Chapitre 45 : Père & fils

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Quentin le dévisage, comme s’il ne comprenait pas là où son hôte voulait en venir. Ou comme s’il faisait mine de ne pas comprendre.

— Donc tu n’es pas malade, poursuit Erwann. Grand bien te fasse. Alors qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien d’important, je te l’ai dit.

— Pourtant j’aurais tendance à penser le contraire. Tu as changé de comportement ces derniers mois. Richard me l’avait fait remarquer parce que je n’y avais pas prêté attention.

— Tu n’étais pas très disponible. Et lui non plus d’ailleurs.

— C’est vrai. C’est un tort. Quand j’ai eu besoin de toi, tu as été là pour moi. Quand Bud s’est fait lourder par Benjamin, on a été là pour lui. Mais toi, étant donné que tu ne nous as rien dit, on ne pouvait pas faire grand-chose.

— Ben tiens, ça va être de ma faute, rétorque-t-il en levant les yeux au ciel.

— Ouais bon, t’as qu’à apprendre à t’exprimer aussi. Je savais même pas pour l’embrouille avec ton frère. T’aurais pu m’en parler quand même.

— C’est pas mon genre de raconter ma vie à tout le monde.

— On parle pas de « tout le monde » là. Juste moi et Bud, tes deux meilleurs potes. On n’est pas n’importe qui.

— Parler ne change rien aux problèmes.

— Je te préviens tout de suite, tu ne sortiras pas d’ici sans me dire ce qui t’arrive, et aujourd’hui, j’ai tout mon temps. J’ai presque rattrapé le retard que j’avais dans mon taf. Donc...

— Ok, ok, c’est bon, je vais te le dire, sinon je sens que tu vas me soûler....

Erwann relève le buste et s’adosse fièrement au fauteuil, ravi d’obtenir gain de cause si rapidement.

— Je... je suis papa.

Le front d’Erwann s’élargit en même temps que ses yeux s’agrandissent. Ah bah oui, ça pour une nouvelle, c’est une nouvelle !

— Et je dois te féliciter ou te plaindre ?

Silence. L’expression du visage est parlante.

— Et c’est sûr que c’est toi le père ?

— Où est mon portefeuille ?

Erwann se lève, rentre dans le salon et lui rapporte son portefeuille en cuir complètement déglingué. Quentin en sort une minuscule photo qu’il tend à Erwann. Ce dernier pose presque les yeux dessus pour en déchiffrer l’image, avant de déclarer :

— Franchement, je vois rien, la photo a pris l’eau.

— Où est mon portable ?

Le propriétaire des lieux soupire et se relève pour refaire les mêmes gestes et lui apporter son téléphone.

— Merde plus de batterie.

— Au bout de cinq jours, c’est étonnant, ironise Erwann.

— Passe-moi le tien.

— J’ai pas de photos de ton enfant dans mes albums.

— Dans ton Facebook, si.

— Ah.

— Je peux ?

— Si tu veux, dit-il en lui tendant le smartphone déverrouillé.

Quentin pianote sur l’écran et fait défiler les contacts d’Erwann. Lorsque qu’il repère la personne qui l’intéresse, il clique sur son profil et entre dans la zone où sont stockées photos et vidéos. Il en montre une où l’enfant babille sur une comptine. Erwann découvre le profil d’une modèle avec qui il a travaillé il y a deux ans.

— Tu t’es tapée Coralie, enfoiré ?

— La preuve, non ?

Erwann regarde la vidéo, les yeux comme des soucoupes.

— Putain la vache, c’est ton portrait craché ce gamin. Il s’appelle ?

— Jules.

— Ben oui, je suis con, elle n’arrête pas d’en parler dans son fil d’actu en plus. J’avais même pas fait le lien, tiens, pourtant c’est clair qu’il te ressemble. Jules... c’est mignon. Un petit gars, en plus, tu dois être content.

L’ironie du sort ne lui échappe pas. Lui qui a toujours voulu avoir un petit garçon, n’avait jamais été exaucé, tandis que Quentin, qui aurait préféré se couper les deux bras plutôt que d’être père, se voit le digne géniteur d’un petit mec. La vie est vraiment mal fichue parfois.

— J’y connais rien en gosses. Ça m’a fait flipper.

Erwann se met à rire.

— Tu crois que j’y connaissais quelque chose quand j’ai eu Manon à vingt-cinq ans ? T’as cru que j’avais fait mes études dans une crèche ou quoi ? J’en savais pas plus que toi, tu t’en doutes bien. J’ai même pas de frère ou sœur plus jeune.

— Pourtant, t’as toujours su y faire avec ta fille quand elle était bébé. Plus que maintenant, d’ailleurs.

— Ah ah, très drôle, sourit néanmoins Erwann.

