Chapitre 15 : La bouée de sauvetage

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Gwendoline gare son véhicule face à la mer. Elle regarde l’heure sur son cadran. Neuf heures trente. Derrière elle, Camaret se réveille. Ses commerces de proximité s’animent joyeusement. Les gérants s’apostrophent et sortent pancartes et étals pour annoncer l’ouverture de leur boutique. Les passants flânent ou s’installent en terrasse avec un café et le journal, pour profiter de ce bel été indien. L’automne est là, c’est la saison préférée de la nantaise. Encore sous le choc, les mains glacées sur le volant de son SUV, elle essaie de se concentrer sur le positif. Bientôt les séances photos auront lieu dans des décors de rêve, voilà sur quoi elle peut fixer ses pensées.

Elle sort de la voiture, hagarde, et se dirige vers le centre-ville pour prendre un petit déjeuner, avant de repartir chez elle. Sa tension est trop basse, elle le sent. Son corps tremble de partout. Quand a-t-elle mangé pour la dernière fois ? Hier, en fin de journée, des fruits et deux yaourts nature avant son rendez-vous à l’hôtel avec Alexandre.

Désorientée, elle erre comme une âme en peine, à la recherche d’une boulangerie, d’un café où elle puisse s’asseoir et récupérer. Une devanture attire son œil fatigué. Elle se poste devant et observe les immenses affiches, sur lesquelles apparaissent plusieurs visages masculins. Elle en reconnaît deux.

Erwann et Quentin sont chacun sur un poster, exposés sur la vitrine de ce barbier. Le salon appartient forcément à Richard. Troublée, elle relève la tête, cherchant un indice validant son hypothèse. L’enseigne est une franchise de Barber Shop, et le coiffeur n’a rien trouvé de mieux que d’embaucher ses deux potes pour faire la promotion de son établissement. Comme c’est original, pense-t-elle, cynique.

N'empêche qu’ils sont beaux ces deux cons.

— Gwen ?

Surprise, elle tourne la tête vers la porte d’entrée, d’où lui parvient la voix de … Richard, qui apparaît sur le perron. Le voilà l’indice qu’elle cherchait.

— Salut.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demande-t-il avec des yeux ronds comme des soucoupes. Erwann sait que tu es à Crozon ?

Elle acquiesce, les yeux embués. Sa vision se trouble au souvenir de ce qui s'est passé un peu plus tôt.

— Ok, je vois. Bon, tu ne vas pas rester plantée là comme un piquet. Viens, je t’emmène prendre un petit dèj’ à côté, pour que tu me racontes ça. En plus, t’as l’air à deux doigts de tomber par terre.

Le coiffeur fait volte-face vers l’intérieur de sa boutique, explique qu’il part en rendez-vous et revient dans trente minutes. Puis attrape sa veste et prend les devants, lui indiquant de le suivre d’un signe de tête.

Gwendoline s’exécute, encore sonnée. En passant devant le miroir de la boulangerie, elle voit son reflet et lève les yeux au ciel de dépit.

On dirait une serpillère mal essorée.

Richard lui propose de s’installer en terrasse au soleil et de l’attendre. Cette pause lui fait du bien. Les premiers rayons du soleil dardent sur elle leur chaleur bienfaisante. Le ciel est d’un bleu vif, intense, monochrome. Pas un nuage. Ces derniers ne sont que dans sa vie. Quelques minutes plus tard, Richard revient avec un plateau chargé copieusement de délicieuses victuailles. Viennoiseries et cafés sont de la partie.

— Qu’est-ce que tu prends ?

— Café au lait, s’il te plaît, répond-elle affamée en lorgnant sur la nourriture.

— Tu veux manger quoi ?

— Un croissant, s’il te plaît.

— Prends ça, dit-il en lui donnant un croissant, un pain au chocolat et des chouquettes.

Elle accepte le croissant et le pain au chocolat de bon cœur, mais repousse les petites boules aux pépites de sucre.

— Pas de chouquettes pour moi. J’en ai un mauvais souvenir.

