Chapitre 4 : Le beauf

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Le soir-même après sa chute, Erwann rentre de son escapade chez Anaïs, courbaturé et rincé, comme après avoir réalisé une séance de sport. Ce qui était un peu le cas en vérité. Il monte à l’étage en espérant y trouver sa fille, mais cette dernière n’est pas encore revenue de son entraînement. Si tant est que c’est bien au surf qu’elle soit partie et non pas dans un lieu isolé pour s’adonner à d’autres acrobaties. A cette simple pensée, Erwann fronce les sourcils et secoue la tête de droit à gauche, comme pour en évacuer les désagréables idées.

Ça marchait beaucoup mieux avec le foutu télé-écran que sa fille avait gamine.

Au bout d’une vingtaine de minutes, la porte d’entrée s’ouvre et se referme dans un claquement violent qui fait sursauter Erwann, ainsi que le chat paisiblement endormi sur ses genoux.

Au moins, cette fois-ci, elle n'a pas oublié de fermer la porte !

Après quelques tours sur lui-même, Marmiton se réinstalle en boule, comme si de rien n’était. Erwann est assis à son bureau, les pieds posés sur son plan de travail. Il est en train de le caresser distraitement, enfouissant les doigts dans son pelage gris, lorsqu’il voit enfin passer Manon-Tiphaine dans le couloir. Elle l’ignore ouvertement.

Ben voyons.

Alors qu’elle file droit vers sa chambre, feignant d’avoir oublié leur discussion, il intervient :

— T’es en retard Manon, tonne-t-il de sa voix grave. Viens là s’il te plaît.

La jeune fille revient sur ses pas, traînant des pieds et se présente dans l’encadrement de la porte, le visage courroucé, les poings sur les hanches.

— Quoi ? tu vas encore me reprocher ta dégringolade dans les escaliers, c’est ça ? J’y suis pour rien moi !

— Ça arrive souvent ?

— Quoi ?

— Que Clara vienne ici en journée, quand je suis au travail et que tu devrais bosser tes cours ?

— J’avais fait mes devoirs et terminé ce que j’avais à faire. On n’est qu’en septembre, Pa’. C’est la reprise, on n’est pas submergé de boulot. Je ne vois pas où est le problème, franchement. Pourquoi tu en fais tout un cinéma ?

— Je ne m’attendais pas à vous… trouver là. Ça m’a pris au dépourvu.

— Ce n’est pas plutôt parce qu’on était en train de…

— Peu importe ce que vous étiez en train de faire, Manon, la coupe-t-il avec brutalité. Je ne suis pas très à l’aise avec ça.

Le rouge monte aux joues du père comme un thermomètre plongé dans l’eau bouillante.

Quelle horreur cette conversation !

Y a-t-il sur cette planète quelque chose de plus malaisant que de discuter sexualité avec son enfant ?

— Tu n’es pas à l’aise avec le fait que je couche avec quelqu’un ou avec le fait que je couche avec une fille ? demande-t-elle sardonique.

— Cela n’a rien à voir avec ton homosexualité, si c’est ce que tu sous-entends. Cela a à voir avec le fait que c’est tout nouveau pour moi, et que… pour le moment… j’ai besoin d’un peu de temps pour… m’y faire.

Erwann est aussi décontracté que s’il était assis dans le fauteuil de son dentiste, avec la roulette lancée à pleine balle dans la bouche. Cette discussion est un supplice pour lui. Il veut en finir au plus vite, et pour cela, prend son air le plus sérieux possible, pour bien montrer qui est le chef de cette maison.

Le chef ? Retour au moyen-âge ! Allez manants, sortez-moi mon fidèle destrier que je puisse guerroyer !

— Je préfère que tu évites ce genre de… situation, à l’avenir. Que tu évites vraiment.

Le lui interdire serait perçu comme de l’abus de pouvoir. Dommage, pense-t-il, frustré.

