Chapitre 56 : Dans l’arène

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Après avoir énoncé sa dernière déclaration avec un clin d’œil, Ronald quitte Erwann pour continuer sa distribution de plateaux, armé de son bruyant chariot roulant. Après le repas, le nouvel entrant reçoit la visite d’un jeune surveillant, envoyé par le préposé au service. Il lui confirme ce que ce dernier avait supputé. Sa compagne avait déposé le sac de rechanges à l’accueil de la maison d’arrêt le jour-même. Erwann demande :

— On peut appeler ici ou non ?

— Le juge d’instruction t’a interdit les communications téléphoniques ?

— J’en sais rien. Je ne crois pas, non. Pourquoi le ferait-il ?

— Pour t’éviter de brouiller l’enquête en cours.

Perplexe, Erwann remarque que, selon les cas, certains surveillants le vouvoient ou le tutoient, indifféremment. Tout comme il remarque que certains ont l’air plus cool que d’autres. Il commence à se faire son idée. Celui-ci est un peu pète-sec.

— Je veux juste appeler ma compagne et ma fille, et mes parents aussi.

— Je vais me renseigner. Ici, les cabines téléphoniques sont au fond de la cour de promenade. Si le juge t’y a autorisé, tu pourras appeler des numéros pré-enregistrés. Tu dois créditer avec l’argent qu’on t’envoie.

— Et si on ne m’en envoie pas ?

— Ton nom, c’est Bihan, c’est ça ?

Et en plus de me tutoyer, il écorche mon nom de famille. Vas-y, prends tes aises, l’ami.

— Le Bihan, ouais, le corrige-t-il d’un ton peu amène.

— Lorsqu’elle a apporté le sac, ta femme a dit qu’elle avait fait un virement. Tu pourras cantiner ou appeler dès que l’argent sera sur ton compte. On te préviendra quand ce sera fait.

Erwann opine du chef sans ajouter un mot, sidéré de savoir Gwendoline sur tous les fronts depuis son arrivée, la veille. Une fois seul, il déballe ses affaires. En réalisant qu’elle avait fait un aller-retour de deux heures et demi uniquement pour lui amener des vêtements, sans même l’espoir de l’apercevoir, l’émotion le gagne. Sa générosité le touche à tel point qu’il sent ses yeux le picoter en respirant ses fringues. Elles exhalent cette odeur familière, rassurante, qu’il aime tant. Elle avait copieusement aspergé ses rechanges de son parfum préféré.

Consciencieuse, elle avait veillé à ne pas mettre de vêtements de couleur bleu marine, kaki ou à motif camouflage, interdits en prison, à cause de leur ressemblance avec la tenue des surveillants ou des militaires. Elle avait mis tous les vêtements les plus confortables qu’il avait dans son dressing de Nantes, principalement des pantalons de jogging, des sweats sans capuche, interdite également, et des tee-shirts. Elle n’avait pas mis ses pantalons en toile, de style chino ou cargo, ni aucune chemise, ni rien qui soit trop fashion. Tous les vêtements choisis étaient sobres et passe-partout. Deux jeans complétaient son nouveau trousseau estampillé « taulard ».

Erwann s’interroge. Le sac de changes, le virement, les vêtements déposés au matin de son audience, comment avait-elle fait pour savoir tout ça ? Elle avait forcément dû contacter son avocate pour connaître toutes ces démarches. À moins qu’elle ne soit rentrée en relation avec le commissariat au fur et à mesure de sa garde à vue...

Quoi qu’il en soit, elle semble capable d’anticiper et de répondre à tous ses besoins à distance. La savoir aussi présente, en train de se démener pour le soutenir, presque pour le secourir, est la plus belle preuve d’amour qu’il n’avait jamais reçue jusque-là. Son aide, en dépit des circonstances, va au-delà de ce qu’il attendait, validant les théories fumeuses de Ronald. Peut-être ce dernier a-t-il raison finalement... Erwann ne sait pas depuis quand son codétenu est incarcéré mais, à l’écouter, il a l’air d’avoir suffisamment de bouteille pour être bien placé pour lui parler de la prison. Il faut absolument qu’il chope celui-ci lors de la prochaine promenade, pour en savoir plus sur le fonctionnement de ce microcosme. Ce Ronald a sûrement des tas de choses à lui apprendre.

L’après-midi même, Erwann a à peine le temps de mettre un pied dehors et de prendre une goulée d’air frais qu’un prisonnier l’alpague :

— Hey Scarface !

Répondant à son nouveau surnom comme s’il y était déjà habitué, Erwann se retourne.

— T’es nouveau, toi !

— On ne peut rien te cacher, lui répond l’intéressé en souriant.

— Moi, c’est Amir.