À ce stade, ce n’est plus un mauvais souvenir, c’est un traumatisme. Les chouquettes, les toilettes, le malaise. Plus jamais elle ne pourra en manger une seule sans se rappeler où cela la conduit.

— Ok. Jus d’orange ?

— Non merci. Erwann voit quelqu’un ? demande-t-elle avec empressement.

La fatigue la rend impatiente et même si elle craint de passer pour une curieuse ou une malpolie, elle a besoin de savoir.

— Je ne vais pas te mentir, commence-t-il en grimaçant, Erwann voit beaucoup de monde depuis quelque temps.

Il se frotte le visage des deux mains, comme pour effacer l’inquiétude que cette situation lui cause.

— Tu l’as vu avec une femme ? reprend-il, soucieux.

— Non, j’ai juste entendu une voix féminine chez lui, à travers son interphone. Je suis passée à la villa tout à l'heure mais je suis repartie avant d'avoir pu lui parler.

Richard opine du chef en leur versant du café. Il ne sait par où commencer. Mais Gwendoline ne lui laisse pas le temps de cogiter et rebondit déjà :

— Qu’est-ce que tu entends par « il voit beaucoup de monde » ?

— Erwann ne va pas bien du tout, Gwen. Il sort plusieurs soirs par semaine et ça finit presque toujours en…

— Oui, je comprends, le coupe-t-elle.

Elle n’a aucune envie d’avoir les images en tête. Ces déclarations la sidèrent. Elle mélange nerveusement son café et le lait tiède.

— C’est pire que ce que tu penses, je t’assure, renchérit Richard, qui semble prêt à exploser. S’il ne faisait que les enchaîner… mais il les traite comme de la merde.

— À ce point-là ? interroge-t-elle, surprise.

— Je ne te dirais pas qu’il a pété les plombs mais on n’en est pas loin. Lui que j’ai toujours connu gentleman et respectueux des femmes, il s’est transformé en dernier des connards, je n’ai pas d’autres mots pour le décrire.

— Mon dieu… soupire-t-elle, désœuvrée.

Comme à l’époque de la mort de Guillaume, Gwendoline se sent coupable de cet état de fait.

— Tu me vois comme la responsable de cette situation ? s’enquiert-elle, inquiète.

— Bien sûr que non, rétorque-t-il en terminant de mâcher une énorme bouchée de pain au chocolat. Même s’il souffre de votre séparation, rien ne justifie son comportement.

— Pourquoi agit-il ainsi ?

— Pour oublier votre histoire, j’imagine. Et cela ne marche pas du tout, c’est le moins que l’on puisse dire. Pas plus tard que la semaine dernière, il pleurait en parlant de toi.

— Vraiment ? s’étonne-t-elle.

Erwann, pleurer ? Ça ne lui ressemble pas.

— Vraiment. Et je ne l’ai jamais vu pleurer de ma vie. Ce mec est un roc, aucune émotion ne sort de son corps. D’ordinaire. Mais là, il est devenu violent, colérique, imbuvable. Bref, un enculé. Et pas dans le bon sens du terme.

La tentative d’humour grivois du coiffeur décroche un sourire à la jeune femme, qui a toujours apprécié le caractère franc et brut de décoffrage du meilleur ami de son ex-compagnon.

— Qu’est-ce que je dois faire ? finit-elle par demander, indécise.

— Pourquoi es-tu venue ?

— Pour le voir.

— Tu veux te remettre avec ?

— Je voulais… le voir, finit-elle, confuse.

Ses mains triturent la nourriture qu’elle n’arrive plus à avaler. En face d’elle, le coiffeur continue à engloutir son petit-déjeuner comme s’il n’avait pas manger depuis des jours.

— Je n’ai pas réfléchi, Richard. Je suis partie de Nantes tôt ce matin sur un coup de tête. Je n’ai pas du tout prémédité cette visite. J’ai calculé vite fait le moment où il devait être à Nantes, et celui où j’aurais le plus de chance de le trouver à Crozon. Je pouvais me tromper mais j’avais vraiment besoin de venir, de le voir, de lui parler, alors j’ai tenté le coup. Je ne m’attendais pas à ça.

