Chapitre 63 : La paranoïa

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Lorsqu’il ouvre l’enveloppe, Erwann éclate de rire en comptant le nombre de pages manuscrites : quatre recto-verso. L’inspiration n’avait visiblement pas manqué à sa compagne, se dit-il en souriant. Avec la lettre, elle avait joint une dizaine de photos : trois de Manon-Tiphaine, entourée de son père et de Gwendoline, prises lors de l’après-midi à l’océarium de Brest ; trois de Richard et Erwann, complices, datant du dernier anniversaire de son meilleur ami ; et, pour finir, quatre photos sur lesquelles ils s’enlacent tous les deux. Sur l’une d’entre elles, prise tout récemment dans son appartement de la Jonelière, ils sont avachis sur le canapé, allongés l’un sur l’autre et s’embrassent comme deux ados. Un selfie pris par Erwann avec le téléphone de sa compagne. Il l’insère dans le livre qu’il a presque fini de lire. Ce sera son nouveau marque-page.

Il savoure enfin la lettre de Gwendoline. Son récit est vivant, drôle et plein de tendresse. Tout y passe : son appel à l’aide à Richard qui avait su trouver les mots justes pour la rassurer (« et aussi accessoirement, se rappeler le code de ton alarme ! », ajoute-t-elle, taquine), ses échanges avec son avocate (« très gentille »), la réaction d’Emma, qu’elle relate en toute franchise mais sur laquelle elle ne s’appesantit pas. En lisant les mots écrits à l’encre bleue, il peut presque entendre sa voix et ses intonations. Un carnet de timbres de collection est également glissé dans l’enveloppe. Elle lui explique que ce sont les seules choses qu’elle peut lui transmettre par ce biais. L’envoi de colis n’est possible qu’à Noël, où un seul est autorisé par famille.

Elle connaît des choses que lui-même ne sait pas encore sur le fonctionnement de la prison. Il se rappelle leur discussion au phare et son aveu d’une ancienne attirance pour les mauvais garçons. Elle avait dû fréquenter un détenu par le passé, il ne voit pas d’autre explication à tout ce savoir sur le milieu carcéral. Dans sa longue lettre, elle aborde le sujet du virement et insiste pour qu’il cantine tout ce dont il a besoin et pour qu’il loue une télé pour se changer les idées...

Elle confirme que le montant est conséquent, mais qu’en prison tout est cher, alors il ne faut pas qu’il hésite à lui en réclamer d’autres. Erwann se doute qu’il s’agit de son propre argent, étant donné qu’elle n’a aucun moyen d’accéder à ses comptes à lui.

Elle a de tout évidence peur qu’il s’ennuie ou qu’il meurt de faim. Elle le menace en plaisantant : « Mange ! il est hors de question que je te retrouve décharné ». La remarque le fait sourire autant qu’elle l’émeut. « N’hésite pas à me faire savoir si tu as besoin de quoi que ce soit en matière de linge de lit, de vêtements, de livres ou autres » insiste-t-elle encore. Son discours est redondant. Elle y revient à plusieurs reprises : « Ne te sens pas gêné, je suis là, demande-moi ». Ses mots le touchent plus qu’il ne saurait l’exprimer. Sa gorge se noue. L’émotion le gagne une fois encore, comme cela lui arrive de plus en plus souvent depuis qu’il avait atterri derrière les barreaux.

Elle lui explique que sitôt qu’elle avait eu confirmation de son nouveau lieu de vie, elle avait fait une demande de droit de visite auprès du juge d’instruction. Manon-Tiphaine et Richard s’étaient également pliés de bonne grâce à la réalisation de ce précieux sésame, seul moyen de se voir ouvrir les portes du pénitencier. Elle le rassure : « Ça va aller vite, ne t’inquiète pas. On recevra bientôt une réponse positive, sûrement dans les jours à venir ». Dans sa lettre, elle lui fait part de son impatience à le revoir, à l’embrasser et à le serrer dans ses bras. Dès l’obtention de leur laisser-passer, avec son meilleur ami et sa fille, ils se répartiront les trois parloirs de la semaine, indique-t-elle encore.

