de me donner une chance, j’apprendrai à le connaître, soit ici au parloir, soit par courrier, s’il aime écrire.

— Richard m’a dit qu’il tenait de toi, commente-t-elle. Il doit être très beau alors...

— Il l’est, sourit-il, les yeux pleins d’admiration en repensant à Anthony. D’autant plus qu’il n’a pas de balafre, lui, au moins.

Erwann désigne la grande cicatrice qui lui barre la joue avec un air de reproche que s’empresse de contester sa compagne.

— Je l’aime moi, ta balafre, arrête de la critiquer.

— Tu sais c’est quoi le pire à son sujet ? demande-t-il en pointant toujours la longue couture du doigt.

Elle ne répond rien, hormis une moue dubitative sur laquelle Erwann dépose un chaste baiser, avant de lui apporter un éclairage bienvenu :

— Selon Maître Granjouan, s’il y a un procès, elle pense que ce serait un avantage ! Mon visage défiguré pourrait attendrir les jurés.

Gwendoline reste silencieuse, étonnée de telles déclarations. Elle penserait plutôt le contraire. Son nouveau faciès pourrait tout aussi facilement faire peur que pitié. Face au box des six jurés au cœur sensible, Erwann pourrait passer pour un dangereux criminel sans même avoir eu le temps d’ouvrir la bouche, ce qu’elle s’abstient de préciser.

— C’est elle qui va se charger des démarches pour légaliser ma relation avec Anthony, poursuit Erwann. On va faire des tests pour valider la paternité et clarifier la succession car tout cela m’inquiète un peu, notamment concernant Manon. Je ne veux pas qu’elle soit lésée, par rapport à son… demi-frère. C’est vraiment très étrange. Il faut penser à des choses tellement matérielles, alors qu’il s’agit de liens du sang, de cœur. Mais je dois la protéger. Je ne connais quasiment pas Anthony, même s’il m’a fait bonne impression.

— J’ai vécu une situation similaire et tu as raison de faire le nécessaire pour ta fille.

— Quelle situation ?

Gwendoline lui raconte plus en détails les circonstances de l’accident de son grand frère. La soirée alcoolisée qui s’était terminée par le vol de la voiture par son frère et ses deux amis, alors que trop éméchés, ils n’avaient plus conscience de ce qu’ils faisaient. Puis l’accident, provoquée par la collision entre le véhicule des trois adolescents et celui d’un autre conducteur, qui rentrait d’une autre soirée, tout aussi soul. Ce dernier, seul au volant de sa Peugeot, faisait la course avec sa femme pour savoir qui rentrerait le premier à leur domicile.

— Putain, les gens, je te jure… intervient Erwann, ahuri d’entendre cela, et définitivement désespéré de la race humaine.

Le choc avait beau avoir été fatal pour deux des trois jeunes du véhicule volé, le conducteur, ivre et imprudent, lui, s’en était sorti indemne. Pas une égratignure. Les membres d’une association de défense des accidentés de la route avaient alors contacté la mère de Gwendoline, pour lui offrir leurs services et prendre en charge ce dossier épineux. Ils avaient gagné le procès et des indemnités avaient été versées à plusieurs personnes de la famille du défunt.

— Ma mère, mon père, mes grands-parents, moi… et ma demi-sœur.

— Tu as une demi-sœur ?

— Apparemment.

Comme elle le lui explique, elle ne connaissait pas cette dernière et ne l’avait même jamais vue de sa vie, avant ce drame. Murielle, ainsi qu’elle s’appelait, était âgée de dix ans de plus qu’elle. Première fille de son père, issue de son précédent mariage, elle avait été abandonnée par ce dernier lorsqu’il avait quitté son épouse pour la mère de Gwendoline. Informée par un notaire du décès de son demi-frère, Murielle était venue récupérer l’argent gagné sur son dos, avant de disparaître dans la nature.

— Et elle a touché la même somme que toi ?

— Exactement la même.

— Mais elle connaissait ton frère ?

— Elle ne l’avait jamais vu de sa vie.

— C’est complètement dingue.