— Tu n’avais pas de copines à mon âge ? interroge Manon-Tiphaine, de plus en plus vexée.

— Quel rapport ?

— Ben on dirait que tu ne sais plus ce que c’est d’être jeune, d’avoir quinze ans. Comment on fait nous, si on doit aller ailleurs pour… ?

— Comment ça ?

— Tu n’es pas à l’aise avec l’idée que je couche avec ma copine ici, c’est ça ?

— Pas très à l’aise oui, confirme-t-il en faisant semblant de ranger son bureau en bazar.

— Donc, je couche avec elle où ?

« Mais nulle part, bon sang de bonsoir ! » a-t-il envie de répliquer en hurlant.

Nulle part, nulle part, nulle part. Retourne à ta dinette et ce sera parfait !

— Manon, c’est pas comme ça qu’il faut voir les choses… reprend-il sur un ton faussement pédagogue.

— Je ne vois pas comment les regarder là ! Je n’ai pas de chez-moi car je n’en ai pas l’âge, et si jamais je ramène Clara chez maman, elle va encore me dire que j’ai une vie de débauchée.

— Ta mère t'a dit quoi ?! s’exclame-t-il ahuri, en se levant d’un bond, envoyant valdinguer le chat somnolant par la même occasion.

— Que j’étais une débauchée.

— Hein !? Elle a pas dit ça quand même ?

— Ben si. Les deux d’ailleurs. Elle et Loïc. Tu crois que c’est la première fois que j’entends ça à propos de ma vie sexuelle, Pa’ ? demande-t-elle soudain au bord des larmes.

— Manon…

Erwann se précipite vers sa fille pour la prendre dans ses bras. Sa colère est retombée comme un ballon de baudruche dégonflé. En un éclair, son côté rétrograde disparaît. Marmiton se faufile entre leurs jambes, dans l’espoir que quelqu’un s’occupe de lui et efface l’outrage manifeste qu’on vient de lui infliger, en l’expédiant dans les airs sans une once de remord. Mais personne ne daigne lui prêter attention.

— Ma chérie, je ne savais pas que ta mère t'avait dit un truc pareil, ni que tu l’avais déjà entendu ailleurs. C’est vraiment minable ce genre de discours homophobe. Je déteste ça et je suis vraiment désolé que tu doives supporter cela.

— On nous appelle les goudous au surf. On fait rien de mal pourtant.

Le cœur d’Erwann se fend en deux. Savoir sa fille moquée et rejetée est pire que lorsqu’on le blesse lui-même en le dévisageant à cause de sa nouvelle tête.

— C’est le problème de vivre dans des endroits éloignés. On serait à Paris, personne ne ferait attention à vous, mais ici, dans le trou du cul du monde, les différences sont toujours mal perçues.

Bien que son discours lui paraisse caricatural, il sait qu'il est plus difficile d'afficher sa différence dans un endroit isolé que noyé dans la masse d'une grande ville, comme il en a connu. Sa fille serait moins la cible de quolibets dans une métropole, au même titre qu’il est sûrement plus aisé pour Gwendoline de se prostituer en toute discrétion à Nantes. Lancé dans son argumentation bancale, Erwann continue :

— Rappelle-toi comme Quentin a galéré quand il a voulu installer son salon de tatouage ici. On le traitait de skinhead, de marginal, de dépravé, juste parce que le tatouage n’était pas encore entré dans les mœurs locales.

— Mais il est dépravé ! réplique-t-elle, moitié en riant, moitié en pleurant.

— Oui, c’est un fait, acquiesce-t-il en souriant lui aussi. C’était un mauvais exemple, pardon.

Et le pire, c’est que je lui ressemble de plus en plus, raisonne lucidement Erwann pour lui-même. Détester quelqu’un et lui en vouloir à mort pour son comportement, pour finir par l’imiter ensuite, si ce n’est pas le comble de l’absurdité, ça.

