Chapitre 14 : Les démons de la nuit

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Samedi 24 Septembre 2022, cinq heures du matin.

En montant dans sa voiture, en plein cœur de la nuit noire, tout lui paraît d’une limpidité évidente. Gwendoline démarre et se dirige vers la station-service la plus proche. Le pompiste la salue derrière son comptoir lorsqu’elle pénètre dans la boutique Total. Les néons éblouissants lui éclatent la rétine des yeux.

— Je dois faire un peu de route et ça fait longtemps que je n’ai pas vérifié la pression de mes pneus. Pourriez-vous vous en occupez s’il vous plaît, je ne suis pas très douée pour ça.

L’homme acquiesce en émettant un son guttural.

— Je ferai le plein aussi, bien entendu.

— Diesel ou essence ?

— Diesel.

Ah ça, pour être une diesel, c’est une diesel !

Voilà cinq mois que cette décision aurait dû être prise, qu’elle savait ce qu’elle avait à faire. Seule l’intervention involontaire d’Alexandre l’avait sortie de son coma émotionnel. Le pauvre, elle l’a laissé en plan, sans même lui avoir laissé un mot d’explication. Elle lui enverra un message dans la journée pour le rassurer. Il n’y est pour rien. Enfin si, pour beaucoup, mais pas comme elle s’y attendait.

— Où sont les toilettes, s’il vous plaît ? demande-t-elle en les cherchant du regard.

— La porte au fond. Donnez-moi vos clefs, je m’en occupe.

Elle le remercie chaleureusement en lui tendant son trousseau et file voir la tête qu’elle a dans le miroir des sanitaires.

— Eh ben… pas sûre qu’un peu d’eau fraîche suffira à réparer les dégâts, se lamente-t-elle en voyant ses yeux barbouillés de noir.

Elle se recoiffe avec la brosse ronde qu’elle a extirpé de son sac en bordel. Puis, se lave les mains, les avant-bras et toutes les parties du corps qu’elle peut atteindre et qu’Alexandre a touché. Comme si elle cherchait à faire disparaître ses empreintes. Un coup de parfum, un trait de khôl pour étirer son regard fatigué et un dernier passage aux toilettes avant de partir. Elle utilise la petite protection jetable pour recouvrir la lunette et s’installe de tout son poids, exténuée. Ses cuisses n’auraient pas supporté de tenir en équilibre pour éviter les rebords. Les toilettes sont clean, heureusement. Elle suppose que l’employé de ménage vient de passer, vue l’heure matinale. En s’essuyant, elle sent une matière visqueuse, gluante, qui lui rappelle de… la semence.

Elle renifle le papier usagé. L’odeur caractéristique du foutre lui fait froncer le nez et confirme ses craintes.

Putain de bordel de merde mais qu’est-ce qu’il a foutu ce con !

De la semence en elle.

Elle ne comprend pas. Ils ont mis une capote. Cela dit… elle ne l’a pas vue à la fin, remarque-t-elle avec un train de retard. C’est Alexandre qui l’a retirée et jetée dans la poubelle de la salle de bain. Et il ne lui a parlé de rien. Pourtant, une capote percée, ça se voit. Sauf si on n’a pas l’habitude d’en utiliser… Lui revient soudain en mémoire, comme un boomerang inattendu, ce qu’il lui avait dit sous le coup de l’émotion :

— Je n’ai pas l’habitude d’en mettre… ma femme prend la pilule…

Elle essaie de comprendre malgré son esprit embué. Sous ses fesses, le drap était humide mais c’était son propre fluide qui s’était répandu sur le tissu, signe du plaisir qu’elle avait pris quand ils avaient fait l’amour. À aucun moment, elle n’avait senti autre chose. À moins de s’être trompée bien évidemment. Elle était restée allongée dans le lit et aucun des deux n’avait pris de douche après leurs ébats. Ce qui était là encore inhabituel avec un client. Sauf qu’à ce moment-là, Alexandre n’était plus vraiment celui qu’il devait être. La preuve en était lorsqu’ils s’étaient serrés l’un contre l’autre durant toute la durée de leur relation sexuelle, avides de douceur et de tendresse. Ils avaient agi comme un couple normal, avant qu’Alexandre ne sombre dans un sommeil profond et qu’elle ne s’adonne à ses ruminations nocturnes.

Comme un couple normal, donc.

Elle n’avait pas été aux toilettes, comme elle le fait d’ordinaire après l’acte, pour éviter les cystites. Alors forcément, elle n’avait rien constaté d’anormal. Et elle n’avait pas vu le préservatif usagé non plus. Avait-il été malencontreusement percé ?

Elle n’avait pas la réponse.

Y avait-il un risque ?

Elle avait peur de la réponse.

Période d’ovulation, capote éclatée, sperme sur le papier hygiénique, et même dans le fond de son jean, constate-t-elle, effrayée en regardant le tissu entre ses jambes.

Putain de bordel de merde.

De suite, elle se martèle : « tu as quarante ans, tu n’es plus aussi fertile qu’avant, pas d’affolement. »

Ce n’est pas un déni de grossesse, à ce stade, c’est un déni de conception. À la première pharmacie ouverte qu’elle trouvera sur son chemin, elle ira acheter une pilule du lendemain. Puis prendra rendez-vous pour des tests, même si le risque est minime. Mieux vaut prévenir que guérir. Comme elle l’avait dit à Erwann au phare : « un problème, une solution ».

— Vous allez bien ? demande le pompiste derrière la porte.

— Oui, excusez-moi, j’étais en train de réfléchir.

— Drôle d’endroit pour cogiter, Mademoiselle, répond-il amusé. Vos pneus sont prêts. Le plein est fait.