Pour la première fois depuis longtemps, se faire chambrer par son ex-meilleur ami lui fait plaisir. Qu’est-ce que ça lui avait manqué cette complicité d’autrefois, ces blagues de merde balancées au détour d’un billard, d’une soirée foot, d’un apéro improvisé, ces chamailleries de gamins qui ne les faisaient rire qu’eux. Il ne peut pas tirer un trait sur cette partie de son enfance, de son adolescence, de sa vie de jeune adulte, desquelles Quentin et Richard sont indissociables.

— J’ai appris, comme tout le monde, reprend-il sur un ton rassurant. Si t’es capable de démonter une bécane pour changer des pièces, tu peux changer les couches d’un môme, non ? Et puis, si tu sais pas le faire, c’est pas grave, ils n’en meurent pas. Manon a souvent eu une couche à l’envers, ça ne l’a pas tuée.

— Peu importe, je n’en voulais pas à la base.

Une grossesse, c’est pas toujours quelque chose qui se décide, du con.

— Pourquoi ?

— Trop de responsabilités. Tu me vois avec un gosse, sérieux, avec l’exemple minable que j’ai eu ?

— Tu sais très bien que je n’ai pas connu mon père, alors ça ne veut rien dire. Te mets pas de barrière inutile.

— Mais t’as eu un beau-père génial, ça compense.

Dans la foulée, Quentin lui rappelle qu’Yvonnick s’était occupé des trois garçons comme s’ils avaient été ses propres fils, notamment lorsqu’il les emmenait à la pêche dans les criques seulement accessibles avec son petit bateau ; ou quand ce dernier leur faisait la visite guidée des sites de mégalithes, tandis que les trois garnements se prenaient pour des explorateurs à la recherche d’os de dinosaures.

— Les seules choses qu’on retrouvait c’étaient des carcasses d’oiseaux morts .... commente Erwann, en riant, bercé par la nostalgie de cette époque.

— Tu te souviens quand il nous emmenait dans les Monts d’Arrée pour qu’on ait assez d’espace pour se courir après et jouer au shérif et aux indiens ? Il nous fabriquait des couvre-chefs avec des plumes retrouvées par terre. Jamais personne ne faisait ça pour moi à la maison.

Quentin n’ajoute rien, troublé par ses confidences. Avec un tel exemple, normal qu’Erwann ait été rassuré à l’idée de devenir père et qu’il ait eu envie d’avoir des enfants. Mais ce n’est pas son cas, loin de là. L’idée même de se reproduire l’avait toujours terrorisé.

— Manon n’était pas prévue, argue son hôte. C’était un « accident ». Je n’étais pas prêt du tout à ce moment-là. Je voulais me consacrer à ma carrière.

Erwann ne précise pas que son obsession de réussite professionnelle était née de sa volonté de prouver à son paternel qu’il n’était ni un bon à rien, ni un fardeau, comme ce dernier l’avait sous-entendu en l’abandonnant après sa naissance. Malgré l’amour d’Yvonnick, il avait toujours cru qu’il serait un père minable parce qu’il avait la haine contre son géniteur. Grandir avec une telle révolte en soi, même bien enfouie, ne pouvait être que préjudiciable à un enfant à naître. Longtemps, il ne s’était pas senti capable d’offrir de l’amour, craignant que cette colère qui le dévorait, finisse par lui exploser au visage. Ironie du sort, cela était bel et bien arrivé.

— Alice n’en voulait pas de suite non plus, explique-t-il pour cacher le vrai fond de sa pensée. Cela m’arrangeait. Elle souhaitait ouvrir une école de danse, on était sur la même longueur d’onde. Les enfants n’étaient pas notre priorité. Donc, non, je n’étais pas prêt et je n’en avais même pas envie. Mais après, quand elles sont nées... quand j’ai tenu Manon contre moi, c’était différent.

— Eh bien moi, ça ne m’a rien fait. Hormis me donner l’envie de fuir en courant.

— Vraiment ? Tu le vois un peu ce petit ?

— Je l’ai vu quelque fois mais... je ne sais pas. Je ne suis pas à l’aise.

— Et Coralie, elle en dit quoi ?

La modèle est une superbe jeune femme, avec des cheveux clair mi-longs ondulés et des yeux bleus marine. Sa silhouette est parfaite et, même si elle ne posséde pas une poitrine démesurée comme les aime Quentin, elle est séduisante et regorge d’atouts. Drôle, intelligente et cultivée, il aurait vraiment fallu être complètement débile pour refuser de lui laisser sa chance, surtout au vu des enjeux qu’il y avait désormais. Quentin l’était donc, débile, car lorsque Coralie avait voulu essayer au début, lorsqu’ils avaient commencé à se fréquenter, il n’avait rien trouvé de mieux que de la tromper, sous prétexte que la fidélité était synonyme de castration. Dès qu’elle l’avait appris, elle avait pris ses jambes à son cou. Difficile de le lui reprocher.

— Elle était déjà enceinte quand elle a rompu ? interroge Erwann.

