Chapitre 18 : Le balafré

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Gwendoline regarde l’heure sur le réveil. Ce dernier affiche quatre heures du matin. Dans le silence de la nuit, elle entend la respiration calme d’Erwann. Lui non plus ne dort pas. Depuis leurs retrouvailles, aucun des deux n’a fermé l’œil. Ils profitent de la présence l’un de l’autre, se rassasiant de leur corps comme deux affamés privés de vivres depuis trop longtemps. À la lueur de la bougie qu’Erwann avait allumée à la tombée de la nuit, Gwendoline détaille encore et encore son visage, comme pour en réapprendre les contours abîmés, la nouvelle cartographie. Elle caresse sa barbe courte, toujours aussi brune, mais de plus en plus parsemée de touches argentées. Tandis que son pouce parcourt la petite dune de sa cicatrice, elle rompt le silence :

— Où crois-tu que Richard soit allé dormir ?

— Chez Alban. Son mec du moment.

— Son « mec du moment » ? Lui aussi en a toute une cargaison ?

Le jeune homme sourit, un peu mal à l’aise.

C’est de bonne guerre.

Il sent qu’il va devoir s’accoutumer à recevoir toutes les piques qu’elle risque de lui envoyer dans les temps à venir. Il l’accepte de bon cœur, persuadé qu’il le mérite. Il veut faire amende honorable, et si pour cela, il doit s’en prendre plein la tête pendant encore des semaines, il est prêt à subir ce bizutage verbal. Il est prêt à tout pour elle.

— Non, juste deux, je crois. Je ne sais pas, je ne sais peut-être pas tout. Je n’ai pas été très cool avec lui ces temps-ci, je pense que cela refroidirait n’importe qui pour se confier.

Gwendoline hoche la tête. Une question lui brûle les lèvres.

— Erwann… j’ai besoin de savoir…

— Oui, dis-moi.

— Ce matin… enfin hier matin… enfin tu m’as comprise. C’était qui ?

Son amant soupire à s’en vider l’intégralité des poumons.

— Anaïs.

Anaïs la foldingue qui, un jour, l’avait suivi jusque sur le trottoir pour l’insulter car il était parti de chez elle un peu trop brutalement. Il la revoit lui courir après, pieds nus sur le bitume, en nuisette transparente, s’arrêtant au portail de sa cour, gênée par le passage impromptu de ses vieilles voisines traînant leur caddie. Il la revoit la veille, dans son lit, lui demandant des choses encore plus tordues que d’habitude. Anaïs, toujours, hurlant lorsqu’il l’avait virée de chez lui au petit matin, pour essayer de rattraper Gwendoline, dont il n’avait jamais retrouvé la trace sur la route. Anaïs, qu’il allait se faire un plaisir de dégager de sa vie définitivement. Comme toutes les autres.

— Elle et toi, ça dure depuis longtemps ? J’imagine que si tu l’as fait venir chez toi, c’est qu’il y avait une raison.

— C’est la seule et unique fois où elle est venue à la villa. Je ne dis pas ça pour me dédouaner mais parce que c’est la vérité. Il y a eu un concours de circonstances.

Gwendoline le regarde, attendant la suite. Le jeune homme comprend le message. Il va falloir qu’il parle. Qu’il déballe tout.

— D’ordinaire, c’est moi qui allais chez elle. Mais, à ce qu’elle m’a dit, et ça vaut ce que ça vaut, sa sœur est arrivée à l’improviste… Anaïs en a profité pour s’inviter chez moi. Et quand je te dis s’inviter chez moi, elle a vraiment débarqué chez moi. Je ne l’attendais pas. Je ne lui avais même jamais dit où je vivais, mais elle s’était renseignée. Tout se sait sur cette saleté de presqu’île et l’adresse du « balafré » se trouve facilement.

— Le quoi ? rugit la jeune femme en se mettant sur les coudes.

— Le balafré, soupire-t-il. C’est mon nouveau surnom.

— Il y a des gens qui t’appellent comme ça, vraiment ?

— Oui.

— Qui ?

— À peu près tout le monde, je dirais.

— Mais les gens sont complètement cons ! s’insurge-t-elle, outrée.

