Chapitre 62 : Non, c’est non

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Erwann relate brièvement sa soirée avec Gwenaëlle, qu’il résume à une pipe dans un bar miteux après son billard avec son meilleur ami. La jeune femme d’une petite trentaine d’années avait très mal pris son comportement de goujat, ce qu’il ne pouvait pas lui reprocher après coup.

— Pour autant, je ne l’ai pas violée elle non plus, affirme Erwann à la thérapeute. Je ne l’ai pas forcée à me sucer. Elle l’a fait de son plein gré. C’est insensé ces accusations. Elles étaient toutes consentantes. Et pourquoi elles et pas les autres alors que je me suis comporté de la même manière avec toutes, sauf avec l’autre tarée d’Anaïs, mais avec elle, on avait passé un cap !

— Le cap du consentement ?

— Absolument ! Sauf que c’était le mien qui manquait ! J’exagère un peu mais croyez-moi qu’on n’en était pas loin.

Comme Erwann l’explique, Anaïs avait débarqué chez lui très tard alors qu’il rentrait d’une soirée au cinéma avec une dénommée Amanda.

— Et figurez-vous que ce soir-là, je n’avais pas baisé. Amanda m’a mis un stop, ce que j’ai accepté sans aucun problème, comme je l’aurais fait pour quiconque m’aurait dit non.

— Pourquoi Amanda vous a-t-elle dit non ?

— Eh bien, pour une très bonne raison : elle n’en avait tout simplement pas envie. J’imagine qu’elle fait partie des femmes qui ont besoin d’un peu de temps pour envisager une certaine intimité avec un homme, ce que je peux tout à fait comprendre. Je n’y voyais vraiment aucun inconvénient. J’ai respecté son « non » et je suis parti sans rien casser chez elle.

À cette remarque, Erwann sourit, entrainant la psychologue à sa suite. Une plus grande connivence s’installe entre eux, ce qui soulage le détenu, qui avait peur de la mettre mal à l’aise avec toutes ses horribles descriptions.

— Je m’étais un peu calmé, reconnaît-il encore. J’avais parfaitement conscience d’avoir été trop loin.

— C’est quoi pour vous « avoir été trop loin » ?

— Trop loin dans ma façon d’être en général.

Ce qui signifiait pour lui avoir multiplié les relations durant des semaines, avoir été imbuvable avec son entourage, avoir enfreint son code de conduite en collaboration photo et accepté de jouer le jeu de certaines femmes très entreprenantes ou... bordelines. Mais il le rappelle une fois de plus : non, c’est non.

— Une femme qui dit non, je ne vais même pas essayer d’ajouter quoi que ce soit. Je réponds juste ok, on arrête, pas de problème.

Par réflexe, Erwann lève les mains en l’air dans un geste de défense. La thérapeute acquiesce et interroge :

— Et avec cette Anaïs alors, celle qui débarque chez vous ce soir-là, que se passe-t-il ?

D’entrée de jeu, il décrit sa relation avec la jeune femme comme la pire qu’il n’ait jamais vécue de toute sa vie. Il l’avait croisée pour la toute première fois au réveillon du nouvel an de l’année dernière, voilà bientôt un an. Elle lui avait tenu la grappe un moment, flanquant son énorme poitrine sous ses yeux fatigués et collant sans équivoque son corps voluptueux au sien sous prétexte de se réchauffer sur la terrasse extérieure. Soudain, elle s’était mise à vomir devant lui, complètement imbibée d’alcool. Compatissant, Erwann lui avait attrapé les cheveux par réflexe et l’avait aidée à rentrer à l’intérieur. Puis, il s’était éclipsé de la soirée, de peur de la recroiser entre deux portes. Il l’avait revue l’été dernier dans un bar où elle exhibait toujours ses plantureuses formes sous le nez des badauds. Reconnaissant Erwann malgré son affreuse cicatrice qui l’avait défiguré, elle était venue l’alpaguer au comptoir. Moins de dix minutes plus tard, il l’avait baisée à l’arrière de sa voiture, ravi de pouvoir profiter de ce corps magistral servi sur un plateau. Il précise qu’elle suçait divinement bien, qu’elle adorait être prise en levrette et s’adonner à la branlette espagnole et que c’était pour toutes ces raisons qu’il en avait fait son plan cul attitré. L’une des rares choses qu’il ne lui faisait pas, c’était de la sodomiser, car son expérience avec Mathilde l’avait vacciné contre cette pratique qu’il jugeait douloureuse.

— En dehors de ça, tout était permis avec elle, déclare-t-il. Son corps était bandant et j’avais vraiment constamment envie de la sauter quand je la voyais.

Il passe sous silence le seul détail qu’il n’aimait pas chez Anaïs : son sexe entièrement épilé qui lui rappelait celui d’une gamine, ce qu’il trouvait absolument détestable comme similitude.

