Chapitre 64 : Le premier parloir

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— 9.6. Votre tension est trop basse, Monsieur Le Bihan. Vous êtes trop faible, vous n’allez pas tenir le coup. Vous mangez assez ?

— Non... pas beaucoup. Je n’ai pas faim et... j’ai des nausées. J’ai vomi à plusieurs reprises.

— Montez sur la balance, s’il vous plaît.

Erwann s’exécute après avoir retiré ses vêtements, comme demandé par l’infirmière. Il n’évoque pas la véritable raison de son malaise. Ce doute pernicieux qui venait de s’insinuer en lui, comme un ver dans une pomme, le rongeant de l’intérieur. Accablé mais docile, il grimpe sur l’antique machine et regarde le chiffre s’afficher. Soixante-quinze kilos.

— Votre poids habituel ? interroge-t-elle, suspicieuse.

— Quatre-vingt, en général.

— Je le répète, vous n’allez pas tenir le coup si vous continuez comme ça. Il faut vous alimenter correctement et vous reposer. Vous dormez bien ?

— Non. C’est impossible ici, il y a du bruit tout le temps. J’entends mes voisins de cellule gueuler la nuit. Je me réveille au sursaut avec l’impression que mon cœur va lâcher.

— Vous êtes encore sous le choc de votre incarcération, rien de plus normal. C’est très violent de se retrouver en prison du jour au lendemain.

Tout en l’observant du coin de l’œil pendant qu’il se rhabille, l’infirmière note les informations dans son carnet. Elle remarque qu’en dehors de ses côtes légèrement apparentes et de son teint cireux de bougie fondue, il ne présente pas de trace de coup ou d’automutilation. En revanche, la détresse qu’elle perçoit dans sa voix et son regard l’inquiète énormément.

— Moralement, comment allez-vous ?

— On m’accuse de viol. Sur une échelle de zéro à dix, je suis à moins vingt. Des accusations de viol, vous vous rendez compte ? C’est abject. C’est ignoble. Il n’y a rien de pire que le viol. J’ai constamment envie de vomir dès que je pense à ce mot.

— Je comprends, Monsieur Le Bihan. Je vais vous prescrire des anxiolytiques et un anti-vomitif pour les nausées. Il faut que vous mangiez mieux, que vous vous reposiez correctement. Tenez, prenez ces boules Quiès, ça peut dépanner ici pour trouver le repos. Vous voulez des somnifères ?

— Non, merci. Je n’ai pas envie de devenir dépendant.

— Au moins pour ce soir. Je vous donne un cachet et vous aviserez. Vous avez vu la psychologue ?

Erwann acquiesce en terminant d’enfiler son deuxième pull, toujours aussi frigorifié.

— Ça s’est bien passé ?

— Oui. Je n’avais jamais fait ça avant. C’était... comme une sorte de soulagement. Je me sentais un peu mieux après. J’étais plus léger.

— C’est bien. C’est parfait, ça. Allez-y toutes les semaines, si possible. Ça vous fera du bien. Vous avez des visites ?

Les visites au parloir, comme les courriers, constituent une importante source de réconfort pour les détenus, mais la lente mise en place de ces dernières peut parfois créer un mal-être croissant pour le nouvel arrivant.

— C’est en cours, répond Erwann en laçant ses chaussures. Ma fille, mon meilleur ami et ma compagne.

— Bien. C’est une très bonne chose pour vous. Les choses vont se clarifier, rassurez-vous.

Comme elle le lui rappelle, les premiers jours sont toujours les plus compliqués, surtout pour les gens bien insérés socialement, comme lui. Le décalage entre le dehors et le dedans est trop violent. Pour ceux qui n’ont pas de repère à l’extérieur, la prison peut apparaître comme une chance. Ils y trouvent une routine, un cadre, tout cela les rassure. Mais dans son cas, la situation s’inverse.

— Vous avez le sentiment d’avoir tout perdu, et ce n’est pas complètement faux, malheureusement, conclut-elle compatissante.

Elle ne lui parle pas des chiffres qu’elle connait par cœur : le taux de suicide dans les prisons est sept fois supérieur à celui en milieu libre. Et les premiers temps de l’incarcération sont toujours des périodes très sensibles, au même titre que la période qui suit la remise en liberté, notamment après un certain temps passé derrière les barreaux. En discutant avec le détenu, l’infirmière constate qu’Erwann ne coche pas toutes les cases le plaçant dans une situation à risques mais qu’il présente déjà certains handicaps : c’est un homme blanc de plus de trente ans, qui affiche les signes d’une légère dépression, induite par la honte liée à ces accusations. De plus, un profond sentiment de culpabilité et d’injustice grandit en lui. Et comme il ne souscrit à aucune forme de religion, il ne profite pas de ce qui semble être une aide précieuse lorsque l’isolement et le confinement rendent une personne aussi vulnérable du jour au lendemain.