— Erwann, dans une autre vie.

Amir lui sourit à son tour, en ajoutant que son nouveau surnom lui va mieux. D’un signe de la tête, il l’invite à s’éloigner du troupeau de détenus amassés à l’entrée et lui propose de « tourner » avec lui. Erwann obtempère, curieux de découvrir qui est ce nouveau personnage qui lui semble haut en couleurs.

— Tu fumes ?

— Ouais, mais je n’ai pas de clopes.

— La misère. Tiens.

Il lui tend une cigarette qu’Erwann accepte avec plaisir. Il la saisit d’une main tremblante, en partie dû au froid et au manque de nicotine, mais peut-être aussi liée au stress de ce nouvel environnement. Reconnaissant, il le remercie et s’empresse d’ajouter :

— Je te revaudrai ça. J’attends un virement.

— T’inquiète. Je sais ce que c’est la galère des débuts.

La connexion est immédiate. L’énergie bienveillante du jeune homme lui plaît. Tout en tirant sur sa clope, Erwann commence à se défaire de ses tensions en marchant à ses côtés. Il le suit comme s’il était son invité et qu’Amir officiait comme un agent immobilier lui faisant visiter les lieux. Il l’écoute attentivement lorsque ce dernier, plus loquace que le Breton, lui relate son parcours : âgé d’une trentaine d’années, il est ici depuis maintenant deux mois. Comme Erwann, il est en attente de son procès, dont il ne précise pas d’emblée le motif. Multirécidiviste, Amir en est à son troisième séjour derrière les barreaux, dont deux à Rennes-Vézin, qualifiée de « prison de luxe », selon ses termes. Lorsqu’Erwann, peu aguerri aux mœurs carcérales, lui énonce les raisons de sa mise en détention provisoire, Amir l’arrête, choqué :

— Ne dis jamais pourquoi t’es là, mec.

— Pourquoi ?

— Les pointeurs sont menacés de morts ici. On leur fait la misère.

— Les pointeurs ?

— Les violeurs. C’est comme ça qu’on les appelle. Si tu ne veux pas ressortir les deux pieds devant, invente autre chose.

L’injonction fait froid dans le dos, mais a le mérite d’être claire et utile. Bien que reconnaissant d’avoir été mis au parfum, Erwann se défend :

— D’accord. Merci pour l'info, mais je n’ai violé personne.

— Peu importe. Personne n’a jamais rien fait en prison, sache-le. Tous les détenus te le diront : « je suis innocent, c’est pas moi, c’est l’autre ! » C’est toujours l’autre.

— Ah.

Soudain, un soupçon d’angoisse l’étreint. Erwann se demande à qui il a affaire.

— T’es là pour quoi toi ?

— Braquage. Mais j’ai rien fait.

Erwann éclate de rire, rassuré.

— C’est pas toi, c’est l’autre, c’est ça ?

— Exactement, sourit le jeune homme. Tu comprends vite, Scarface. C’était pas mon idée. J’aurais mieux fait de me péter une jambe ce jour-là !

Pour détendre l’atmosphère et faire connaissance avec le nouveau venu, Amir lui raconte avec un certain talent comique comment il s’était fait embrigader dans cette stupide aventure par son cousin, qui lui avait promis monts et merveilles avec leurs gains supposément faramineux. Bien évidemment, les choses avaient mal tourné et les deux compères avaient fini à l’ombre plutôt que sous les cocotiers à se dorer la pilule.

« Bien mal acquis ne profite jamais » pense aussitôt Erwann, qui n’est pas à l’aise avec l’idée de voler, lui qui vit d’ordinaire dans des habitations ultra-sécurisées. Autant il n’avait pas pensé à mal en parlant ouvertement de son affaire, autant il sait que sa fortune et son train de vie doivent ici être passés sous silence. Il rit de l’histoire qu’Amir lui conte mais se garde bien de commenter, pour ne pas se trahir. Amir enchaîne :

— T’as une arme sur toi, au cas où ?

— Une arme ? Au gnouf ?

— Évidemment. C’est pas des enfants de cœur ici. T’as cru que t’étais arrivé à Eurodisney ou quoi ?

— Ça n’existe plus Eurodisney. On dit Disneyland maintenant.

Amir éclate de rire :

— Ah ma parole, j’te kiffe Scarface ! T’as de la répartie, j’adore. On va bien s’entendre tous les deux. Pour l’arme, c’est pas grave si t’en as pas. Je vais t’expliquer comment en fabriquer une.

C’est au tour d’Erwann d’éclater de rire.

— T’as passé quoi comme diplôme : un CAP grand banditisme ?

Le jeune homme continue de rire de plus belle, suivi d’Erwann, de plus en plus amusé par le personnage.

