Chapitre 72 : L'interdit

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Richard patiente en pianotant du bout des doigts sur le volant de son Audi. Il check l’heure sur sa montre, allume l’écran de son téléphone, scrolle quelques minutes sur Instagram, puis jette des regards alentour, à l’affût de la sortie imminente d’Anthony.

Sur la demande expresse d’Erwann, il a accepté d’accompagner son rejeton, malgré ses réticences. Réticences qu’il s’est bien gardé de partager avec son meilleur ami, évidemment. Ce dernier, à mille lieux d’imaginer ce qui se trame dans la tête et le cœur du coiffeur, a souhaité que Richard accompagne son fils jusqu’à Rennes. Il voulait qu’il l’épaule avant et après leur entrevue, jugée trop déstabilisante pour un gamin. Au vu de ce qui s’est passé avec Manon-Tiphaine, Erwann préférait prendre les devants. Richard, toujours prompt à aider son ami d’enfance, ne pouvait pas lui refuser ce service sans se trahir.

Arrivés devant la prison, il a annoncé à Anthony préférer rester dehors le temps de leur seconde rencontre, pour leur offrir un peu d’intimité. En vérité, Richard craignait qu’Erwann ne se doute de quoi que ce soit en ayant les deux hommes sous les yeux. À l’aller, une tension palpable s’est insinuée entre eux, et même s’ils ont réussi à parler de tout et de rien avec facilité, Richard n’est pas dupe. Il y a anguille sous roche, et n’importe qui pourrait le deviner en les observant.

Lorsqu’Anthony ressort du parloir, Richard se tend et se redresse sur son siège, fébrile. S’ils ont réussi à combler les trois heures de trajet pour venir ici, en évoquant les ambitions professionnelles du jeune homme, les projets d’agrandissement du salon du coiffeur, et l’injustice que subit leur père et ami, il se demande à présent de quoi ils vont bien pouvoir discuter au retour. D’autant que l’air renfrogné qu’affiche Anthony au sortir de son entrevue avec son père n’augure rien de bon.

Après quelques échanges de banalités à propos de l’état d’Erwann, le gamin s’enfonce dans un mutisme pesant, qui rend l’air de l’habitacle oppressant. Subodorant que le garçon, perturbé par ce rendez-vous, a besoin d’être tranquille, Richard abandonne son interrogatoire. Seule la radio égaye désormais leur trajet, mais rapidement, le chapelet de publicités et de calambours foireux des animateurs qui entrecoupent la playlist, agace le conducteur. À cran, il change de station à trois reprises, avant d’éteindre propre et net. Au bout d’une heure dans cette atmosphère irrespirable, Richard, au bord de l’asphyxie, craque et rompt le silence :

— Comment tu te sens ?

Le jeune garçon a les yeux tournés vers l’extérieur, le coude contre la fenêtre, une main sur la bouche, comme s’il se retenait de parler. Erwann a raison. Son fils lui ressemble incroyablement. Mais contrairement à ce que son meilleur ami lui a dit, il n’est pas plus beau que son père. Il est aussi beau que lui, ni plus, ni moins. Son profil est identique, avec ce nez droit qui se termine légèrement en pointe. Il n’a pas une barbe aussi fournie, mais le chaume foncé qui recouvre la partie basse de son visage lui donne le même air ténébreux. Anthony est aussi brun que sa sœur est blonde, aussi mat de peau que son géniteur et ses yeux noisette sont bordés des mêmes cils noirs et épais.

Après un moment de réflexion, le passager se tourne vers le conducteur. Ses sourcils froncés lui donnent encore plus l’air soucieux. De sa voix grave, il répond :

— Bof. Ça va.

— Tu m’as dit que ton père avait l’air d’aller bien, lui rappelle Richard. C’est dur mais il tient le coup. Ne t’inquiète pas.

— Je ne sais pas. Je ne peux pas vraiment me rendre compte. Je ne l’ai vu qu’une seule fois avant aujourd’hui. Il était en forme mais je ne sais pas vraiment comment il est d’habitude. On est des étrangers l’un pour l’autre.

— Vous allez apprendre à vous connaître.

— Ouais, bah y’a du boulot, soupire Anthony.

Son désœuvrement tranche radicalement avec son attitude plutôt ouverte à l’aller. Richard essaie de comprendre ce qui a déconné au parloir pour que le gamin en ressorte morose.

— Pourquoi tu dis ça ? Tu te doutes bien qu’on ne rattrape pas dix-huit ans comme ça. Surtout là où il est pour le moment. Mais ça va se faire.

— Le problème, c’est qu’il risque de tomber des nues en découvrant qui je suis.

Richard ne répond pas d’emblée. Il a peur de ce que l’adolescent laisse sous-entendre. Il redoute que les suppositions qu’il avait nourries depuis leur première rencontre lui soient confirmées. Il ne saurait alors pas comment réagir, quoi dire, quoi faire.... ou ne pas faire.