Erwann sourit, impatient lui aussi. En lisant son courrier, il peut sentir son enthousiasme, et cette perspective de les revoir tous les trois lui fait chaud au cœur. En revanche, il refuse que ses parents fassent une demande de droit de visite. Il préfère leur épargner un séjour dans cet endroit aussi sordide que déprimant.

Même si la maison d’arrêt est à plus d’une heure de route de chez elle, Gwendoline lui assure que c’est une bonne nouvelle car la prison est située à mi-chemin entre les deux lieux d’habitations d’Erwann. Cela facilitera les visites de tout le monde, ajoute-t-elle, toujours optimiste. Pas une plainte, pas un reproche, pas un point négatif n’apparaît dans ces pages, qu’il dévore encore et encore.

Son placement en détention provisoire est une épreuve, mais l’amour de sa compagne l’aide à la surmonter. Si les sentiments qu’il avait pour elle n’étaient plus un secret pour personne depuis leur rencontre, aujourd’hui, en voyant les efforts qu’elle déploie pour lui maintenir la tête hors de l’eau, il sait qu’ils sont partagés. C’est la première fois qu’il en est sûr. Et le soulagement que cela lui procure est un cadeau en ces heures sombres.

Elle termine sa missive en lui proposant de se soumettre à un jeu, s’il en a envie : « à vingt-deux heures, tous les soirs, je mettrai la chanson d’Aimé Simon « Shining light », et je penserai à toi. Si tu en fais autant, on pourra s’envoyer de douces pensées l’un pour l’autre, de sorte qu’à cet instant précis, nous soyons dans une sorte de communion, si ce n’est physique, au moins, spirituelle, intellectuelle, émotionnelle... Une connexion de nos âmes pour partager un peu d’intimité, pour nous retrouver seul à seule, et nous transmettre plein de belles ondes. »

Erwann trouve l’idée magnifique et y adhère pleinement. Ce soir, à vingt-deux heures, il a rendez-vous avec la femme de sa vie et sa journée semble déjà rayonner d’une nouvelle énergie.

Lorsqu’il connaît presque par cœur le courrier de sa compagne, il s’intéresse au contenu du carton déposé sur la table. Il avait suivi les conseils de Gwendoline et avait cantiné tout ce qui lui permettait d’améliorer son quotidien, à commencer par des produits d’hygiène dignes de ce nom, notamment du déodorant, du dentifrice et du savon de marque, qui lui donneront le sentiment d’être vraiment propre au milieu de ce qu’il considérait être de la crasse. La prison a beau être récente et bien entretenue, tout ici lui semble sale. Il a constamment l’impression d’être souillé, et même si ce n’est qu’une sensation, celle-ci est tenace. Pourtant, il se lave autant qu’il le désire. La douche dont il bénéficie dans sa cellule est un luxe, d’autant qu’il ne partage son espace privé avec personne, une rareté qui lui offre une certaine intimité. Malgré tout, il se sent toujours « crade, dégueulasse », comme il l’avait expliqué à la thérapeute. L’ambiance nauséabonde de la prison, mais surtout l’étiquette qu’on s’obstine à lui coller sur le dos, ne sont pas étrangères à cette situation.

Après avoir déballé ses achats, Erwann s’attable pour répondre aux trois courriers. En plus du set d’écriture qui lui avait été fourni à son arrivée, il avait cantiné un surplus de papier à lettres et d’enveloppes, pour ne pas tomber en rade de fournitures. Dans son courrier, il ne cesse de les remercier tous, de leur soutien indéfectible, de leur amour inconditionnel, de leurs mots rassurants et chaleureux. Il écrit le dos voûté sur la chaise en bois et en fer, penché sur sa petite table, qui lui sert à la fois de table de bureau et de cuisine. D’ailleurs, lorsqu’il finit d’écrire, la « gamelle » lui est servie. C’est encore Ronald qui lui apporte son repas.