— C’est ici que tu le passes ton diplôme, Scarface. T’arrives comme une oie blanche et tu ressors, t’es Jacques Mesrine. Ta brosse à dent ce sera ton arme. Dès que t’as un briquet, tu fais fondre les poils et tu colles une lame de ton rasoir à la verticale dessus. Comme ça.

Le nouvel arrivant réalise qu’il est tombé dans l’antre de la voyoucratie, l’école du vice. Et que d’une manière ou d’une autre, il va devoir faire avec, baigner dedans, tout en gardant ses distances pour ne pas s’y noyer. Tout en lui montrant le geste et la technique, Amir lui répète les instructions. Erwann opine du chef pour lui faire plaisir, mais n’en pense pas moins. Ce n’est pas demain la veille qu’il va se fabriquer ce genre d’outil.

— L’autre partie de la brosse, le bout du manche, tu le fais fondre de la même manière et tu le façonnes en pointe, tu vois, comme ça. Je te jure qu’avec ça tu plantes n’importe quel mec dans la gorge.

— Impeccable, ironise-t-il. Comme ça je prends perpèt’...

— Ouais, mais au moins t’es vivant, mec. C’est le plus important, non ?

Erwann ne rétorque rien, plongé dans ses pensées. En dépit de sa boutade, il sait que la réclusion criminelle à perpétuité n’existe pas réellement en France. Elle est soumise à conditions et s’accompagne de ce que la justice appelle une peine de sureté incompressible, généralement de l’ordre de vingt-deux ans, comme cela avait été décrété pour Youssouf Fofana. L’enfer innommable qu’avait vécu Ilan Halimi à cause de sa judéité avait profondément bouleversé Erwann, à l’époque. Il avait trouvé la justice trop tendre pour pareil ordure. La condamnation avait été identique pour le nantais Tony Meilhon, assassin de Laetitia, ce qui avait, une fois encore, scandalisé le Breton.

Sous l’État français, un pays se targuant d’être le berceau des droits de l’homme, les peines de sureté ne vont pas au-delà de trente ans incompressibles. Cette appellation signifie qu’elles ne peuvent bénéficier d’aucune réduction par le jeu des remises de peines, ni aucune possibilité de liberté conditionnelle avant la fin de cette durée. Mais pour Erwann, ces lourdes sanctions ne sont parfois pas suffisantes. Et voilà qu’il avait été jeté dans la fosse aux lions, avec tous ces psychopathes en puissance ! Saisi d’une sourde angoisse, il interroge :

— Si on me demande ce que je fous là, qu’est-ce que je dis alors ?

— Dis-leur que t’es là pour une baston qui a mal tourné, déclare Amir sans prendre le temps de la réflexion. Ajoute que le mec est entre la vie et la mort. Vue ta tronche, on te croira sur parole, t’inquiète.

— J’avoue. C’est une bonne solution.

— D’ailleurs, il est au placard celui qui t’a fait ça ?

— Non.

— Il est mort ?

— Non plus.

— En cavale ?

— Pas plus. Je n’ai pas porté plainte.

À la place, à la première occasion qui s’est présentée, je l’ai invité chez moi pour huit jours de convalescence à mes frais, pense Erwann pour lui-même. Et depuis, je n’ai plus aucune nouvelle de lui, bien évidemment. Il a envie de se taper la tête contre un mur en repensant à sa trop grande générosité.

Gwen avait raison. Crétin, va !

— Putain, la vache, avec ta tronche, t’aurais touché le pactole, pourtant. Il est dans le même état que toi ?

Erwann répond par la négative, en lui faisant la courte liste de ses blessures et en précisant qu’il s’en était mieux sorti que lui.

— Pourquoi t’as pas porté plainte ?

— C’est mon meilleur ami.

— Putain mec, change de potes ! plaisante Amir.

Erwann se force à rire. Il songe à Richard, un pincement au cœur.

— Une embrouille au sujet d’une meuf, j’suis sûr, déclare son codétenu.

— Ouais.

À ce moment-là, une altercation éclate presque sous leurs yeux entre deux hommes. L’un a le crâne rasé façon skinhead, le second est un métis baraqué. Ils s'invectivent, se tournent autour et se cherchent comme deux boxeurs sur un ring.

— On fait quoi ? murmure Erwann tout bas.

— Rien. Ces deux-là, tant qu’il n’y en aura pas un qui finira dans le cercueil, ils ne seront pas contents. Les matons vont intervenir, comme d’habitude.

Amir ne bouge pas, coutumier de cette situation. Après un temps de silence, il ajoute à l’attention d’Erwann une déclaration résonnant comme une sinistre prophétie :

— Jusqu’au jour où ils n’en auront plus besoin...

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