— Ben c’est pas nouveau, répond-il hilare. Et le fait d’avoir trimballé ma sale tronche partout, de jour comme de nuit, n’a rien arrangé au schmilblick. Je suis reconnaissable entre mille, maintenant. Difficile de passer inaperçu.

— Mon dieu, c’est juste… horrible.

— Ma tête ? Ah oui je suis d’accord.

Erwann sait qu’elle va bondir et s’énerver de son trait d’humour noir mais il ne peut s’empêcher de la taquiner. Il la trouve tellement sexy quand elle se fâche.

— Ne parle pas de toi comme ça ! monte-t-elle au créneau, sans surprise. Je ne supporte pas.

— Je sais. Je te connais un peu, ajoute-t-il avec un clin d’œil.

Elle le regarde les sourcils froncés, les yeux noirs d’une colère qui monte en elle à grande vitesse.

— Je suis sérieuse, Erwann. Si j’entends quelqu’un t’appeler ainsi, je vais sortir de mes gonds !

— J’adore ton côté tigresse.

— En parlant de tigresse, cette… Anaïs, je l’ai entendue dans l’interphone. Elle avait l’air, wow, un peu à cran, non ?

— C’est une vraie furie, confirme-t-il en riant.

— Et toi, tu l’as fréquentée ? assène-t-elle sur un ton de reproche.

— Gwen…

Elle se décale un peu et reprend son air mauvais, l’observant comme s’il avait trois ans et qu’il venait de dessiner sur des murs blancs fraîchement repeints.

— Je veux savoir.

— Oui, je sais, mais te parler de ça, c’est vraiment… très gênant.

— Raconte. Depuis combien de temps, à quelle fréquence et surtout, surtout, pourquoi elle ?

Erwann s’adosse à l’oreiller qu’il vient de relever. Elle n’en démordra pas. Autant en finir au plus vite et tout avouer maintenant.

— Tu te rappelles ce moment dans le phare où toi et moi on était debout et où je t’ai collée contre le mur ?

— Oui, très bien, répond-elle, à nouveau radoucie par la nostalgie de cette époque. Tu avais l’air un peu… effrayant.

— Comme je te l’ai dit à ce moment-là, je n’avais jamais été comme ça auparavant et… après notre séparation, et ma blessure au visage, j’étais tellement en rage que j’ai eu envie d’exprimer cette partie de moi. Ce côté plus sauvage…

— D’accord.

— J’ai fait plusieurs rencontres mais la plupart des femmes que je croisais voulaient du soft, du romantique, ou bien du sexe un peu cru mais pas trop non plus. Sauf Anaïs qui était plus… libérée.

— Je m’attends au pire.

— J’ai été assez… brutal avec elle.

— Sauvage ou brutal ?

— Brutal. Violent.

— Violent comment ?

Erwann se tait, les yeux baissés sur ses mains. Sa bague fait des tours de manège à une rapidité déconcertante autour de son doigt. Elle reconnaît là son tic lorsqu’il est stressé. Il semble vraiment au plus mal.

Trop violent peut-être.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu l’as cognée ?

— Au début, je ne voulais pas du tout aller sur ce terrain-là. C’était contre tous mes principes, toutes mes valeurs. Mais j’étais dans une haine de tout, entre notre séparation et ma cicatrice, alors… quand elle a commencé à me pousser à la « maltraiter », je dois avouer que je n’ai pas été difficile à convaincre.

— C’est-à-dire ? demande la jeune femme en sentant son pouls s’accélérer.

Il n’y a plus de monitoring pour révéler ses embardées cardiaques mais Erwann sent bien le malaise s’installer entre eux. Voyant son air inquiet, il hésite à vider son sac. Tout son sac.

— J’ai commencé à lui mettre quelques gifles. Des gifles un peu… fortes.

— Tu l’as frappée ? insiste-t-elle, choquée.

— Elle me l’a demandé Gwen. Je ne tape pas les femmes.

Gwendoline se lève du lit d’un bond et commence à faire les cent pas dans la pièce. Ses pas lourds résonnent sur le parquet qu’elle martèle avec énergie.

— Tu aurais pu dire non, quand même ! s’énerve-t-elle. Tu n’avais pas un couteau sous la gorge, nom de Dieu !

— Non, c’est elle qui l’avait.