— Ben alors, Gueule d’Ange, on ne t’a pas vu à la promenade ce matin.

— Trop froid, je dois couver quelque chose.

— T’as l’air crevé. Tu dors bien ?

— Non.

— Tu manges assez ?

— Je n’ai plus vraiment faim.

— On se voit sur la cour cette après-midi ? On pourra en parler si tu veux.

Erwann acquiesce.

— J’irai, oui. J’ai des clopes à rembourser.

Lorsque Ronald le quitte, Erwann jauge son plateau repas. Riz, ratatouille en boîte et poisson blanc bouilli. Peut mieux faire mais il a vu pire. Tout en déjeunant du bout des lèvres, il allume la télé, une habitude qu’il n’avait jamais eue chez lui, préférant discuter avec sa fille durant le repas. Cette pensée l’attriste mais la perspective de ses prochains parloirs, qui ne devraient plus tarder, lui remonte un peu le moral.

Après le déjeuner, dans son planning millimétré, arrive le temps consacré à la promenade. Erwann constate à nouveau qu’en prison, une heure et quart passée à l’air libre est une chose précieuse, même si la pluie s’invite. En tant que Breton habitué au crachin, au mauvais temps et aux intempéries, il ne s’en plaint pas et rejoint les prisonniers qui s’amassent pour sortir.

Il retrouve le sympathique Ronald, tout sourire.

— Gueule d’Ange. Bien ou bien ?

— On fait aller et toi ?

— Nickel. Un jour de passé ici c’est un jour de moins avant d’être dehors.

— Tu sors bientôt ? demande Erwann en s’allumant une cigarette.

Il en propose une à son compère mais celui-ci refuse, non-fumeur.

— Normalement dans deux mois. Soixante-quatre jours très exactement.

Ronald arrive tout droit du centre de détention de Lorient, pour finir son reliquat de peine, lui raconte-t-il pendant qu’ils tournent. Les centres de détention sont réservés à ceux qui ont des peines comprises entre deux et dix ans, et qui ont les meilleures chances de réinsertion. Ronald en fait partie.

Sa gouaille plaît à Erwann et il regrette déjà de le voir bientôt les quitter. Mais les allers et venues des détenus sont fréquentes ici, il va devoir s’y habituer. Erwann sait qu’il a atterri dans un microcosme dont il essaie de saisir le fonctionnement. Il profite du statut de vétéran de Ronald, expert en la matière, pour lui enseigner les subtilités de ce monde parallèle qu’il découvre au jour le jour. Le préposé au service lui fait son petit topo : tout en bas de l’échelle se trouvent les maisons d’arrêt, très nombreuses et surpeuplées, puis les centres de détention, au nombre de vingt-sept, plus qualitatifs, et enfin, les maisons centrales, dont le régime est principalement axé sur la sécurité. Au nombre de six, dispatchées sur l’hexagone, ces dernières hébergent les détenus considérés comme les plus dangereux, ceux qui ont les peines les plus lourdes. « Les fous furieux » comme les qualifie Ronald en ricanant.

Erwann pose beaucoup de questions sans révéler, cette fois, les raisons de sa détention provisoire. Il aimerait savoir où il risque d’être envoyé dans le pire des cas, si l’enquête le conduit à un procès et qu’il est jugé coupable. Il comprend qu’il ira sûrement en centre de détention, comme Ronald. Ce dernier, quant à lui, est en passe de réussir sa réinsertion : il s’est bien tenu pendant six ans, a fait ses preuves auprès du J.A.P — Juge d’Application des Peines, précise-t-il à l’intention de son auditeur— et son avenir s’annonce positif. Son comportement est irréprochable : il est apprécié des matons et a obtenu toutes ses remises de peines, ce qui a considérablement abaissé les années de sa condamnation. Et comme il travaille, cela lui permet de toucher un salaire pour cantiner et payer les indemnités de sa victime.