— Le reste ne m’intéressait pas, en revanche. Elle a le QI d’une huître et la mentalité d’une fille à papa, pourrie gâtée. Elle, elle voulait plus et me tannait pour que l’on entretienne une vraie relation, ce que j’ai toujours refusé. On se voyait chez elle, sauf ce soir-là, où elle a débarqué chez moi, si j’osais le dire, « contre ma volonté ».

— Vous lui avez dit de partir ?

— Non. Elle portait une sorte de robe seconde peau et elle était absolument... enfin bref, je n’ai pas été long à convaincre et je l’ai envoyée valdinguer sur mon lit avant de la... baiser salement.

— « Baiser salement » ?

Erwann lui explique combien Anaïs aimait les jeux de rôles tordus et avilissants. Elle l’encourageait à l’insulter et à se montrer menaçant envers elle, soit avec un couteau sous la gorge, soit en l’écrasant ou en la maintenant avec le poids de son corps. Elle adorait les claques sur le cul, les tartes dans les gueules, les coups de butoir dans les reins. Plus il y allait fort durant l’acte, plus elle se montrait démonstrative et satisfaite.

— Vous la frappiez ?

— À sa demande, martèle-t-il de la tranche de sa main droite sur le plat de la gauche. À sa demande expresse et absolument explicite. Avec son consentement, évidemment.

Il précise même que lorsqu’il l’avait giflée tandis qu’elle était sur le dos, Anaïs avait regretté qu’il n’ait pas pu l’attacher à la tête de lit.

— « Si tu avais eu des barreaux, j’aurais adoré que tu m’attaches les mains avec des foulards, ou mieux, des menottes. » Voilà ce qu’elle m’a dit cette nuit-là. Et je l’aurais séquestrée ? Ben voyons !

Heureusement pour lui, comme il l’indique à la psy, il n’avait rien eu de tout cela à sa disposition. Cependant, ironie du sort, il avait quand même fini par les avoir les menottes, sauf qu’il s’agissait de ses poignets à lui et que ce n’était plus du tout un jeu.

— Et comme elle nous a filmé durant cette séance SM, je suis maintenant au placard avec des accusations de viols sur le dos.

— Mais elle n’est pas la seule à vous accuser...

— Non, effectivement, confirme Erwann. Mais les autres n’ont pas fait de vidéo ! Encore que, allez savoir, si ça se trouve, j’ai été filmé à l’insu de mon plein gré à longueur de temps, qu’est-ce que j’en sais ? J’en apprends tous les jours, plus rien ne m’étonne. De plus, trois femmes ont des certificats médicaux, dont Anaïs. Des certificats ? Vous imaginez ? Comme si moi, avec ma bite en feu après une sodomie sauvage, j’avais été me faire examiner pour constater un viol ! On constate quoi avec un certificat ? Des traces de coups ? Elles peuvent se les faire elle-même en tombant ou se faire taper par quelqu’un d’autre ! Une pénétration violente qui pourrait laisser des traces ? N’importe quel rapport un peu trop énergique peut laisser des marques sur une femme. Je fais un mètre quatre-vingt-huit pour quatre-vingt kilos, je peux les immobiliser facilement toutes ces crevettes, ce ne sont que des poids plumes. Le moindre coup involontaire peut blesser. Et pour les hommes, c’est la même : j’ai déjà fini le dos complètement laminé par des griffes de mains féminines qui m’avaient lacéré en pleine bourre. Ai-je été violé pour autant ? Non, bien sûr que non ! Et le sperme ? C’est le mien qui a été identifié ! Évidemment puisque j’ai couché avec. Comment prouver que je dis la vérité ? Je n’ai que ma parole pour me défendre et, comme je suis un homme, j’ai le sentiment que dans ce genre d’affaires, elle ne vaut plus un kopeck.

— Je comprends votre détresse et votre colère, Monsieur Le Bihan. Une enquête est en cours pour déterminer toutes les facettes de cette situation. Que dit votre compagne actuelle de ce qui s’est passé dans votre vie ?

D’un coup, Erwann redescend, comme si évoquer Gwendoline suffisait à l’apaiser. Il répond qu’elle ne connaît pas encore tous les détails qu’il vient de partager. Seulement les grandes lignes. Ou plutôt, les gros titres, dit-il avec un rire jaune, tant il avait minimisé les choses.

— Vous ne comptez pas lui dire ? s’étonne-t-elle.

— Non, pas actuellement. Mais elle finira par savoir tout ce qui s’est passé lors du procès, s’il y en a un. Si elle y assiste, elle découvrira l’ampleur des dégâts et là...

Et là, que fera-t-elle ? s’interroge-t-il souvent. Tout le temps, en réalité.

— Cela vous effraie ?

— Bien sûr, confirme-t-il sans tergiverser, le regard perdu.

