Chapitre 21 : La glace à l'italienne

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Erwann lui tend un latté décaféiné. Le seul café normal auquel elle a le droit est celui qu’elle prend le matin. Un par jour, pas plus, sur ordre du médecin. Le jeune homme se pose à côté d’elle.

— Merci pour le café.

— Je t’en prie. J’ai aussi pris à manger, ajoute-t-il, hésitant. Des madeleines natures. Je ne savais pas si tu avais faim, mais je t’ai trouvée un peu pâle alors…

— Je n’ai pas faim, Erwann. Mais c’est gentil d’y avoir pensé.

Mal à l’aise, il arrache des touffes d’herbe grillée, assis en tailleur. Lorsqu’il portait ses trois bagues, il avait la manie de les faire tourner sur elles-mêmes. Cela trahissait son stress. Mais dépiauter la pelouse jaunie fonctionne aussi pour lui indiquer qu’il est anxieux. Elle l’observe, se demandant qui va briser le silence en premier. D’un geste rapide, Erwann abaisse les Ray-Ban qu’il portait sur la tête et les place sur son nez. Puis, se lance :

— Au risque d’être répétitif, je suis désolé. Tu as raison. J’ai été moralisateur tout à l’heure. Ce n’était pas voulu mais ça a été le cas. Je ne te considère pas comme une enfant, ni comme une femme fragile qui aurait besoin d’être protégée parce qu’elle est incapable de s’occuper d’elle-même. Mais j’ai peur.

— De quoi ? demande-t-elle en sirotant son latté.

— Après ma visite à l’hôpital, je me suis renseigné sur la boulimie, sur ses conséquences, sur les risques et c’est effrayant. La principale raison de la mort prématurée des personnes qui en souffrent, ce n’est pas la crise cardiaque, comme je le croyais, mais le suicide. Et ça, c’est très flippant, Gwen, crois-moi. Car vivre sans toi en te sachant vivante, c’était une chose, mais vivre sans toi parce que tu es morte, c’est vraiment le pire scénario que je puisse imaginer.

Elle hoche la tête. Le souvenir de cette femme qui avait mis fin à ses jours lorsque Gwendoline avait été hospitalisée à Saint-Jacques lui revient en mémoire. Il dit vrai. C’est rare qu’une personne de son entourage soit aussi perspicace. La plupart pense juste qu’elle fait ça pour ne pas grossir et n’imagine pas le désespoir caché derrière les pulsions.

— Je sais que tu es prise en charge, poursuit-il. J’ai lu des articles qui parlaient de ces montagnes russes émotionnelles que traversent les personnes ayant ce type d’addiction et j’ai cherché à savoir en quoi je pouvais t’aider. Et tu sais ce que j’ai découvert ?

— Non.

Gwendoline le regarde à travers ses lunettes de soleil, curieuse.

— On est complètement impuissants. Spectateurs de votre mal-être, et à aucun moment on n’a de moyen pour vous aider. Est-ce que je me trompe ?

— Non, tu as raison.

— Je veux construire quelque chose de sérieux et de durable avec toi, mais tu as une addiction que je ne sais pas comment appréhender. J’ai vu mon ex-femme souffrir de boulimie. Mais ce n’était pas comme toi, c’était l’autre forme, la boulimie hyperphagique, celle où la personne ne se fait pas vomir. Et là encore, il n’y a pas de remède. Juste un mal-être qui n’est même pas apparent et qui ronge la malade de l’intérieur sans que l’on puisse intervenir.

Gwendoline apprécie qu’il souligne cet état de fait. Les comportements addictifs sont la partie immergée de l’iceberg. Pour guérir, il faut plonger sous la surface, dans la noirceur des profondeurs glacées. Ce n’est pas un voyage que beaucoup veulent entreprendre, patients comme entourage.

— Mon mariage s’est fini pour de multiples raisons. Ma femme m’a trompé, bien sûr, mais surtout, elle m’a caché cette maladie, ses tourments et son sentiment de vide, qu’elle essayait de combler par la nourriture. Je n’ai pas pu l’aider car elle ne m’a rien dit. Et honnêtement, je n’ai pas cherché à savoir non plus…

Comportement qu’il s’était longtemps reproché et dont il n’était pas fier. Lui-même enferré dans la souffrance générée par la mort de sa seconde fille, il n’avait pas réussi à l’époque à soutenir une autre personne. Seule Manon-Tiphaine l’avait accaparé et cela, il ne l’avait jamais regretté. Gwendoline reste muette, attendant la suite.