— Je vais signaler votre profil au directeur, dit-elle avec douceur, pour qu’on veille à votre sécurité. Si vous êtes un danger pour vous-même, la présence d’un codétenu pourrait vous faire du bien. Quelqu’un qui vous épaulerait, avec qui vous pourriez discuter, échanger.

Si la surpopulation carcérale constitue un autre facteur majeur de détresse supplémentaire pour les détenus, en dégradant leurs conditions de vie, la présence d’un codétenu reste une alternative relativement efficace pour pallier à la solitude oppressante des prisonniers.

— Je ne sais pas, répond Erwann, sans réelle opinion. Peut-être... je n’en sais rien. Mais pas Ronald.

— Le préposé au service ?

— Oui.

— Il vous cause des ennuis ?

— Non. Non, il est très gentil, vraiment mais.... son discours est anxiogène... Et il sort bientôt... Je préfèrerais être avec quelqu’un qui soit dans la même situation que moi, comme Amir, un gars qui est en attente de son jugement.

— D’accord. Je vais en parler au directeur. On va essayer de trouver des solutions adéquates. La prison n’a pas pour but de détruire les gens, Monsieur Le Bihan. C’est censé être une privation de liberté, mais elle coûte parfois plus à certains. Et c’est trop cher payé. Je me bats pour que cela n’arrive pas ici. Ce serait un échec personnel. Je vais garder un œil sur vous et faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous remontiez à la surface.

— Merci beaucoup. C’est vraiment très gentil de votre part. Merci pour tout.

— Revenez me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Même si Erwann pensait en arrivant ici que c’était une chance de ne pas avoir de codétenu, il réalise que l’infirmière a raison et que la compagnie d’un autre lui ferait du bien. Mais pas Ronald.

Surtout pas Ronald.

Lorsque ce dernier lui tend son plateau de déjeuner, le lendemain, il s’enquiert :

— Comment tu vas, Gueule d’Ange ?

— Ça va.

Erwann respire l’odeur de légumes bouillis qui émane du plateau, en espérant que Ronald s’éclipsera rapidement. Voyant qu’Erwann n’est pas disposé à parler, il ressort et s’apprête à continuer d’arpenter les couloirs pour nourrir les autres prisonniers, mais revient sur ses pas et lui dit :

— Hey, je suis désolé pour ce que je t’ai dit hier. Faut pas te biler pour ta femme.

Arrête de m’en parler, alors !

— T’inquiète.

— Tu la vois bientôt ?

— J’espère. J’ai reçu deux autres lettres aujourd’hui, elle et ma fille ont obtenu leur droit de visite.

— Je suis content pour toi. Ça va te faire du bien !

— Merci.

— Bon ap’ Gueule d’ange. Amir m’a dit de te prévenir qu’il t’attend cette après-midi.

Pour toute réponse, Erwann acquiesce et replonge dans la contemplation de son repas. Comme d’habitude, il n’a ni faim, ni envie de manger. Mais, suivant les conseils de l’infirmière et se rappelant les lignes écrites par Gwendoline, il se force à avaler les aliments trop salés et complète son menu par les produits qu’il vient de cantiner. Pour faire passer la pilule, il allume la télé, et, surtout, reste les yeux rivés sur les neuf photos scotchées au mur, juste devant son bureau.

Une semaine plus tard, la délivrance arrive enfin et par deux moyens différents. Amir et lui sont transférés dans une cellule commune et il reçoit, ce jour, sa première visite depuis son incarcération. C’est avec un enthousiasme incommensurable qu’il s’apprête lorsqu’un surveillant vient le chercher :

— Le Bihan. Parloir.

Erwann ne connaît pas encore l’identité de la personne qui est venue le voir mais sa joie est telle qu’il s’en contrefiche. Qui qu'elle soit, il a hâte de la prendre dans ses bras.

— Salut Pa’.

Le visage est souriant malgré les yeux inquiets.

— Salut, ma puce.

Erwann la serre contre lui un temps infini. Même si elle fait presque sa taille, il l’enlace en lui offrant toute la protection que requiert son rôle de père. Il l’étreint fort, le nez dans ses cheveux longs défaits, de la même couleur que ceux de sa mère. Un miel blond et doré par les rayons du soleil, une teinte chaude et lumineuse, qui se marie à merveille avec le hâle de sa peau bronzée par le climat breton.