— Il ne va plus beaucoup à Nantes.

— Pourquoi ? Il a un appartement là-bas.

— Trop de souvenirs, j’imagine. Il parle de le vendre.

— Ah oui ? On a des souvenirs aussi à Crozon, à Brest et … au phare.

— Il n’y va plus non plus. Pour ce qui est de Nantes, je pense que c’est aussi en partie à cause de la perte de sa seconde fille. C’était au CHU. Ça ne doit pas aider à oublier.

— Je n’y avais pas pensé. Merde….

— Quoi ?

— Quand il est venu me voir, il y a cinq mois, à l’hôpital, j’étais au CHU… cela a dû lui rappeler des mauvais souvenirs.

Elle se mord la lèvre et met sa tête entre ses mains, le visage au-dessus de sa tasse fumante. Une petite mèche de cheveux vient tremper dans la mousse à la surface de son mug. Richard l’attrape et la replace derrière l’oreille de Gwendoline. Cette dernière relève la tête, le visage décomposé.

— J’ai été horrible, Richard.

— Tu ne pouvais pas penser à tout. Tu n’étais toi-même pas très en forme, de ce que j’ai pu comprendre. D’ailleurs, tu vas mieux ? s’enquiert-il en la dévisageant.

— Oui, beaucoup mieux merci.

— Je suis content de l’apprendre. Enfin une bonne nouvelle.

— Comment va Manon ?

— Ma beauté ? Ah ça, elle va bien, dit-il en retrouvant un visage jovial. Elle a une chérie, Clara, et elle grandit tout comme il faut, si tu vois ce que je veux dire.

Son regard gourmand et son rictus en coin lui donnent la traduction de ses explications subliminales. Gwendoline se réjouit sincèrement que la jeune fille ait trouvé chaussure à son pied.

— C’est mignon… Tant mieux si tout se passe bien pour elle, c’est une chouette gamine. Elle ressemble beaucoup à Erwann.

— Oui, heureusement, elle a pris plus d’Erwann que d’Alice.

— Tu n’as pas l’air de l’apprécier, remarque-t-elle en lui tendant une perche.

— Elle n’a pas été correcte avec Erwann, élude-t-il entre deux gorgées de café.

— Je sais qu’ils ont traversé une période difficile après le décès de leur fille, mais je n’en sais pas plus. Erwann m’en a parlé au phare, mais je voyais que c’était douloureux pour lui de l’évoquer, alors je n’ai pas insisté.

— Tu as bien fait, confirme-t-il en hochant la tête.

Puis, comme pour chasser des tensions naissantes en lui, il s’étire en arrière, en faisant craquer ses épaules et sa nuque, avant de revenir poser ses coudes sur la table carrée un peu bancale. Il plonge ses yeux gris acier dans ceux de Gwendoline et reprend :

— Il ne t’en aurait pas dit plus. Ce n’est pas un grand bavard notre ermite. Mais pour en revenir à Alice, elle l’a cocufié. Donc, non, je ne la porte pas dans mon cœur. Si tu n’aimes plus quelqu’un, tu le lourdes et c’est tout.

— Je comprends.

— Ça l’a rendu méfiant. Imperméable. Dur.

— Pas avec moi, déclare-t-elle nostalgique, en repensant à son attitude charmante durant leur romance écourtée. J’ai du mal à le reconnaître dans la description que tu m’en fais. Il était très différent dans mon souvenir.

— Comment ça ?

— Doux, romantique, sensible. Terriblement gentleman, prévenant, attentionné. Câlin aussi… très câlin.

— On parle bien du même ? demande-t-il en riant, après l’éloge de ce qui lui semble être une tout autre personne.

Elle opine vigoureusement du chef, avant d’éclater de rire à son tour et de reprendre :

— C’est lui qui n’a pas voulu qu’on… couche ensemble, alors, quand tu me racontes son comportement actuel, je tombe des nues.