Ce à quoi elle acquiesce, avant d’argumenter en faveur d’une prise de précaution supplémentaire concernant son adolescente. Comme elle le rappelle, les lois ne sont que des textes froids qui ne tiennent pas comptent des sentiments, d’une quelconque logique ou d’une certaine légitimité. Les intérêts de Manon-Tiphaine devaient être protégés, ainsi que son rôle dans la fratrie, quand bien même Anthony s’avérerait être un type génial. Ne serait-ce que pour qu’elle comprenne la place qu’elle occupe pour son père, qu’elle ne se sente pas dévalorisée et mise à l’écart par l’arrivée de ce grand frère sorti de nulle part. Erwann opine du chef à chacune de ses remarques, se rappelant la détresse qui avait envahi sa fille à la fin de leur entrevue.

— Et puis, pour le moment, tu ne sais pas comment ils vont s’entendre, lui signale-t-elle encore. Elle n’aura peut-être pas envie d’apprendre à le connaître ou n’aura peut-être pas d’atomes crochus avec lui. Il faut tout envisager et rester vigilant.

Erwann valide chacune de ses suggestions, heureux de constater que sa compagne prend très bien l’arrivée d’un nouvel enfant sur son livret de famille. Mieux que sa fille, par ailleurs, pour le moment. Il lui partage les craintes de cette dernière au cours de leur premier parloir.

— C’est normal. Il lui faut du temps.

— Je sais bien, confirme Erwann.

Et d’ajouter qu’elle lui avait beaucoup écrit ces temps-ci, et qu’elle se confiait à son père davantage sur papier que dans la vie. Dans ses lettres joliment rédigées, elle lui raconte des choses dont elle ne lui parle pas d’ordinaire. Grâce à ces échanges épistolaires, Erwann redécouvre son adolescente sous un jour nouveau. Il reconnaît que son incarcération n’a aucun avantage, en dehors de celui-ci, mais que ce dernier est précieux, car cela leur permet de se rapprocher. Et sa plume est belle, renchérit-il, attendri. Il la savait sportive accomplie, mais pas douée de talents littéraires.

— Elle a tellement de qualités cette gamine, déclare-t-il, conquis. Et tellement de force, aussi. Elle m’épate jour après jour.

— Tu en as tout autant, tu sais.

— Je crois que le seul talent que j’ai actuellement, c’est de savoir me mettre jusqu’au cou dans les emmerdes.

Gwendoline éclate de rire.

— C’est vrai que tu es assez doué pour ça !

Lorsqu’Erwann ressort du parloir d’avec sa compagne, comblé et sur un petit nuage, un surveillant l’intercepte :

— Le Bihan, exceptionnellement, aujourd’hui, vous avez eu un double parloir.

— Ah bon ?

Erwann ne s’en était même pas rendu compte. Il faut dire que chaque heure passée en compagnie de Gwendoline s’écoule toujours trop vite, alors deux lui avaient tout simplement semblé défiler à vitesse grand V.

— Comment est-ce possible ? demande-t-il, intrigué.

— Il y a eu trois désistements ce matin et, comme la dernière fois vous aviez été un peu... pris à parti, on a fait un geste pour rattraper le coup.

Pris à parti ? Voilà qui est peu dire, pense Erwann pour lui-même. Le coup de coude qu’il avait reçu sur le crâne l’avait littéralement assommé.

— Le surveillant qui vous a frappé a été suspendu de ses fonctions et sera transféré dans un autre établissement. Et même si le directeur a dû prendre des mesures disciplinaires à votre encontre, suite à cet incident, sachez que personne ne vous en veut ici.

Erwann n’en revient pas. Des excuses ? Et de la part de l’administration pénitentiaire, qui plus est ! Il croit rêver. Soudain, après ces horribles premières journées d’incarcération, il a le sentiment que l’énergie de son univers a changé, comme si après avoir été secoué sans vergogne dans une boule à neige, il venait enfin d’être remis à l’endroit. Tout semble avoir retrouvé sa place dans son monde, et chaque flocon retombe sur lui comme autant de bénédictions. Après presque deux semaines passées sens dessus dessous, son existence recouvre enfin un semblant de normalité. Au sortir de son rendez-vous avec sa compagne, il se sent plus léger et heureux que jamais, habité d’un espoir et d’une confiance en la vie comme jamais il n’en avait connu auparavant.

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