Chapitre 55 : Gueule d’Ange

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Lorsqu’il découvre sa cellule, la surprise est plutôt bonne. Sans aller jusqu’à dire que c’est le grand luxe, la pièce est correcte et propre. Certes, les neufs mètres carrés lui changent des dimensions de sa villa, mais il fera avec. A-t-il le choix ? Il y a une douche personnelle, ce qui l’étonne beaucoup, car il était persuadé que les sanitaires étaient collectifs en prison. Mais comme l’avait souligné Maître Granjouan, les conditions de détention s’étaient considérablement améliorées.

Lorsque le maton referme la porte à clefs derrière lui, une peur sourde le saisit. L’enfermement. Il n’est pas claustrophobe mais le bruit des clefs le privant de sa liberté lui paraît soudain bien douloureux à entendre. Il s’assoit sur le matelas inférieur du lit superposé. La pièce est vide, dépourvue d’objets personnels, car il est le seul occupant. C’est à la fois une chance et un problème. Il n’aimerait pas partager son espace avec un inconnu avec lequel il ne s’entendrait peut-être pas. Néanmoins, les contacts avec les autres ont l’air très limités, en dehors des surveillants et des autres détenus qu’il croisera sur la cour de promenade. Le reste du temps, il sera... seul. Et cela lui semble bien long tout ce temps à tuer.

À présent qu’il est installé dans sa nouvelle cage, son enthousiasme d’avoir quitté sa modeste cellule de garde à vue s’est étiolé. Il détaille le mobilier qui l’entoure d’un œil sceptique : un bureau qui servira visiblement de table de restauration, un lavabo, une douche, un lit, des toilettes. Le strict minimum, encore une fois.

Lorsque son premier repas arrive, il est à peine 18h45. La porte s’ouvre et on lui tend un plateau.

— C’est l’heure de la gamelle, l’informe la personne en charge du service.

Erwann le remercie en récupérant son dîner, puis pose un regard torve sur son contenu. Les barquettes emballées sous vides sont aussi appétissantes que la nourriture que l’on donne aux animaux. Elle porte bien son nom la restauration ici, pense-t-il pour lui-même. Les quantités sont chiches. Pas de risque qu’il prenne du poids malgré le fait qu’il va être plutôt inactif.

Celui qui lui a apporté son repas sera la dernière personne qu’il verra avant le lendemain matin. La porte de sa cellule a été verrouillée après son passage, annonçant la nuit à venir. Pourtant, alors qu’il n’a presque rien touché de son plateau, lorsque qu’Erwann s’allonge, ce n’est pas le calme qui l’accueille. Les appels, et même les hurlements de certains autres détenus lui parviennent, glaçants. Sans avoir besoin de prêter l’oreille, il entend également le bruit de pas des surveillants qui font leurs rondes, le trousseau de clefs cliquetant durant leur marche monotone. La lumière du corridor est toujours allumée. Heureusement, exténué par ces derniers jours, il tombe comme une masse la tête sur le traversin, roulé en boule en position fœtale.

Le lendemain, Erwann ouvre un œil aux aurores, dérangé par les allers et venues du personnel pénitencier. Il ne bouge pas lorsqu’il entend quelqu’un l’observer par l’œilleton. Le bruit des clefs dans la serrure lui annonce que la porte va s’ouvrir, mais il a la flemme de réagir, assommé de fatigue. La lumière crue balancée en pleine tronche termine de le faire sortir du sommeil lorsqu’un maton lui demande :

— Le Bihan ? Bouge un peu qu’on voit si t’es toujours vivant.

— Hum, dit-il en levant un bras.

— Ok.

Malgré ce réveil des plus désagréables et le bruit de table roulante dans le couloir, il se rendort, toujours aussi épuisé. Le médecin qu’il avait rencontré la veille lui avait proposé des somnifères pour l’aider à dormir mais, de toute évidence, il n’en avait nullement besoin. Il les avait refusés, tout comme les anxiolytiques que le toubib voulait lui prescrire pour gérer ses angoisses et les crises de panique dont il lui avait parlé. Le nouvel entrant lui avait répondu qu’il préférait subir ces montagnes russes émotionnelles que devenir dépendant de ces drogues légales. « De ces merdes » aurait été plus approprié pour définir ces produits, mais Erwann s’était abstenu de justesse.

À partir de maintenant, il devait faire preuve d’une conduite irréprochable. Il avait quand même ajouté qu’il ne comptait pas ressortir détraqué de la prison, pas plus qu’il ne comptait s’éterniser ici car, dehors, sa vraie vie l’attendait. Le médecin s’était tu et l’avait laissé repartir comme il était arrivé : arrogant et orgueilleux, mais pas camé. Bien se comporter était une chose. Se résigner en était une autre. Et Erwann n’avait pas l’intention de moisir ici.

