Chapitre 3 : Une situation extrêmement gênante

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Erwann revient à son domicile après un shooting en collaboration avec une nouvelle modèle photo. Une jolie brunette aux yeux verts, possédant de superbes tatouages, disséminés un peu partout sur son corps sculpté, et deux piercings de chaque côté de ses lèvres pulpeuses. Un style très « mauvais genre » comme il aime les choisir désormais. Il la rappellera sans aucun doute.

Pour la shooter… ou pour la shooter*…

S’il est vrai qu’après sa rencontre avec Gwendoline, il n’avait plus démarché de nouvelles jeunes femmes, totalement absorbé par la présence lumineuse de sa nouvelle compagne, ce temps-là était à présent révolu.

Tant de choses sont révolues dans sa vie, constate-t-il, résigné, en cherchant son paquet de cigarettes de secours dans la boîte à gant de son X5 noir.

À commencer par son sevrage tabagique de toute évidence. La cigarette fait de nouveau partie de son quotidien, et depuis qu’il a repris à fumer comme un pompier, son souffle recommence à se rarifier lorsqu’il court. Sans parler de ses migraines abominables qui lui ceignent le crâne comme un préservatif trop étroit entourant un membre trop viril. Les médecins lui ont pourtant fortement conseillé d’arrêter. La cigarette est extrêmement mauvaise pour lui en ce moment. Cela ralentit considérablement la micro-vascularisation des tissus.

Mais, comme pour tout le reste, Erwann n’en a que faire.

Foutu pour foutu…

Ses amitiés aussi ont changé. S’il voit toujours Richard chaque semaine, le Breton a définitivement tiré un trait sur la relation houleuse qu’il entretenait avec Quentin. Pas tant en raison de ce qui s’était passé avec la nantaise, avec laquelle ce dernier avait couché en tant que client, qu’à cause de leur dernière rencontre. Comme un réflexe dès qu’il repense à cet épisode, Erwann regarde son visage dans le rétroviseur. Bien qu’il n’ait pas besoin de cela pour se rappeler les traces de l’issue fatale de cette ultime réunion, il ne peut s’en empêcher. Cet épisode est inscrit sur lui désormais. Aujourd’hui et à tout jamais.

Arrivé devant chez lui, il déverrouille l’alarme du portail de sa propriété à l’aide de la télécommande et pénètre à l’intérieur avec son SUV, puis se gare dans l’allée. L’été caniculaire touche à sa fin et ses fleurs commencent à se faner, malgré tout l’entretien et l’amour qu’elles reçoivent de la part de Roger, son jardinier aux mains d’or.

Alors qu’il essuie ses boots sur le paillasson de l’entrée, il s’aperçoit que la porte est entrouverte. Manon-Tiphaine a tendance à oublier de la fermer, comme elle a tendance à oublier beaucoup de choses depuis qu’elle est amoureuse de ce qui était, anciennement, sa meilleure amie Clara. L’histoire entre les deux jeunes filles avait commencé au tout début de l’été, lors d’un stage dans les Landes, terre d’accueil de tous les surfeurs, amateurs et professionnels. Les filles étaient parties en tant qu’amies très proches et très chastes, avant d’en revenir collées l’une à l’autre, comme une paire de cerises.

Erwann avait frôlé le malaise lorsqu’il avait vu revenir sa grande, bras dessus, bras dessous, avec sa copine, avant de lui rouler une pelle digne d’un film hollywoodien. Dans la voiture, il avait gardé les yeux sur la route, le visage cramoisi, pendant que son adolescente se faisait peloter ouvertement sur la banquette arrière par une Clara visiblement insatiable.