— Merci à vous, c’est très gentil. J’arrive.

Regonflée à bloc, elle se réajuste en s’efforçant d’oublier ses dernières découvertes. Elle est prête pour prendre la route. À l’autre bout du chemin, son avenir. Au bout du bout du monde, son destin.

Le trajet n’a pas la même saveur que la première fois, mais il a le goût de l’aventure et c’est excitant. Avant de partir, elle a fait un rapide calcul de son planning. Bien sûr, n’importe quoi aurait pu le chambouler et il pourrait très bien être dans son appartement de standing, à Nantes. Mais elle ne sait pas où se situe ce dernier. Il n’a jamais eu le temps de l’emmener là-bas. De même qu’il pourrait s’être envolé à l’autre bout de la France pour son travail, ou pire encore, à l’étranger.

Guidée par son instinct, qui la pousse à agir, elle décide de tenter le tout pour le tout. Elle a besoin de le voir, c’est une priorité, un absolu, auquel elle ne peut se dérober. Tant pis si elle se plante. Tant pis si elle fait la route pour rien. Elle ne peut pas ignorer cette injonction qui lui ordonne d’y aller, ce flash qu’elle a eu dans la chambre d’hôtel. Comme si Erwann l’appelait.

En arrivant devant sa propriété, tout lui paraît familier. Elle a l’impression d’avoir quitté l’endroit la veille. Elle sort de la voiture et s’étire. Trois heures et demi de route et son dos la torture. Il est bientôt neuf heures. La rosée du matin rend l’air ambiant frais et humide. Cela la réveille plus que le café qu’elle a bu en conduisant. Le portail est fermé mais il y a un interphone. Elle espère qu’il ne l’a pas débranché, comme il l’avait fait lors de leur unique nuit ici. Les souvenirs l’assaillent.

— Aucune envie qu’on vienne nous déranger, avait alors décrété le Breton avec un clin d’œil. Je suis tout à toi et rien qu’à toi.

Sera-t-il encore tout à elle et rien qu’à elle ? Son cœur bat la chamade.

Le doute est permis mais à présent qu’elle est postée devant sa villa comme un chien de garde, il serait stupide de faire marche arrière. C’est un jour de semaine et Manon sera peut-être là. Peu importe, Gwendoline prend le risque. Elle doit savoir. Elle doit le voir.

Son doigt tremblant est pointé vers l’interrupteur. Elle hésite, terrorisée. Puis appuie sur la sonnette, le cœur prêt à défaillir. Son ventre se tord, dévoré par l’anxiété de cette folie à laquelle elle a cédé. Ses jambes ne la portent quasiment plus.

Dans l’attente d’une réponse qui tarde à venir, tout son corps frémit de plus belle, jusqu’à ses dents qui se mettent à claquer. Pourtant, en ce doux mois de septembre, il fait encore bon, même à l’extrême nord de la pointe bretonne.

Personne ne vient.

Elle retente, désœuvrée. Il faut qu’elle sache.

— Ouais.

Dans un grésillement désagréable, une voix chaude et rugueuse lui répond. Pas une voix. Sa voix. C’est lui.

Lui.

— Ouais, qui est là ?

Elle sait où est la caméra de la visio et se décale. Vu sa tête, elle préfère éviter de se donner en spectacle.

— Allô ? insiste-t-il légèrement agacé. C’est pour quoi ?

— Erwann ? bredouille-t-elle d’une voix d’outre-tombe, lointaine et fantomatique.

Silence. Elle entend sa respiration saccadée dans l’appareil. Il doit avoir la bouche collée au micro.

— Gwen ?

Parle, bon Dieu, tu es là pour ça, se somme-t-elle intérieurement.

— Oui, c’est moi, répond-elle tout bas, les cordes vocales chevrotantes.

— Attends-moi, je descends, lance-t-il avec énergie, comme s’il venait de percuter. J’arrive.

— Putain, Erwann, à qui tu parles ? Je cherche comment faire fonctionner ta saloperie de machine à café. J’y comprends rien.

L’interphone marche encore. Gwendoline se souvient qu’il faut couper l’interrupteur pour faire cesser la communication. Dans son empressement à venir la rejoindre, Erwann a dû oublier cette étape. Elle entend tout. La personne est loin, probablement dans la cuisine, mais le son porte suffisamment jusqu’au micro. Les paroles de l’inconnue résonne dans le haut-parleur :

— Mais tu vas où comme ça bordel ? Et en calbute en plus !

Elle imagine la femme, pieds nus dans la cuisine, en train d’essayer de faire marcher la machine à café. Gwendoline non plus n’avait pas réussi à la faire fonctionner sans l’aide de son propriétaire. Mais il avait été d’une patience d’ange avec elle et lui avait montré comment procéder, après leur goûter. Il voulait un café, elle voulait lui faire plaisir et le lui préparer.

Une autre époque, un autre temps, une autre femme.

Gwendoline reste debout, tétanisée, l’oreille collée à l’interphone, hypnotisée par ce qui se déroule dans l’intimité de la villa du breton. Quand elle entend la porte d’entrée s’ouvrir au loin à l’extérieur, elle s’éloigne de l’appareil comme si elle avait pris une décharge, et déguerpit sans demander son reste.

Le temps qu’Erwann ouvre son portail, elle a déjà fait une marche arrière digne d’une course de rallye avant de se remettre dans le bon sens pour filer droit devant elle. Pieds nus, il ouvre enfin sa porte et sort sur le perron de sa propriété, en hurlant, à pleins poumons :

— Gwen !! Gwennnnnnnn, reviens !

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