— Si tu lui revenais, il redeviendrait peut-être le Erwann que tu as connu.

La remarque reste suspendue en l’air. Un ange passe entre eux, lourd de sous-entendus et de non-dits. « Avec des si moi je coupe du bois », dirait Manuella.

— Cette femme ce matin, c’était qui ?

— Aucune idée. Il a un répertoire à disposition. Certaines jouent le jeu et n’en demandent pas plus. D’autres veulent s’engager alors il s’en débarrasse comme une paire de chaussettes sales. Mais une chose me surprend quand même.

— Laquelle ?

— Il m’a dit qu’il ne voulait pas les ramener chez lui, à cause de Manon.

— Alors celle-ci, c’est peut-être du sérieux… suggère-t-elle, dépitée.

— Il ne m’a parlé d’aucune nana qui sortait du lot. C’est peut-être un simple concours de circonstance… Lui seul pourrait t’en dire plus.

— Je ne suis plus sûre que ma visite soit une bonne idée, finalement.

Prononcer cette phrase lui envoie l’équivalent d’un coup de poignard dans le cœur. Elle ne peut pas abandonner si près du but. Quand bien même la vérité la mettrait à terre.

— Tu n’es plus sûre de toi à cause de ce que je viens de dire ?

— Je sais ce que je ressens pour lui et ce que j’espérais en venant ici… mais… et si je m’étais trompée ? Il est peut-être passé à autre chose, tout simplement.

— Honnêtement, j’en doute fort mais bon, il ne me raconte pas tout. Je te propose un truc.

— Vas-y.

— Tu viens de te faire trois heures et demi de route à l’aube, et je ne suis même pas sûr que tu aies dormi cette nuit.

Elle sourit.

— J’ai vraiment une sale tête, hein ?

— Je t’ai vue plus reposée, confirme-t-il en riant. Je travaille aujourd’hui mais je peux te laisser chez moi, pour que tu dormes un peu, que tu te douches, et ce soir, si tu le souhaites, on en discute à tête reposée. J’ai envie de prévenir Erwann. Il doit penser que tu es repartie. Je vais lui envoyer un message pour lui dire que tu es encore là, à Crozon.

Richard attrape son téléphone dans la poche avant de sa veste et commence à pianoter.

— Il est capable d’aller à Nantes te retrouver, dit-il en rédigeant son texto. Je lui explique la situation, que tu es chez moi, que tu as besoin de temps pour digérer ce qui s’est passé ce matin. Et j’ajoute que tu le verras peut-être ce soir.

— Mets bien « peut-être », s’il te plaît.

— Je le fais. S’il n’est pas trop con, il attendra ce soir, et vous pourrez, « peut-être », en parler ensemble.

— C’est adorable de ta part, Richard.

Les yeux cernés de Gwendoline s’illuminent d’une lueur d’espoir à l’idée de revoir le beau Breton, teintée néanmoins d’un soupçon d’appréhension. Cinq mois qu'elle ne l'a pas vu. Et si entre eux, tout avait changé ? Et si Erwann n'avait plus rien à voir avec celui de ses souvenirs ?

— Je serai là, la rassure aussitôt le coiffeur qui décrypte ses craintes. Vous êtes deux imbéciles qui avez besoin d’un peu d’aide. Le sms est parti. Je te ramène chez moi dès qu’on a fini de manger. Tu as besoin de repos.

— Je te remercie, dit-elle en posant une main froide sur celle de Richard, chaude et virile.

Gwendoline sourit, de nouveau enthousiaste devant les perspectives inédites de cette journée. En plein marasme, Richard est la bouée de sauvetage qui lui épargne la noyade.

— Il n’y a pas de quoi. Je t’avouerais que cela m’arrangerait que vous vous remettiez ensemble.

— Pourquoi ?

— Je veux retrouver le Erwann que tu as connu. Celui d’aujourd’hui est un sale connard qui me sort par les yeux.








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