Comme à son habitude, le père coincé qu’il était par moments, n’avait pas posé de question, gêné par ce genre de discussion intime avec sa fille. Et puis, quels conseils donner à une adolescente qui aime les filles ? Il n’allait pas lui proposer de prendre la pilule ou lui recommander d’utiliser des préservatifs, deux choses dont, à priori, elle n’aurait pas l’utilité. Et pour ce qui était de la préserver d’éventuelles peines de cœur, il était très mal placé pour la mettre en garde, lui qui mordait la poussière depuis qu’il s’était fait jeter par… celle qu’il s’oblige à oublier.

Même s’il ne peut pas être plus heureux pour sa fille que depuis qu’elle a trouvé en Clara une personne à aimer, son côté tête en l’air commence sérieusement à l’énerver.

En se débarrassant de sa veste dans le vestibule, Erwann entend du bruit à l’étage.

Non, pas du bruit.

Des gémissements.

Oh seigneur, tout mais pas ça.

Il doit absolument récupérer sa seconde batterie d’appareil photo pour un shooting avec des clients dans une demie heure. Il ne peut pas faire l’impasse sur cet outil de travail. Et comme de bien entendu, ladite batterie est dans son bureau, situé juste à côté de la chambre de sa fille qui, de toute évidence, est en train de s’envoyer en l’air avec sa petite copine.

La poisse ! C’est une malédiction !

— Bouche-toi les oreilles, tant pis, se murmure-t-il à lui-même pour s’encourager.

Avec toute la discrétion dont il est capable, il grimpe l’escalier tel un voleur dans sa propre demeure. Une marche après l’autre, il essaie de passer inaperçu, mais ses quatre-vingt kilos font tout de même grincer les planches en bois.

Malgré ses esgourdes bouchées, les gémissements lui parviennent encore.

Pouah !

Les filles s’en donnent vraiment à cœur joie.

Quelle horreur !

Imaginer sa petite, sa toute petite fille en train de … ah ! non, tout mais pas ça. La scène le met affreusement mal à l’aise. Il appuie plus fort les mains sur ses oreilles, comme si cela pouvait retirer les images qui lui viennent en tête contre sa volonté. Une idée saugrenue lui vient alors à l’esprit : ne serait-ce pas pire si son adolescente était en train de coucher avec un mec ? A cette pensée, la vision d’un garçon carambolant sa grande se fait jour en lui et son visage grimace de plus belle. La sexualité des adolescents vivant encore sous le toit de leurs parents devrait être interdite par la loi !

Certes, elle a bientôt seize ans et c’est de son âge de profiter de son corps, de ses atouts, de ses envies et de tout ce bazar hormonal que connaissent les jeunes gens, mais qu’elle prenne ses précautions pour rester discrète, nom d’un chien !

Si lui-même s’oblige à ne pas ramener de nana à la maison, c’est justement pour éviter ce genre de malaise. Même si, en toute franchise, il tient surtout à les maintenir le plus éloigné possible de sa vie privée. De cette façon, ses conquêtes restent ignorantes de son patrimoine, tenues bien à l’écart par un Erwann hermétique. Ainsi, il n’aura pas de doutes quant à l’attirance potentielle qu’elles pourraient avoir pour son fric, un argument qu’Erwann a souvent entendu dans la bouche de Quentin.

La dernière qui avait foulé le sol de sa maison était… celle à qui il évite de penser mais qui lui revient toujours en mémoire, quoi qu’il arrive…

Les gémissements ont cessé, merde, à force de cogiter, il n’a pas encore eu le temps de s’enfuir. Maintenant qu’il a attrapé sa batterie de rechange sur son bureau, il doit tenter une évasion aussi discrète que son intrusion à l’étage.

Erwann avance à pas de loup dans le couloir menant à l’escalier. Tandis que son pied foule la première marche, son cœur bondit dans sa poitrine :

— Pa’, c’est toi ?

Le talon ripe à cause de la chaussette glissante et voilà que le photographe dévale la moitié de l’escalier sur les fesses, se cognant au passage le bras et le dos contre le bois.

— Ah mais nom de Dieu, Manon, mais qu’est-ce qui te prend de me faire peur comme ça ! T’es folle ou quoi ?! hurle-t-il, en colère, en essayant de se remettre debout après sa chute.