— Hein ???? Quoi ? Mais tu n’es pas sérieux, dit-elle en se rasseyant, complètement dévastée.

Son visage enfoui dans ses mains, elle sent son corps vibrer d’un désespoir profond. Erwann si prévenant, Erwann si délicat. Que lui était-il arrivé ?

— C’était une mise en scène, Gwen, essaie-t-il de la rassurer, sans grande conviction. Je ne l’ai pas forcée pour qu’elle s’exécute. J’ai juste fait ce qu’elle me demandait ! Après, elle n’avait pas de marque, ni rien. Enfin... je ne crois pas.

— Tu l’as giflée violemment en lui mettant un couteau sous la gorge ? répète-t-elle, ahurie en se tournant vers lui.

— À sa demande, tempère-t-il.

— Mais tu es doux, Erwann, tu es doux, gentil et tendre, objecte-t-elle en commençant à pleurer, complètement anéantie par ses déclarations.

— Je n’étais pas comme ça avec elle. Ni avec les autres. Je te l’ai dit, j’ai été un enfoiré. Je sais que je te déçois. Ou peut-être même pire.

Il la rejoint au bord du lit, incertain de l’accueil qu’elle va lui réserver.

— Je préfère être honnête, même si c’est compliqué. Je te dois la vérité. La vérité finit toujours par éclater de toute façon.

Il n’ose plus la prendre dans ses bras, ne sachant pas si elle l’acceptera encore. Elle essuie ses larmes et renifle, puis souffle un bon coup pour se calmer. Elle se relève, le regardant de plus haut, avec un air menaçant.

— Tu vas la revoir ?

— Bien sûr que non !

— Est-ce que tout ça, toutes ces filles, et cette Anaïs, c’est vraiment de l’histoire ancienne ?

— Elles n’existent déjà plus pour moi.

La réponse a fusé tellement vite que Gwendoline le croit sur parole. Tendue mais quelque peu soulagée, elle se rassoit, vidée de toute son énergie. Elle regarde la porte comme si cette échappatoire était envisageable. Erwann panique.

— Gwen, je ne serais jamais comme ça avec toi.

— Sauf si je te le demande, dit-elle, sardonique.

— Tu ne me demanderas jamais ça.

— Pourtant au phare, j’ai aimé que tu sois un peu plus… agressif.

— Mais elle est folle cette fille, elle est complètement cintrée ! dit-il en élevant la voix à son tour.

— Moi aussi, je te ferais remarquer, réplique-t-elle en pensant à son arbre généalogique rempli de maboules. J’ai peut-être un penchant pour les sales types mais toi tu aimes les dingues on dirait !

— Tu n’es pas dingue du tout ! Elle, elle a une case en moins !

— Pourtant, tu l’as fréquentée un moment, cette dingue.

— Je ne la voyais que pour… ça. Pas autrement. Jamais.

Son ton est sec mais sincère. Elle voit bien qu’il s’en veut et essaie de la convaincre que tout cela appartient au passé et que son retour dans sa vie change la donne.

— Depuis combien de temps la voyais-tu ? le questionne-t-elle plus doucement.

— Ça a commencé cet été.

— Régulièrement ?

— Souvent une fois par semaine. Au début, ce n’était pas aussi… intense. Mais au fur et à mesure, elle a commencé à devenir plus exigeante et bien sûr, comme je jouais le jeu… elle en demandait toujours plus. J’aurais dû tout arrêter quand j’ai commencé à perdre le contrôle de la situation, quand la frontière entre le plaisir et le mal a commencé à devenir floue. Mais… je n’étais plus lucide. J’avais perdu les pédales...

Gwendoline reste sur la défensive, abasourdie par ces révélations. Erwann sent l’anxiété gagner de plus en plus de terrain en lui. Il sait qu’elle a une éthique, une vision de la vie, et que ses révélations ne vont pas du tout coller avec ses croyances féministes. Le Erwann d’autrefois semble avoir disparu à ses yeux. Le gentleman qu’elle a connu et qui la tant séduite paraît un mirage désormais.

Désemparé, il déclare :

— Moi aussi, j’ai une question à te poser.

Il lui prend la main, surpris qu’elle accepte qu’il la touche encore. Elle opine du chef, prête à entendre la suite.

— Est-ce qu’on arrivera à surmonter tout ça ?

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