Chapitre 33 : Rédemption

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Le lendemain, en fin de matinée, Gwendoline attend de l’autre côté de la rue, face au portail de la gendarmerie, les fesses appuyées contre la portière de la voiture de son compagnon. Erwann apparaît enfin. Sale, vêtu de ses vêtements de la veille et la main gantée d’un bandage, mais toujours aussi beau.

Quand il la découvre devant la Brigade, dans une robe blanche cintrée à la taille, ses cheveux argentés, lâchés et soufflés par la brise légère, il croit d’abord à une hallucination. S’il n’avait pas eu les mains aussi crades, il aurait frotté ses yeux pour s’assurer que ce n’était pas un mirage. Mais, passée la surprise, il constate qu’elle est bien là, plus belle que jamais, madone souriante et lumineuse. Sa sauveuse.

Arrivé à sa hauteur, il l’enserre avec force, sans prononcer un mot, tous plus inutiles les uns que les autres. Que peut-il bien dire de sincère ? Pardon ? Désolé ? Encore... Ça n’aurait plus aucune crédibilité à ce stade. Parce qu’à force de les répéter, certains mots perdent de leur force, de leur saveur et de leur sens. Et il veut être honnête avec elle. Plus que ça, il veut être authentique.

Son cœur tressaille lorsqu’elle passe sa main dans ses cheveux, avec la douceur d’une mère et la sensualité d’une amante. Ses doigts manucurés caressent sa chevelure ébouriffée, glissant dans les mèches brunes et coulant vers sa nuque. Pourquoi, lorsqu’elle le touche, a-t-il l’impression de mourir et de renaître à chaque fois ? Comment fait-elle pour le rendre si faible et si fort en même temps ?

Durant de longues minutes, dans la rue passante de cette petite bourgade de Bretagne, le bruit environnant s’est éteint, les plongeant dans le silence de leur monde. Il ne sait pas quoi dire. Il a peur de rompre le charme de leurs retrouvailles par des mots ternes qui anéantiraient la magie de cet instant. Et puis, il ne sait pas par où commencer. Il vient d’avoir vingt-quatre heures pour cogiter à propos de son cas désespéré et sa seule conclusion est qu’il faut qu’il arrête les frais s’il ne veut pas la perdre définitivement.

Il est lucide. Hier, il avait merdé. Même s’il ne ressent toujours aucun remord à l’avoir défendue, il reconnaît qu’il aurait pu s’y prendre autrement. Pourtant, sur le moment, cela lui était apparu comme la meilleure chose à faire. En réalité, il n’avait même pas eu le temps de réfléchir. Le coup était parti tout seul, comme un réflexe, une évidence. Il n’y avait pas eu d’autre réponse possible à donner. Il fallait juste qu’il la protège, quel que soit le danger, ou l’affront. Lui manquer de respect en était un. Il ne pouvait pas le tolérer, même si elle ne lui avait rien demandé.

— Merci d’être venue me chercher, souffle-t-il en l’enlaçant toujours.

— Je t’en prie, murmure-t-elle en retour. Je n’allais pas t’abandonner à ton triste sort.

Il sourit et se décale un peu pour l’observer, plissant aussitôt ses yeux noisette, gêné par le soleil trop fort encore très haut dans le ciel d'azur. Non, elle n’allait pas l’abandonner, il s’en rendait bien compte, puisque tel un ange, habillée de sa robe virginale, légèrement évasée en corolle, elle lui apparaît comme son salut. Dieu ne tourne pas le dos à ses ouailles égarées, il les guide pour reprendre le bon chemin, voilà ce qu’on lui avait enseigné. Alors, il n’est même plus surpris de la découvrir là, ressemblant à une sainte venue récupérer le pêcheur qu’il était. À une sainte ou à une... ce blanc si troublant...

Sa voix cristalline le sort de ses pensées :

— Cassée ?

Inquiète, elle désigne sa main bandée.

— Non. Juste trois doigts tordus par le choc. Ils ont doublé de volume après mon départ de Brocéliande. Le médecin a dit que je ne savais pas taper et que j’aurais été un très mauvais boxeur.

— Excellente nouvelle, se réjouit-elle. Ta carrière est finie avant même d’avoir commencé. Pourquoi n’as-tu plus de lacets à tes boots ?