Son bras droit lui fait horriblement mal, ainsi que son épaule. Il a dû se la luxer en tombant, suppose-t-il en la massant.

— Attends, je viens t’aider, propose-t-elle en venant le secourir.

— Mais ça va pas ! vocifère-t-il en apercevant son corps presque nu. Pas à poil nom de Dieu, va t’habiller !

Erwann détourne la tête si vite qu’il en perd à nouveau l’équilibre. Il se rattrape in extremis au garde-corps en acier, manquant de peu de dégringoler encore plus bas vers le rez-de-chaussée. La batterie de secours qu’il tient à bout de bras est la seule qui semble avoir été épargnée en tombant. Son fessier et ses lombaires le lancent, et tout son côté droit semble avec été cogné par un boxeur.

— Mais je vais pas te laisser comme ça quand même, trépigne-t-elle du haut des marches, en faisant de grands gestes des bras, impuissante. Tu t’es fait mal ?

— Va t’habiller. Laisse-moi me démerder et surtout, surtout, sois là ce soir, quand je rentrerai car j’aimerais avoir une discussion avec toi, jeune fille.

Jeune fille ? Retour au temps jadis. De mieux en mieux.

Le ton moyenâgeux qu’il utilise ne lui ressemble pas, mais le monde semble marcher sur la tête aujourd’hui, alors plus rien ne l’étonne.

— Et la prochaine fois, pense à fermer cette putain de porte d'entrée, ça fait cinquante fois que je te le dis !

Manon-Tiphaine repart vers sa chambre, soufflant ostensiblement comme un bœuf, à présent fâchée elle aussi. Erwann redescend les marches une à une, en veillant à ne pas se casser la figure une nouvelle fois. Tout en ronchonnant, il se dirige vers le salon pour récupérer les affaires dont il a besoin pour sa séance photo. Son épaule lui fait un mal de chien mais tant pis, il attendra pour aller consulter Grégoire, son ostéopathe. S’il ne se dépêche pas, il sera à la bourre, lui qui ne supporte pas d’être en retard.

Il fouille dans sa sacoche et en sort un Ibuprofène, qu’il avale cul sec sans eau. Pas le temps de faire des manières, il est pressé. Erwann continue de rouspéter dans sa barbe tout en finissant ses préparatifs. Sa fille ne perd rien pour attendre, rumine-t-il pour lui-même.

Non mais pour qui se prend-elle pour lui faire un plan pareil ?

Soudain, alors qu’il s’écoute penser, il se fait vraiment l’impression d’être un vieux con, aigri et soupe-au-lait. Depuis quand est-ce arrivé ? Depuis quand est-il devenu ce qu’il a toujours détesté ? Ce père la morale, critique et étroit d’esprit. Bien sûr, il le sait. Il ne le sait que trop bien. Il y a peu de chance qu’il l’oublie d’ailleurs. Si seulement elle pouvait quitter ses pensées deux minutes… c’est tellement énervant de ne plus pouvoir s’en défaire alors qu’il n’y a plus rien à faire, justement.

Quand cette obsession cessera-t-elle pour de bon ?

La sonnerie d’une nouvelle notification sms jaillit en provenance de son téléphone. Anaïs.

« Coucou Chou, je t’attends après ta séance. » Le message s’accompagne d’une photo on ne peut plus explicite de la plantureuse brune. Elle s’y présente toute poitrine dehors, ses piercings sur les tétons bien en évidence , la main entre les cuisses, un doigt enfoncé dans son anatomie.

Parfait. Exactement ce dont il a besoin pour oublier sa vie de merde.

Il faudra juste qu’il pense à la bâillonner cette fois-ci.

Elle va prendre cher.

*On utilise le terme "shooter" en photographie, en français, mais en anglais, shooter signifie "tirer" (un ballon etc...)

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