Les hurlements d’un prisonnier en provenance de la cellule d’à côté le réveillent en sursaut. Il entend l’homme crier sur un surveillant, puis le menacer, même s’il ne comprend pas de quoi il s’agit. Le bruit de l'arrivée au pas de course de ses collègues retentit. Il comprend que le détenu récalcitrant est aussitôt maîtrisé. Les matons sont surentraînés. Non-armés, ils n’ont que leurs réflexes pour assurer leur sécurité et celle des personnes sous leur garde. La prison est sous tension permanente. Les réactions sont rapides dans cet univers dangereux, tout le monde est sur le qui-vive. D’autant qu’ils doivent être légion les griefs ici. Ce ne sont pas les raisons de s’emporter ou de péter un plomb qui manquent.

Mais Erwann n’en a cure. À cet instant, il n’est pas concerné par le sort d’autrui, seul son propre cas l’intéresse. Indifférent au tintamarre environnant, il émerge petit à petit, puis se lève juste à temps pour la promenade du matin, visiblement, car un maton vient la lui proposer :

— Le Bihan, promenade ?

— J’enfile mes fringues et j’arrive.

La porte reste entrouverte. Il s’habille en vitesse, prêt à affronter la cohue qui se forme à l’extérieur de sa cellule. Dans un brouhaha de cris, de rires et de prénoms invectivés, les détenus se rassemblent, prêts à sortir. Ça ressemble à un lâcher de fauves. Ce vacarme l’effraie autant qu’il le dynamise. Même s’il redoute ce qui l’attend dehors, il en a marre d’être enfermé entre les quatre murs de sa piaule étroite. Il s’y sent comme un rat de laboratoire, observé à la loupe. Une sensation étrange mais pourtant bien réelle, au vu de ce que lui avait expliqué le directeur de l’établissement concernant cette période « d’examen » réservé aux entrants.

Armé de son courage, le cœur battant, il rejoint ses congénères dans le corridor, les « taulards », la nouvelle espèce à laquelle il appartient désormais. Le regard fuyant, il se mêle aux individus bruyants et agités. Malgré toutes ses précautions, il tombe sur des yeux inquisiteurs qui fixent sa cicatrice. Ici, elles sont pourtant monnaie courante, les marques de baston, les stigmates d’anciennes démonstrations de force. Pour autant, il ne supporte toujours pas qu’on le dévisage.

Pendant une heure quinze, il marche seul dans le froid de ce mois de novembre, les mains dans les poches, arpentant la cour d'un bon pas pour se réchauffer. Il regarde tour à tour ses chaussures, puis les barbelés entourant les bâtiments ou encore les miradors d’où ils sont scrutés, petites fourmis privées de liberté.

Il n’a nullement envie de parler alors il se contente de faire un signe de tête lorsque l’un ou l’autre des prisonniers le salue. Sa seule interaction consiste à demander une cigarette à l’un des détenus qu’il voit fumer, en lui expliquant qu’il est nouveau et n’a rien pour cantiner.

Cantiner. Le mot l’avait fait sourire lorsqu’il l’avait entendu la première fois dans la bouche du personnel de l’administration pénitentiaire. On lui avait expliqué le principe caché derrière cette appellation, empruntée au vocabulaire de l’armée. Il n’avait jamais fait son service militaire, trop jeune pour connaître cette époque, mais Yvonnick lui avait souvent parlé du sien, entre anecdotes drôlissimes et souvenirs nostalgiques.

Ici, Erwann allait donc devoir cantiner. Les espèces étant proscrites en prison, les détenus disposent d’un compte sur lequel sont versés les virements ou les mandats que leurs proches peuvent leur envoyer. Si les hommes ont la possibilité de travailler en détention, ils perçoivent un salaire qui leur permet d’être indépendant financièrement, ce qui n’est pas le cas d’Erwann. Avec l’argent de ce compte, ils peuvent commander dans une liste de produits ce dont ils ont besoin, qu’il s’agisse de produits alimentaires ou d’hygiène, de vêtements ou de cigarettes. La cantine est donc une sorte de magasin auquel il aura accès à travers un bout de papier. Ceux qui ont les moyens peuvent s’en sortir correctement ici, mais ceux qui n’en ont pas deviennent tributaires d’un système capitaliste qui privilégie toujours l’argent à la dignité humaine.

Erwann venant tout juste d’arriver, il n’avait pas encore reçu d’argent. Seule la générosité de ses condisciples pouvait le dépanner. Était-ce à cause de sa balafre, de la pitié ou de la peur qu’elle inspirait, qu’on l’avait aidé ? Quoi qu’il en soit, on lui avait donné deux clopes au cours de cette première sortie, ce dont il était reconnaissant.