— Prenons Richard, tiens, reprend-il plus inspiré. Je ne t’en parlais pas, mais lui aussi en a pris pour son grade. À plusieurs reprises, j’ai dû taper du poing sur la table avec Quentin pour le défendre et monter au créneau, sans cela, il se serait peut-être fait agresser. J’entends encore le terme tapette quand certains parlent de lui. Je n'ai appris que très récemment que tu étais homsexuelle... et je ne pensais pas qu'il t'arriverait la même chose qu'à Richard. Parce que tu es une fille, je pensais que ce serait plus facile pour toi. Je me voilais la face. À présent, j'ose à peine imaginer les remarques blessantes que tu dois supporter au quotidien. Je suis désolé, ma puce, j’ai été très con aujourd’hui. J’aurais dû me réjouir de ce qui t’arrivait plutôt que de me transformer en gros beauf.

Il la serre plus fort et l’embrasse sur le front.

— Je m’en veux vraiment.

— Je sais bien pourquoi t’es comme ça, Pa’, dit-elle évasive.

— Ah bon ?

— Tu n’es plus vraiment toi-même tu sais, depuis quelques temps, depuis que… tu es à nouveau seul…

Elle ne prononce pas le prénom de Gwendoline, parfaitement consciente que cela ne fera que rouvrir la plaie de son père et c’est bien la dernière chose qu’elle souhaite.

— Je suis vraiment devenu imbuvable j’ai l’impression… soupire-t-il, dépité.

— Tu es malheureux, c’est tout…

— Tu as raison, ma puce. Je suis malheureux. Mais ça n’excuse pas tout. Toi aussi tu as tes problèmes, comme tu viens de me le raconter et je n’ai pas été là pour toi ces temps-ci. Pourtant, je suis ton père, pas ton geôlier. Je devrais être capable de t’écouter quand tu as des soucis, pas de t’engueuler parce que tu passes du temps avec ton amoureuse. Je n’ai pas été très disponible ces derniers mois, et je m’en excuse. Mais je vais faire plus attention Manon, je te le promets. Je ne te promets pas que je vais être joyeux mais au moins, je vais essayer d’être moins à cran. Plus cool.

Elle hoche la tête, soulagée par ses paroles réconfortantes. À cet instant, elle a l’impression de retrouver enfin son père, celui qui l’a toujours épaulée, encouragée et valorisée. Avant que…

— Que s’est-il passé Papa ? demande-t-elle, désireuse de crever l’abcès.

— Quand ?

— Avec Gwen…

— Ma puce, je n’ai pas envie d’en parler, je t’assure… C’est trop difficile, se dérobe-t-il, en regardant ailleurs.

— Je sais mais… je me disais juste… vous aviez l’air si amoureux, Pa’. C’était WOW, vous deux. Je n’avais jamais vu un tel bonheur entre deux personnes. Tu irradiais à côté d’elle, et elle, elle te regardait avec des yeux… j’te jure, Papa, je n’avais jamais vu ça…

— On a été très heureux, c’est vrai, reconnait-il la gorge serrée.

Cela le fait souffrir d’affronter cette vérité du passé, mais il doit s’y faire et apprendre à vivre avec.

— À présent, Gwen a tourné la page, explique-t-il, à cœur ouvert.

— Tu en es sûr ? insiste Manon-Tiphaine, la voix remplie d’espoir.

— On ne peut jamais être sûr de rien dans la vie. Mais elle a été très claire et je crois vraiment qu’elle m’a rayé de sa vie.

— Oh Pa’, je suis tellement désolée, dit-elle en laissant échapper des larmes de compassion pour ce père qu’elle aime tant.

— Moi aussi, ma puce, crois-moi, moi aussi…

Dans les bras de sa fille, il pleure pour la première fois depuis longtemps. Et bien qu'il retienne ses larmes, quelque chose en lui à cédé. Il sent que ce soir, il a parlé avec sincérité, et ce, pour la première fois depuis des mois.

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