— Comme elle, tu ne m’avais rien dit et…

— Erwann… je ne pouvais pas, lui coupe-t-elle la parole, la gorge serrée.

— Je ne te reproche rien, la rassure-t-il aussitôt. Mais quand je l’ai appris… il était déjà trop tard. Tu étais à l’hôpital. Cette fois, je ne veux pas faire la même erreur, quitte à mettre les pieds dans le plat.

La tension entre eux est palpable. Gwendoline comprend qu’il est plus ou moins en colère contre elle. Qu’il ressent son manque de confiance en lui comme un affront, un désaveu.

— Je n’étais pas prête à t’en parler, se défend-elle. Je n’en parle jamais. Même Manuella n’est pas au courant. Enfin, elle l’a su quand j’étais jeune, lorsque j’ai été hospitalisée, mais ensuite, je lui ai fait croire que c’était terminé. Je préfère garder ça pour moi.

— Pourquoi Gwen ? demande-t-il sur un ton qui s’apparente désormais à un blâme. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu avais peur que je te juge ? D’être malade ? Tu penses que c’est ce que j’aurais fait ? Quand tu m’as parlé de ton métier, ai-je mal réagi ?

— Non, bien sûr, soupire-t-elle. Mais j’ai toujours eu honte de ça. Alors que la prostitution, je l’assume plus ou moins. On n’efface pas des années de honte en deux rendez-vous au restaurant. C’était trop tôt. J’étais en plein sevrage en plus…

— J’aurais pu t’encourager… comme tu l’as fait pour moi et la clope.

— Cela n’a rien à voir… la clope, les gens ne le cachent pas. La boulimie, si.

— Ok, tu marques un point. Alors de quoi avais-tu peur ?

Bien que le ton avec lequel il lui parle soit accusateur, elle voit qu’il est prêt à entendre sa vérité. Rares sont les personnes qui ont fait l’effort de s’intéresser à son mal-être. À sa décharge, et même si c’est maladroit, Erwann cherche à comprendre. Malgré le malaise dans lequel la plonge cette conversation, elle saisit la perche qu’il lui tend :

— J’avais peur que tu agisses exactement comme tu l’as fait ce matin, au petit-déjeuner.

— Comment ça ? demande-t-il en continuant de tondre la pelouse sèche.

— Je n’avais pas envie que tu me scrutes d’un œil suspicieux quand je mange, ou quand je ne mange pas, quand je vais aux toilettes ou dans la salle de bain. Ce que tu n’aurais pas manqué de faire, vu ta réaction aujourd’hui. Je n’ai pas envie d’être surveillée constamment, d’être regardée de travers chaque fois que je dis que j’ai trop mangé ou d’être grondée parce que je ne mange pas assez. C’est juste invivable.

Erwann digère les informations en hochant la tête d’un mouvement automatique.

— Oui, bien évidemment, vu sous cet angle…

— Voilà pourquoi je n’en parle jamais. Les gens changent de comportement une fois qu’ils savent. Quand j’étais plus jeune, je me souviens que certaines personnes, qui étaient au courant, écoutaient derrière la porte quand j’allais aux toilettes. D’autres se sont permises de fouiller mes placards pour savoir si je faisais des réserves de nourriture qui auraient pu me trahir. J’ai même entendu l’une d’entre elles me dire à un anniversaire : « une seule part de gâteau pour toi, ce sera du gâchis de toute façon. »

D’un geste rapide, le jeune homme se tape le plat de la main contre le front, visiblement désespéré par la race humaine.

— Que les gens sont cons, murmure-t-il pour lui-même.

Gwendoline ne relève pas son commentaire et continue sur sa lancée :

— Si je suis partie de chez ma mère à dix-huit ans, c’est parce que je ne supportais plus son regard désapprobateur ou ses remarques acerbes. Un jour, elle m’a dit qu’elle allait se coucher la faim au ventre, parce qu’elle n’avait plus assez d’argent pour payer à manger à cause de toute la nourriture que je gaspillais. J’en ai pleuré pendant des jours, Erwann. Des jours à me sentir comme un monstre qui privait sa propre mère de nourriture, alors que j’ingurgitais des quantités astronomiques de bouffe, avant de me faire vomir.