— Règles de la garde à vue. Apparemment, on peut se suicider avec. Ou s’en servir pour étrangler un maton.

Elle opine du chef. À présent qu’il lui en parle, elle se remémore ce détail que l’un de ses ex, taulard à ses heures perdues, lui avait expliqué, il y a bien longtemps de cela. Elle était toute jeune à l’époque, à peine âgée d’une vingtaine d’années. Elle n'aurait pas pensé, après cet épisode, qu’elle aurait eu encore affaire avec un homme aux prises avec la justice.

D’un geste du menton, il désigne sa voiture derrière elle :

— Tu t’en es sortie à ce que je vois.

— Comme une pro. Ça se conduit très bien ces merdes, en fait.

— Ça va peut-être te faire changer d’avis.

— Commence pas... je ne veux plus de l’autre char d’assaut. Trop gros.

— Soit... un Q5 alors ?

— Erwann...

— C’est bon, c’est bon, je baisse les armes, dit-il en souriant. Pour aujourd’hui.

— Je te ramène à Nantes ?

— Avec plaisir. Ça te dérange si je fume une clope avant qu’on décolle ?

— Non, j’ai tout mon temps.

N’ayant pas pu s’adonner à sa mauvaise habitude depuis plus de vingt-quatre heures, Erwann se sent à cran. Son paquet lui avait été confisqué avec le reste de ses affaires, ainsi que son amour propre et sa dignité. Il allume sa cigarette en mettant sa main en coupe pour se protéger de la petite brise. Ses yeux se ferment légèrement lorsqu’il tire une première taffe rougeoyante, éprouvant aussitôt un soulagement significatif. Ses épaules tendues se relâchent.

Pendant qu’il fume, elle le détaille ouvertement : sa barbe brune courte et striée d’argent, la cicatrice qui barre sa joue hâlée par le climat breton, puis ses yeux cernés d’ombres sombres, creusant son visage émacié toujours aussi séduisant. Son regard, profond et intense, de plus en plus triste, de plus en plus perdu, lui rappelle d’autres regards qu’elle avait étudiés par le passé. Lorsqu’elle l’observe, troublée, elle a l’impression de revoir des visages tant aimés jadis. Un sentiment diffus de déjà-vu la replonge dans une époque qui n’est plus, mais qui revient à son bon souvenir dès qu’une occasion se présente. Comme son frère, Mickaël, avait l’habitude de le faire, Erwann dessine des cercles de fumée les uns derrière les autres lorsqu’il expire en l’air les volutes blanches qui viennent agrémenter le ciel céruléen. Mais leur ressemblance ne s’arrête pas là. Ils affichent un sourire identique, franc et généreux et dans les yeux de son compagnon brille la même colère que celle qui habitait autrefois son ainé. De même, ses pupilles noisette contiennent des lueurs de désespoir similaires à celles qui émanaient des billes noires de Guillaume, son ex-amant, lorsque ce dernier sombrait peu à peu dans la dépression. Guillaume... Mickaël, toujours là, vivant en elle longtemps après leur mort.

— Comment ça s’est passé ? finit-elle par demander, en délaissant ses fantômes.

— Plutôt bien, étonnamment. Au début, ils m’ont pris la tête sur des détails incohérents, mais après pas mal d’explications, et une deuxième audition, ils étaient moins rogues envers moi. J’ai même montré mon travail aux flics qui ont visité ma galerie Instagram et mon site internet. L’un d’entre eux a commencé à me suivre.

— Eh bah, tu sais te faire aimer toi. Ça aide d’avoir du talent, à ce que je vois.

Il sourit, rassuré qu'elle puisse encore l'admirer, malgré son état.

— Tu as eu des nouvelles du type ? reprend-elle, curieuse.

— Oui, c’est pour ça que je suis dehors. Il va bien. Le premier coup était dans sa pommette et lui a causé un bel hématome. Et le second lui a démis le nez. Il a été opéré pour le lui remettre au bon endroit, il est bon pour quelques semaines de repos, avec des jolis coton-tige dans les narines. Et moi je risque une belle amende et un sursis s’il porte plainte.

— Un sursis ? Il va falloir que tu te tiennes à carreaux sauf si, bien sûr, tu as envie d’explorer l’univers carcéral plus en profondeur.