Il a déjà honte d’en parler à une inconnue, alors comment pourrait-il soutenir le regard de la femme qu’il aime lorsqu’elle découvrira le pot aux roses ? Erwann se dit terrorisé à l’idée qu’elle le quitte, mais plus encore par le fait qu’il pourrait la décevoir... la dégoûter, la rebuter... qu’elle le voit comme ce monstre pour lequel on essaie de le faire passer depuis des jours.

— J’ai fait n’importe quoi, réitère-t-il encore, j’en ai parfaitement conscience. J’ai été brutal, violent, j’ai insulté des femmes, je les ai maltraitées, sans aucun doute possible, mais jamais, au grand jamais, je ne l’ai fait sans leur consentement. Pourtant, elles sont six à affirmer le contraire et même si les accusations sont fallacieuses, comment pourrais-je continuer à me regarder dans la glace lorsque la femme que j’aime ouvrira les yeux sur l’ordure que j’ai été ?

— Alors, vous souhaitez rompre ?

La question qu’il se pose mille fois par jour depuis son arrestation. L’effroyable décision à laquelle il ne peut se résoudre. Il a beau avoir retourné le problème dans tous les sens dans sa tête, il n’y a aucune solution qui trouve grâce à ses yeux. Déjà, parce qu’Erwann préfère mourir que passer le reste de sa vie sans elle et, de plus, parce qu’il la soupçonne d’être enceinte, ce qui complique considérablement la situation.

— Non... déclare-t-il enfin après un temps de réflexion. Non, jamais de la vie... mais je devrais la libérer, je le sais.

— Vous pensez qu’elle pourrait... accepter la réalité ? Faire avec ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas comment elle réagira le jour où elle apprendra tout.

— Vous ne préférez pas lui en parler avant pour la... préparer ?

Il reconnaît à contrecœur que c’est ce qu’il devrait faire, évidemment. Lorsqu’il évoque la probabilité d’une grossesse à la thérapeute, celle-ci sourit et opine du chef. Oui, elle comprend qu’Erwann choisisse de préserver sa compagne dans son état. S’il y a un procès, dit-il encore, il n’aura lieu que dans un an et demi au minimum, alors il serait préférable d’attendre pour la protéger, pour l’instant. Erwann se répète. Il ne veut pas charger la mule : Gwendoline a déjà suffisamment encaissé jusqu’ici.

— N’oubliez pas que si l’enquête aboutit, le procès aura lieu aux assises et vous risquez de voir tous ces détails apparaître dans les médias, argue la psy. Avant ou pendant. Plus vous attendrez, plus elle risque de découvrir la vérité par d’autres moyens... D’autant qu’il y aura sûrement des exagérations, voire des mensonges. Vous prenez un gros risque en faisant cela. Si vous ne lui dites pas tout avant, elle ne pourra peut-être plus faire la part des choses entre ce qui vrai et ce qui a été inventé.

Erwann acquiesce à ces remarques pertinentes et rétorque :

— Vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée ? Quoi qu’il arrive, à partir de maintenant, je suis dans la merde.

Comme il a fallu qu’il retraverse la prison en sens inverse pour rentrer de son rendez-vous chez la psychologue, Erwann revient en cellule frigorifié et trempé de la tête aux pieds. Il met ses vêtements à sécher sur le dossier d’une chaise et ses baskets noires sur le radiateur contre lequel il se colle.

Ses « courses » ont été livrées durant son absence et l’attendent sur la table, mais il les laisse de côté. Gelé, il enfile un deuxième pull sur son survêtement gris en coton et saisit le courrier de sa compagne. Il a hâte de découvrir ce qu’elle y a marqué. L’enveloppe est épaisse et fait un certain poids lorsqu’il la soupèse de la main. Elle est déjà ouverte, évidemment. Elle a été lue avant même qu’il ne pose le regard dessus, au même titre que les lettres qu’il écrira seront inspectées par des yeux inquisiteurs. Ici, l’intimité relève du fantasme. La veille, son sac de changes avait été fouillé. Ses vêtements avaient été vérifiés avant d’être repliés plus ou moins n’importe comment. Ses coups de fil à la cabine seront sur écoute. Sans parler de tout son matériel de photographie qui allait être décortiqué et passé à la loupe pour l’enquête. Les mecs allaient se faire plaisir en découvrant les photos de ses modèles à poil, pense Erwann, dégoûté.

Passant outre l’énervement que lui provoque ce constat, il s’attelle à dépouiller son enveloppe, lorsque la porte est soudainement déverrouillée et s’ouvre dans un grincement de gonds rouillés. Le maton passe la tête et s’enquiert :

— Le Bihan, promenade ?

— Pas ce matin, non merci. J’ai trop froid.

Le courrier tremblote entre ses doigts gourds. Il n’a plus qu’un désir : retrouver les paroles réconfortantes de sa compagne, à défaut de ses étreintes chaleureuses.

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