Quand il a fini d’inspirer toute l’odeur de sa fille, qu’il s’est repu de son parfum floral et iodé, il la regarde dans les yeux en caressant sa joue. Ses yeux myosotis, hérités d’Alice, une fois encore, dans lequel perce une légère pointe de mauve qu’il n’a retrouvé que chez elles. À la fois différentes de caractère mais identiques physiquement, elles étaient les deux figures féminines de sa première existence, de son ancienne vie d’homme respectable.

Erwann l'embrasse sur la joue, puis se tourne vers Richard qui attend, retranché dans un coin, que les effusions familiales se terminent.

— Bud.

— Mec.

D’abord la poignée de main, ferme et virile, puis l’accolade, franche, sincère et assez masculine pour que personne ne se sente mal à l’aise. Manon-Tiphaine les regarde à son tour, émue de les voir s’aimer autant sans se le dire.

— Comment tu vas, Pa’ ?

Toujours si mature, généreuse et forte, il est tellement fier d’elle.

— Du mieux que je puisse. Et toi, ma chérie ?

La jeune fille a l’air en forme. Erwann avait demandé à Richard de la préparer pour cette entrevue, de la rassurer et de lui expliquer la situation, ce que son ami avait pris soin de faire, évidemment. Il peut compter sur lui. Pourtant, cela reste une épreuve pour eux trois, de se retrouver piégés ici, entre ces quatre murs, dans cet isoloir inconfortable et malaisant.

— Tu m’as manqué, Pa’.

— Toi aussi, ma puce.

Erwann prend des nouvelles au sujet de ses parents, des études de sa fille, de ses entraînements, de son quotidien chez sa mère, chez qui Manon-Tiphaine, accompagnée de Marmiton, leur chat, est recluse par la force des choses. Alors que la conversation bat son plein entre les trois, la jeune fille, le visage plus soucieux, questionne :

— Pa’, que va-t-il se passer maintenant ?

— L’enquête se poursuit. Ils vont interroger tous ceux qui me connaissent pour essayer de dépatouiller le vrai du faux. Vous serez tous les deux auditionnés. Dites juste… la vérité.

— Ben, c’est ce qu’on comptait faire, se défend l’adolescente.

— Ce que je veux dire, reprend Erwann, c’est… n’essayer pas de me protéger, sous peine de parjure. Dites juste la vérité. Manon, j’ai été relou et soupe au lait avec toi car je n’allais pas bien. Bud, tu m’as vu… mal agir. Dites-le franchement. Ne me ménagez pas. Si je sors d’ici, ce sera sur la base de la vérité, pas du mensonge.

— Tu as agi comme un mec malheureux qui essayait de gérer sa rupture, rien de plus, argue Richard, pour tempérer la culpabilité d’Erwann. Si tous les mecs qui se faisaient jeter et se comportaient comme toi finissaient en taule, on aurait des prisons sacrément bondées ! Et je serai sûrement ton codétenu !

Manon-Tiphaine rit de bon cœur et son père retrouve le sourire également, en la voyant le visage plus ouvert et lumineux. La plaisanterie de son ami a permis de détendre un peu l’atmosphère de cette entrevue délicate.

— J’aimerais bien que tu le sois ! Je me fais tellement chier ici. Encore que j’aie enfin un compagnon de cellule et que c’est un vrai one man show à lui tout seul. Un mélange entre Jamel Debbouze et MacGyver. Je saurai probablement comment braquer une banque ou construire une mitraillette quand je sortirai de taule, mais il est sympa.

Tous les trois éclatent de rire. Puis Manon-Tiphaine s’indigne faussement.

— Ah non, t’arrêtes tes conneries, hein, le morigène-t-elle. Tu me manques trop ! Je veux que tu reviennes.

— Je sais ma puce. T’inquiète, je ne compte pas m’éterniser ici. Bud me cherche un nouvel avocat et si tu as besoin de quoi que ce soit en mon absence, il est là pour toi aussi.

À cette remarque, Richard acquiesce et prend la main de l’adolescente pour la porter à sa bouche et l’embrasser.

— Toujours, renchérit-il avec un sourire. Et toi ? comment tu te débrouilles ici ?

— Depuis que Gwen m’a fait un virement de cinq cent euros, c’est mieux. Je n’ai même pas eu le temps de lui demander quoi que ce soit qu’elle avait déjà pris les choses en main.

— Cinq cent euros ? répète Richard, éberlué. Et t’as accepté ?

— Heu... oui... pourquoi ? Je n’aurais pas dû ?

— Il ne faut plus qu’elle fasse ça. Cette situation ne peut pas durer.

— T’es un comique, toi, on voit que tu ne la connais pas ! Comment veux-tu que je l’en empêche ?

— Elle est déjà dans la merde Erwann, alors donne-moi une procuration sur ton compte.

— Comment ça dans la merde ?

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