Sa victime, pense Erwann, inquiet. Qu’a-t-il donc bien pu faire pour écoper de tant d’années de détention ? Il n’ose le lui demander.

— Si tu vas en C.D., fais tout pour travailler. Travailler en prison, c’est comme faire des études, c’est très apprécié du J.A.P et des S.P.I.P.

— Les S.P.I.P. ? répète Erwann.

Ceux qui gèrent la réinsertion, lui explique le pédagogue Ronald. Ils font le lien entre le dehors et le dedans. Il avait déjà rencontré le sien lorsqu’il avait effectué ses premières « perm’ ». Son discours est très clair : pour sortir plus vite, il faut faire ce qu’on leur dit. Être un bon petit soldat, ne pas faire de vague. C’est ce que Ronald avait fait, renchérit-il, plein de fierté. Il avait soigneusement coché toutes les cases et s’était tenu à carreaux. Ainsi, il avait réussi à réduire sa peine aux deux tiers.

— Maintenant, j’espère juste retrouver une vie simple, mais à l’air libre. Finies les conneries pour moi.

— Je te le souhaite, annonce Erwann. Quelqu’un t’attend dehors ?

— Non, ma femme s’est barrée.

Comme il l’avoue à Erwann, il est là pour avoir poignardé l’homme avec qui sa femme le trompait.

— « Crime passionnel » qu’ils appellent ça. Le mec est même pas mort, mais comme j’avais des antécédents, cette fois, ils ne m’ont pas loupé. Je les ai retrouvés dans mon lit. T’aurais fait quoi, toi, si tu étais tombé sur ta femme en train de se faire culbuter dans ton plumard ?

— Honnêtement ? J’aurais défoncé la gueule du mec. Mais je crois que ce n’est pas la chose à faire. Cela dit, moi ça m’est arrivé, mais en sens inverse.

— Tu t’es fait gauler ?

— Ouais, mais elle a trouvé un moyen plus légal de se venger. Et bien comme il faut.

— C’est-à-dire ?

Après avoir tiré une nouvelle taffe, Erwann lui raconte la découverte tardive de son fils, Anthony. Fils dont il n’avait même pas eu le temps de parler à sa compagne actuelle. Compagne qu’il soupçonne d’être enceinte, mais qui ne lui avait rien dit jusqu’à présent.

— Mec, les femmes sont vicieuses, j’te jure. Elles reculent devant rien. Pas une pour rattraper l’autre.

— Nan, pas Gwen. Elle n’est pas comme ça. J’ai entièrement confiance en elle.

— Gwen, c’est la mère de ton fils ?

— Non, ma compagne actuelle, celle qui est probablement enceinte.

— Ben si tu le sais déjà, c’est qu’elle doit le savoir aussi. Pourquoi elle ne t’en parle pas ? C’est chelou, non ?

Erwann se fige, muet, cigarette pendue au bout des doigts, comme statufié. Il a l’impression que son cœur vient de s’arrêter de battre, qu’on vient de lui porter une estocade violente au ventre. Le silence, son silence, pourquoi ?

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

— Nan mais oublie ce que je viens de dire, Gueule d’Ange. Elle doit avoir ses raisons.

Ses raisons ? Quelles raisons ?

Erwann ne répond plus, aphone, horrifié, dévasté...

C’est pas possible, pas ça...

— Hey Gueule d’Ange, ça va ? T’es tout blanc. Tu te sens bien ?

— Je... je...

— Nan, mais c’est bon, je déconnais ! Reprends-toi, on dirait que tu fais un AVC. Wow ! ERWANN !

— Je me sens pas bien.

— Surveillant ! Gueule d’Ange fait un malaise, il a besoin d’aller à l’infirmerie !

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