Mais le lourd silence qui remplit l’habitacle est pire que la parole, alors, malgré ses craintes, Richard poursuit, la gorge sèche :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il m’a demandé si j’avais une copine.

Putain, putain, putain.

L’instant de vérité. Si Richard saisit la perche tendue, s’en est fini de lui. Il hésite. Puis continue nonchalamment, feignant l’ignorance :

— C’est ça qui te chiffonne ? C’est un père, tu sais. Tous les pères demandent ce genre de choses à leurs enfants, illégitimes ou pas. Qu’est-ce qui te dérange là-dedans ?

Le gosse se tourne un peu plus vers lui. Richard sent son regard intense posé sur tout son être, à la fois extérieur, mais aussi intérieur. Comme si le gamin pouvait lire dans ses pensées, décrypter ses émotions. Il a même l’impression qu’Anthony peut remarquer ses mains moites sur le volant, ou entendre son cœur battre plus fort.

Un sourcil faussement interrogateur relevé, ce dernier demande :

— Je ne sais pas... à ton avis, qu’est-ce qui pourrait le déranger, lui ?

Anthony a beau parler un langage sibyllin, Richard devine où il veut en venir. C’est même on ne peut plus clair. Un coup de chaud s’empare de lui, lui faisant monter le rouge aux joues sous sa barbe taillée. Il étouffe.

Lorsqu’il voit apparaître une station-service à proximité, le conducteur annonce :

— J’ai besoin de boire un café et d’aller aux chiottes. Ça te dérange si on fait une pause ?

— Pas de problème.

Un grand café dans une main, un paquet de gâteaux et une bouteille d’eau dans l’autre, Richard rejoint Anthony. Ce dernier est adossé à la portière de la voiture, des écouteurs Bluetooth enfoncés dans les oreilles, le regard plongé dans son téléphone portable. En s’approchant de lui, Richard lui demande s’il a faim. Sa voix forte sort le gamin de ses pensées. Celui-ci relève la tête aussitôt. Ses yeux quittent l’écran de son smartphone pour se planter, vifs et pétillants, dans ceux du coiffeur. Sans se départir de l’arrogance de sa jeunesse, il réplique, un léger rictus au coin des lèvres :

— Ça dépend. Tu proposes quoi ?

Ah mais carrément...

Décontenancé par un tel aplomb, Richard en reste bouche bée. Il a rarement vu ça chez un garçon de cet âge. Son degré de maturité l’impressionne. Sa carrure, presque identique à celle de son père, et sa voix rauque, renforcent encore ce sentiment de s’adresser à un homme plus âgé qu’il ne l’est en réalité. Il doit prendre les devants et mettre un terme à ce petit manège. Non pas qu’il lui déplaise, au contraire, mais ce terrain-là est glissant et la voie, sans issue.

— Anthony... arrête de jouer à ça, s’il te plaît.

— De jouer à quoi ?

— Tu sais bien de quoi je parle. Tes allusions, tes regards.

Tout ce qui émane de toi me met sous tension.

Pour le coiffeur, l’homosexualité du jeune homme ne fait aucun doute, même si elle n’est pas affichée. Après leurs échanges dans le bar, lors de leur première rencontre, il n’avait plus de doute non plus concernant les intentions de l’adolescent envers lui. Et lorsque ses yeux de braise le dévisagent de la sorte, les choses sont aussi limpides que de l’eau de roche.

— Si je fais ça, ton père me tue. Et je ne plaisante pas.

— Tu crois que je vais courir le lui annoncer ? Il n’a même pas percuté que j’étais gay.

— À sa décharge, ce n’est pas écrit sur ton visage. Comment veux-tu qu’il le devine ?

— Tu l’as bien deviné, toi.

— Mais je le suis, rétorque-t-il. Erwann est un putain d’hétéro pur et dur. Il est à des millions d’années-lumière d’imaginer ça. C’est pas son monde. Il faut que tu lui dises pour qu’il le sache.

— Un jour, peut-être, mais pas pour le moment. Tu m’as dit que ma sœur était lesbienne, pourtant, il devrait y être habitué à ce monde, depuis le temps.

— Il n’a pas été très fute-fute avec Manon, je ne vois pas pourquoi il serait moins long à la détente avec toi. Il n’est pas très... perspicace, concernant ces choses-là.

Anthony rit de constater à quel point Erwann est naïf et porte des œillères. Les absents ont toujours tort, pense son meilleur ami, qui se retrouve acculé à une place inconfortable. Autant il aimerait défendre Erwann comme à son habitude, autant il comprend que son fils se moque du peu de clairvoyance de son père.

— Il est homophobe, non ? reprend le gamin en acceptant de piocher dans le paquet de gâteaux qu’on lui tend.

— Non, juste ignorant. Et trop possessif aussi. Il a tendance à s’approprier les gens comme des jouets, mais ça, c’est une autre histoire.

— Je n’aime pas cette idée.