Lorsque la sonnerie retentit fortement, Erwann manque de sursauter, perdu dans ses pensées, et peu habitué à ce type d’appel strident, aussi stressant qu’une alerte à la bombe. Ce son lui signale la fin de sa première visite des lieux mais, surtout, le début d’une nouvelle vie, dans laquelle il vient de mettre les deux pieds. « Je suis taulard » se répète-t-il sans cesse, comme s’il avait toujours du mal à y croire.

À son retour en cellule, il découvre avec stupéfaction un sac trônant au milieu de la pièce. À l’intérieur, du linge propre, le sien, et des livres qu’il n’avait jamais lus, en dehors d’un seul. Celui qu’il était en train de bouquiner la veille de son arrestation. Lorsque le préposé au service vient lui apporter son déjeuner à midi, Erwann l’interroge :

— Vous savez qui a déposé ce sac ?

— Dis-moi « tu », mec. Je suis détenu, comme toi, sauf que je travaille ici, à la restauration collective.

— Ah d’accord, je ne savais pas. Je m’appelle Erwann.

— Plus pour longtemps, rétorque son homologue en serrant la main qu’il lui tend.

Il affiche un sourire malicieux et bienveillant, qui tranche avec ses déclarations sonnant comme des menaces. Erwann hésite, puis demande :

— Comment ça « plus pour longtemps » ?

— Pour nous tous ici tu es déjà surnommé « Scarface ». Personne ne t’appelle autrement.

Erwann éclate de rire en même temps que l’homme en face de lui. Eh bien, cela ne le changera pas beaucoup de son ordinaire à l’extérieur !

— Ok, j’ai l’habitude, ce n’est pas un souci.

— Je m’appelle Ronald. Et si tu me fais le coup du Mac Do, je crache dans ta bouffe.

— Je vais éviter alors, rit-il encore. Déjà que ça a l’air à peine mangeable. On dirait du polystyrène sous vide.

— T’auras pas mieux ici. Sauf le jour des frites, c’est un peu moins dégueu. Sur ta fiche de renseignements, coche la case « casher », la bouffe sera meilleure. Et cantine ce que t’as besoin pour te nourrir correctement, sinon tu vas vite crever la dalle.

La sensation de faim avait disparu depuis des jours. Comme si son appétit physique avait suivi la courbe en chute libre de son appétit pour la vie. Erwann hausse les épaules en signe de résignation, avant d’ajouter :

— Je n’avais pas d’argent sur moi à déposer à la caisse lorsque je suis arrivé ici.

— Si tu ne veux pas dépérir, demande à ta femme de te faire un virement. C’est plus rapide que les mandats. Deux à quatre jours maximum.

— Comment sais-tu que j’ai une compagne ? demande Erwann, surpris.

Ronald lui offre un rictus en coin tout à fait significatif, comme si l’évidence n’avait pas besoin d’être expliquée. Puis poursuit :

— Avec ta gueule de beau gosse, même amochée, je serai sur le cul si tu me dis que t’as personne dans ta vie.

Erwann sourit, à la fois flatté et amusé. C’est vrai qu’il n’avait jamais levé autant de femmes que depuis qu’il avait cette blessure au visage. Le souvenir de sa soirée au bar avec Richard lui revient. Pour l’emmerder, ce dernier avait pris l’habitude de le surnommer le taulard. Erwann trouvait cela très amusant à l’époque. Beaucoup moins aujourd’hui.

Tandis que Ronald s’apprête à quitter la pièce, il l’arrête :

— Est-ce que tu sais à qui je peux demander d’où vient ce sac ?

— Pourquoi ? Ce ne sont pas tes affaires ?

— Si justement. Mais je ne comprends pas comment elles sont arrivées là.

— Ben si t’as une meuf, c’est sûrement elle qui te les a apportées.

— Mais elle vit à plus d’une heure d’ici !

— Et alors ? lui rétorque Ronald sincèrement surpris. Avec ta gueule d’ange, elle ferait bien huit cent bornes rien que pour tes beaux yeux, ta gonzesse. Tu ne sais pas encore de quoi les femmes amoureuses sont capables, toi ! Ici, on a tout vu, crois-moi. Elles sont prêtes à tout et ce sont souvent elles les plus courageuses, les plus tenaces, voire les plus barrées. T’as jamais entendu parler de cette meuf qui avait appris à piloter un hélicoptère pour faire évader son mec ?

Erwann secoue la tête en signe de dénégation, le regard dubitatif.

— La taule est un révélateur de sentiments. Ou elles te lâchent définitivement ou elles s’accrochent à toi comme jamais tu n’auras connu ça. T’as encore rien vu, Gueule d’Ange.

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