Elle s’évente avec le magazine qu’elle lisait avant qu’il n’arrive. La chaleur de l’été indien se prolonge et le ciel, toujours sans nuage, est d’un bleu éclatant, limpide et uniforme. Seuls les ronds de fumée cotonneuse qu’Erwann rejette au-dessus de sa tête, viennent le perturber.

— Tu parles comme mon avocate, Marylène.

— Tu as déjà une avocate ? demande-t-elle, surprise. Genre un truc commis d’office ?

— Non, les avocats commis d’office sont pour ceux qui n’ont pas les moyens de se payer les services de ces suceurs de sang. Marylène est mon avocate depuis que j’ai dû faire valoir mes droits de fils légitime lorsque qu’un salarié de mon père a voulu s’approprier mon héritage.

— Hein ?

— C’est une longue histoire ma chérie et je crève la dalle. Ça t’ennuie si je t’explique ça plus tard ?

Il jette son mégot au sol et l’écrase plusieurs fois du talon de sa chaussure, avant de le reprendre et de le mettre dans le cendrier de sa voiture.

— Non. Bien sûr que non.

— Rentrons à Nantes alors.

Il lui ouvre la portière côté conducteur et la laisse s’installer avant de jeter un œil pour vérifier si les réglages du siège et du volant sont à sa hauteur. Même dégueulasse et épuisé au sortir d’une nuit sous les barreaux, il conserve son attitude protectrice et ses réflexes de gentleman envers elle. Erwann constate qu’elle a déjà pris ses marques et que l’intérieur de son véhicule est idéalement agencé pour elle.

— T’as réussi à le régler seule ? Impressionnant.

— Non. Matthieu m’a montré hier, après votre départ.

— Il a été correct j’espère ? réagit-il immédiatement.

— Bagarreur et jaloux. Superbe tableau ! s’exclame-t-elle pendant qu’il se relève avec un sourire contrit.

— Ouais, t’as raison. C’était malvenu. Excuse-moi.

— D’autant qu’il t’a défendu.

Elle passe sous silence le caractère ambiguë des propos du hobbit à la barbe rousse, préférant se concentrer sur le positif.

— Matthieu semble t’apprécier, ajoute-t-elle.

— Eh bah, c’est bien le seul en ce moment, dit-il en riant. Pourtant, c’est lui qui m'a mis dans la merde…

— Ah bon ?

— Il a dit que nous étions ensemble, toi et moi.

— Putain, l’enfoiré ! Je ne lui ai jamais rien dit de tel.

— Il le savait peut-être déjà avant, réplique-t-il en haussant les épaules. Les gens parlent tellement. C’est pour cette raison que les flics m’ont mis en garde à vue. Comme j’ai dit que je te connaissais à peine et que j’avais menti, ils voulaient revérifier tout ça. À cause de Matthieu, j’ai dû revenir sur mes déclarations à la seconde audition. Je voulais te protéger mais j’ai aggravé mon cas, tant pis. Ils ne t’ont pas contacté ensuite ?

— Non.

Il l’embrasse du bout des lèvres et referme sa portière doucement. Il se dirige ensuite vers le siège passager, tandis qu’elle démarre le véhicule et boucle sa ceinture. Le Breton préfère la laisser prendre le volant pour les ramener à bon port, sa main le faisant toujours souffrir, malgré les antalgiques qu’on lui a fournis. Sur la route, il lui donne quelques conseils et informations au sujet du tableau de bord mais s’aperçoit très vite, non sans une certaine fierté, qu’elle gère comme une cheffe.

— Tu as une conduite très dynamique... presque masculine, constate-t-il en appréciant l’assurance qu’elle dégage au volant.

— J’ai appris avec mon père et mon frère. Sur les parkings de supermarchés et les petites routes de campagne.

— Ceci explique cela...

Le souvenir de son apprentissage la fait sourire, ce qu’Erwann remarque aussitôt. Il s’engouffre dans la brèche de cette heureuse nostalgie :

— Parle-moi de lui. De ton frère.

— Il était beau, commence-t-elle sans se faire prier. Très beau. Brun aux yeux noisette, un peu comme toi, mais plus petit. Il plafonnait à un mètre soixante-dix-sept. Je m’en souviens très bien car c’était le plus petit de sa bande. Tous des géants, tous très maigres.