La réponse positive ne le surprend pas. Comme beaucoup de femmes affublées d’un compagnon immature, Coralie avait préféré gérer ça toute seule. En février, elle était venue trouver le tatoueur à la fin de journée de boulot, directement à son studio, pour lui présenter le fruit de ses entrailles. Et réclamer une pension alimentaire au passage. Ce qui avait écœuré Quentin, qui s’en était rendu malade, gardant ce secret honteux pour lui-même.

— « Juste une pension alimentaire », c’est ce qu’elle t’a demandé ? insiste Erwann.

— Mot pour mot.

— Tu lui as proposé plus ?

— Non, parce qu’elle a été très claire, c’en était même insultant. Plusieurs semaines plus tard, je lui ai dit qu’on pouvait rebaiser ensemble puisque, de toute façon, le mal était fait.

— Mais, mec, tu lui as pas dit ça, quand même ? Que « le mal était déjà fait », en parlant d’un gamin, de son gamin ? De ton gamin ! T’es débile ou tu le fais exprès ?

Erwann met son visage dans ses mains, entre incrédulité et désespoir. Malgré cela, Quentin le lui confirme, égal à lui-même :

— De toute façon, elle n’a rien voulu entendre. Juste le fric, mon nom de famille pour l’état civil et c’est tout.

— C’est étonnant, ironise Erwann... avec un tel discours, je ne comprends même pas qu’elle ne se soit pas jetée dans tes bras... ou sur ta bite !

Une nouvelle fois, il se met à rire, gagné par le grotesque de la situation et la naïveté doublée de bêtise affichées par son pote.

— Putain... t’as vraiment merdé.

— Non, je ne peux pas être avec une seule femme. C’est comme ça. Et ça me convient très bien. Et aux meufs de chez nous aussi apparemment.

La réputation de coureur de jupon du tatoueur n’est plus à faire sur la presqu’île. Partout où il passe, il laisse une odeur de soufre, toxique et nauséabonde, dans son sillage. Aucune femme ne peut le prendre au sérieux et celles qui cèdent à ses avances savent à quoi s’en tenir. Il y en a toujours pour espérer qu’elles arriveront à le mater et à en faire un docile petit compagnon de route. Mais le tatoueur se comporte comme une ordure à la première occasion et les femmes cessent rapidement de se faire des illusions. Coralie n’avait visiblement pas dérogé à la règle et, en lui laissant sa liberté, elle s’était rendue service, car Quentin donnait l’impression qu’il ne changerait jamais. Enfoiré un jour, enfoiré toujours.

— Les meufs de chez nous ? T’en parles comme si c’était une race à part avec un pedigree. Coralie est de chez nous, comme tu dis.

— Peu importe. Autant être honnête et lui proposer ce que j’étais capable de lui proposer...

— C’est-à-dire... rien.

— Si, du cul.

— Mouaif... réplique Erwann dubitatif. Pourtant Coralie est gentille. Elle est douce, patiente, elle aurait été parfaite pour toi, si tu lui avais laissé une chance.

— Ben justement. J’aime les femmes avec du caractère, du punch...

— Je t’arrête tout de suite, l’interrompt Erwann. Gwen n’est plus sur le marché.

Ils éclatent de rire de concert, le photographe en tête.

— Putain, tu vas tellement en chier avec elle ! déclare le convalescent, hilare.

Secouant la tête de droite à gauche, Erwann affiche un sourire carnassier digne d’un lion dans la savane, à la recherche d’une gazelle en guise de repas. Lui aussi préfère les femmes de caractère, les fortes têtes, confie-t-il avec fierté, avant d’ajouter que Gwendoline lui convient parfaitement.

— Je n’ai pas de doute là-dessus, rétorque Quentin. Elle te dévore des yeux et tu lui manges dans la main. Vous êtes faits l’un pour l’autre.

Malgré le ton de la plaisanterie utilisé par son pote, Erwann apprécie la remarque. C’est la première fois que son meilleur ami valide leur couple, après avoir passé tant de temps à le dénigrer.

— On aurait dit qu’elle avait mangé de la vache enragée tout à l’heure, reprend Quentin. Elle est toujours comme ça ?

— Tu l’as traitée de pute, tu veux qu’elle réagisse comment ? Elle est plus conciliante d’ordinaire.

— De toute façon, t’as besoin de ça, qu’on te canalise. Tu pars trop facilement en roue libre.

— Tu peux parler !

— On est pareil, toi et moi. On l’a toujours été. Deux sauvages. Mais toi tu aimes être dompté. Moi non.

— Quand t’auras fini de m’analyser, tu te pencheras sur ton propre cas. Parce que tout ça, ça ne résout pas le problème de ton fils. Il faut que tu crées du lien avec lui, que tu apprennes à le connaître. C’est important.

— J’ai déjà essayé mais je n’arrive pas à... m’attacher à lui. Il est mignon et tout... mais que veux-tu que j’en fasse ?

— Ton rôle c’est pas d’en faire quelque chose, débile. Ton rôle, c’est de l’aimer.

— Ben, c’est bien ce que je dis, je sais pas faire ça non plus.









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