Au bord des larmes, elle reprend son souffle, consciente qu’elle a débité sa tirade presque sans respirer. Erwann lui prend la main et attend, silencieux. Maintenant qu’elle se confesse enfin, il ne veut plus intervenir. Étrangement, Gwendoline réalise que se délester de tout ça lui fait du bien. Le poids qui pesait sur sa nuque il y a quelques minutes semble s’être dissout. Elle reprend, la voix incertaine, bien décidée à aller jusqu’au bout :

— J’ai quitté la maison très tôt, aussi bien pour moi que pour elle, mais d’abord pour qu’elle puisse aller mieux. Ma mère ne me supportait plus, elle était endettée jusqu’au cou et maigre comme un clou, qui plus est. J’ai vraiment vécu des périodes très sombres à cause de ça, à cause du regard des gens, mais aussi à cause de la détresse que je provoquais chez eux. Je ne veux plus revivre ça et même si aujourd’hui les choses sont différentes, je ne peux pas oublier ces épisodes douloureux. Ils m’ont marquée.

— Je n’avais pas pensé à tout ça. Cela a dû être… traumatisant.

— Ça l’a été. Mais, j’ai fait du chemin ensuite, seule, dans mon coin. Je vais bien à présent. Je vais mieux. Je suis suivie. Et si ça peut te rassurer, je n’ai pas eu d’autre malaise depuis cinq mois et ça avait été le seul et unique. D’ailleurs, je n’ai plus jamais refait de crise depuis ce fameux « jeudi noir », car j’ai vraiment eu très peur moi aussi. Je ne veux pas mourir. Parce que j’ai une petite fille qui compte sur moi, et parce que je veux vivre tout simplement. Donc, cet incident m’a calmé, crois-moi.

— Je te crois, affirme-t-il en resserrant ses doigts entrelacés avec les siens. Je te crois.

— Mais il est vrai que tout n’est pas réglé, nuance-t-elle aussitôt. Je ne mange pas « sereinement ». Je mange encore mes émotions, ou j’arrête de manger quand je me sens mal dans mon corps, afin de reprendre le contrôle, même si c’est un contrôle illusoire. Tu ne pourras pas me dire à chaque repas : « mange, c’est pour ta santé » car pour moi la nourriture, c’est tout sauf la santé. La bouffe, c’est ce qui a détruit ma vie. Ça m’a aliéné et m’a empêché de vivre normalement pendant des années. Ce n’est pas ma notion de la santé.

— Que puis-je faire pour t’aider ? Quel comportement dois-je adopter au quotidien si je veux t’apporter mon soutien ?

— Ce que tu faisais avant de savoir. Ni plus, ni moins.

— C’est tout ?

— C’est tout, confirme-t-elle avec un léger sourire. Crois en moi et en ma guérison définitive. Ne me regarde pas comme si j’allais chuter à tout moment. Ne t’inquiète pas pour moi sans raison. Je ne veux pas que tu me couves en pensant que tu dois me sauver. Ce n’est pas ton rôle. Ce n’est le rôle de personne. C’est uniquement le mien. Je vois ma thérapeute toutes les semaines pour ça, et d’ailleurs, j’ai rendez-vous avec elle demain matin.

— Je te déposerai. Tu n’as plus de voiture pour le moment.

— À qui la faute ? le taquine-t-elle avec un grand sourire.

— Je plaide coupable, dit-il en levant la main et en baissant la tête.

Ils rient de concert, plus légers qu’avant leur arrivée à la station-service. Elle respire l’air rafraîchi par une brise bienvenue. Cette dernière adoucit la chaleur que son corps a dégagé durant cette discussion difficile. Libérée de cette enclume qui la tirait vers le fond, les choses lui paraissent étonnamment simples.

— Je vais beaucoup mieux, Erwann, reprend-elle avec conviction. Je suis plus stable, plus sereine, et les quelques passages à vide que j’ai encore ne sont plus aussi violents que ceux que j’ai connus autrefois. Et en plus, j’étais célibataire. Avec toi, avec nos filles, avec nos amis, notre famille, avec le temps...

— Le temps est un grand guérisseur, dit-il, philosophe.

— L’amour aussi, renchérit-elle.

— Alors on a les deux, conclut-il.

Leurs regards se soutiennent, profonds, intenses, sincères. Erwann lui caresse le visage. Une question lui trotte toujours dans la tête mais il sait qu’il est trop tôt pour l’aborder. Ce n’est ni le moment, ni l’endroit pour en parler.

— Il fait encore suffisamment chaud pour une glace. J’ai remarqué une machine qui fait des glaces à l’italienne au snack, tu m’en offres une pour fêter ça ?

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