— Des adolescents en pleine croissance...

Lui-même avait pris plus de quinze centimètres l’année de ses seize ans, ce qui lui avait donné une silhouette dégingandée qui s’était, heureusement, étoffée depuis.

— Voilà, confirme-t-elle en souriant plus largement.

— Quoi d’autres ?

— Hum... il aimait Queen, Bob Marley, le foot, la Formule un et les jeux vidéos. Il était intelligent et aurait pu être un bon élève à l’école mais il était aussi très fainéant et absentéiste. Il a eu une scolarité laborieuse.

C'était le moins que l'on puisse dire. Les résultats de ses examens de fin d’année leur étaient parvenus dix jours après sa mort. Échec sur toute la ligne.

— Comment était-il avec toi ? la questionne encore Erwann, voyant qu’elle parle facilement et avec gaieté.

— Taquin, blagueur... il me chambrait sans cesse. Autoritaire et possessif aussi lorsqu’il menaçait mes futurs petits copains des pires sévices. Jaloux avec ses copines. Violent et bagarreur avec ses potes. Pas facile à vivre au quotidien. Il enchaînait les conneries : vol d’autoradio, altercation avec des vigiles en boîte de nuit, il consommait trop d’alcool, de joints... Une première fois, ma mère est allée le chercher à la sortie de sa garde à vue. La deuxième fois, quand on l’a appelée, elle a demandé aux flics de le garder.

Erwann éclate de rire en même temps que sa compagne, amusés par cette anecdote cocasse.

— Elle est géniale ta mère.

Ce à quoi elle ne répond rien. Après ces confidences, Erwann ne peut s’empêcher de se reconnaître dans ce portrait à la fois peu flatteur mais émouvant de ce frère qu’il ne rencontrera jamais. Un jeune homme qui semblait aux prises avec ses démons intérieurs. Exactement comme lui actuellement. Les similitudes entre leurs personnalités à fleur de peau ne lui échappent pas.

Après un silence, les yeux toujours sur la route, Gwendoline déclare :

— J’ai eu très peur hier.

— À quel sujet ?

— Que Prigent t’en colle une aussi. À cause de ta cicatrice toute fraîche. Je sais que tu envisages la chirurgie réparatrice, mais cela ne sera plus possible si tu massacres complètement ton visage.

— Je ne compte pas réitérer mon exploit, rassure-toi. Je sais que j’ai déconné. Et j’ai conscience que j’ai un travail à faire sur moi-même pour ne plus être aussi… à cran. D’ailleurs, en plus de mon sursis et de mon amende, d’après mon avocate, je serai soumis à une obligation de suivi psychologique pour gérer mon caractère impulsif.

— C’est pas un truc de breton, ça ? le taquine-t-elle. Contre lequel, on ne peut rien ?

— C’est ce que je croyais aussi, figure-toi, mais apparemment non. J’ai failli en tomber de ma chaise ! Le choc, la révélation !

Elle sourit, ravie qu’une autre personne ait mis en exergue la nécessité de soutien psychologique dont son partenaire a besoin. Plus il y aura de gens qui iront dans le même sens, plus Erwann serait convaincu du bien-fondé de cette étape.

— Le médecin a dit que j’étais comme une cocotte-minute prête à exploser et qu’il fallait que j’apprenne à gérer mes émotions différemment, avant que cela ne refasse « boum ».

Le saint homme. Enfin quelqu’un pour lui ouvrir les yeux sur son comportement inacceptable.

— Je sais pourquoi tu as réagi comme ça et je t’en remercie, mais s’il te plaît, ne recommence pas.

— Tu as raison. Heureusement, tout s’est arrangé. Les choses vont revenir à la normale maintenant. Je vais reprendre ma vie en main et toi tu vas continuer ton ascension en tant que super modèle et…

— Les choses ne sont pas arrangées, Erwann, le coupe-t-elle, le regard soudainement soucieux toujours planté sur la route.

— Comment ça ?

— Lorsque je suis rentrée chez moi hier, j’avais un message de ma bookeuse sur mon répondeur. Et elle était en rogne. Les deux autres modèles lui ont donné leur version de l’histoire et je n’ai pas réussi à renverser la vapeur.

— Et ?

— J’ai été virée de l’agence.

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