— Il va falloir t’y faire, tu es son fils, que tu le veuilles ou non. Et sa copie conforme, qui plus est.

Ce qui est bien ma veine tiens ! Aussi beau que son daron !

— Mais je n’ai pas son caractère, ni son tempérament, rétorque Anthony. Je suis moi et il est lui. Et moi, je suis tolérant et ouvert d’esprit, deux qualités qu’il ne semble pas avoir.

— Ton père l’est aussi, dans une certaine mesure... c’est juste qu’il ne s’habituera jamais à voir ses gosses du mauvais côté de la barrière.

— C’est lui qui est du mauvais côté pour le moment, pas moi.

Anthony s’exprime sur le ton de la boutade, dans l’espoir de créer une connivence avec Richard. Sa remarque ironique fait chou blanc. Bien que son côté pince-sans-rire plaise au coiffeur, ce dernier reste de marbre. Pire, Richard se fait l’avocat du diable et défend son meilleur ami bec et ongles. Comme il l’explique à Anthony, sa demi-sœur est encore jeune, du haut de ses presque seize ans. Cette relation avec Clara n’est peut-être qu’une passade, assez classique à cet âge où les adolescents se cherchent encore et font des expériences. Il affirme que si son propre père n’avait rien vu, c’est qu’il n’y avait peut-être rien à voir.

— Qu’est-ce qui te fais dire ça pour Manon ?

— Mon intuition.

— Eh bien, contrairement à elle, moi je sais qui je suis. J’aime les hommes. Et j’en suis sûr et certain. Il n’est pas encore né celui qui me dira avec qui j’ai le droit de coucher.

La déclaration d’Anthony, dite avec un tel culot, déstabilise Richard, qui ne sait plus comment réagir face à tant d’impudence. Chaque mot, chaque geste émanant du gosse ressemble à une invitation lancée au quadragénaire. Cette situation met Richard mal à l’aise, mais pas que... Et c’est bien là le problème.

— Remonte dans la voiture, on décolle.

Tandis qu’une chape de plomb envahit l’habitacle, le coiffeur tourne et retourne leurs derniers échanges dans sa tête. L’espace dans la voiture semble rétrécir à vue d’œil, à moins que cela ne soit la tension entre eux qui ne cesse de croître, lui donnant cette impression d’une étouffante promiscuité. Les battements de son cœur s’accélèrent, et chaque fois qu’Anthony bouge sur son siège, il s’emballe un peu plus. Les yeux de Richard glissent sur ses cuisses, d’apparence plutôt fines, dont les muscles se dessinent à peine sous le tissu brut. Puis, vers son entrejambe, congestionnée dans les replis de son jean, visible... trop visible, mais surtout visiblement appétissante. Troublé, Richard s’oblige à plus de retenue et force son regard baladeur à revenir sur la route. Après quelques kilomètres dans cette ambiance suffocante, reprenant son courage à deux mains pour briser la glace qui s’est installée entre eux, Richard lui lance :

— Si tu ne dis pas à Erwann que tu es gay, il ne le saura jamais.

— Je ne vais pas lui faciliter la tâche, rétorque le gamin. Ce que je comprends, c’est qu’il se voile la face, c’est tout. Il est dans le déni. Ça l’arrange bien de faire semblant de ne rien piger.

— T’es en colère contre lui ? Tu sais qu’il n’y est pour rien dans le fait de ne pas t’avoir reconnu. Il n’était pas au courant.

— Ma mère soutient le contraire.

— Elle a tort.

— Pourquoi me mentirait-elle ?

Richard lui rappelle que sa mère avait avant tout essayé de se protéger, car en choisissant de ne pas prévenir Erwann, elle avait fait une grosse erreur, qu’elle voulait désormais camoufler. Certes, elle avait sûrement agi sous le coup de la colère, peut-être même pour se venger, mais Erwann aurait assumé son enfant, même s’ils étaient séparés. C’était donc son erreur à elle aussi, pas seulement à lui. Ils étaient fautifs tous les deux, mais malheureusement, celui qui avait le plus morflé au milieu de ce marasme, c’était Anthony, et c’était cela qui était à déplorer aujourd’hui.

— Je ne dis pas que tu dois en vouloir à ta mère. Elle a peut-être cru bien faire en choisissant d’agir comme ça, mais... ton père aurait dû participer à ton éducation. Il l’aurait fait si on lui en avait laissé la possibilité. Laisse-lui une chance de rattraper le temps perdu.

— On va rattraper le temps perdu alors qu’il est en taule ? Accusé de viols ?

— De fausses allégations.

— Tu le défends toujours ?

— Ouais. Quand j’ai de bonnes raisons, oui, je le défends toujours. On est très proches lui et moi. On se connaît depuis l’enfance. C’est comme mon frère, Erwann.

Le gamin réfléchit.

— Tu es une sorte d’oncle pour moi alors ?

— Non. Toi et moi n’avons strictement aucun lien de parenté.

— Tant mieux, c’est préférable ainsi. Non ?

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