Chapitre II

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Jacky poussa la lourde porte vitrée du Café des Sports en saluant l'assemblée. Excepté la réponse joviale de René, le patron, il n'obtint en retour que des regards torves teintés de beuglements furtifs. Le téléviseur dans le fond réglé sur une chaîne d'info captait toutes les attentions. Jacky s'étonna :

— Bah vous en faites une tête ! On enterre la reine d'Angleterre ou quoi ?

— T'es pas au courant ? Ça tourne en boucle depuis ce matin. Faut sortir de ta grotte pour t'informer, de temps en temps, mon vieux ! le taquina René.

— Ben c'est ce que je fais, justement... Qu'est-ce qui se passe ?

— Francis Fion fait la une. D'après les révélations du Canard déchaîné de ce matin, il est soupçonné d'emploi fictif. Sa femme Anne-Charlotte toucherait un salaire d'attachée parlementaire depuis huit ans sans avoir jamais mis les pieds à l'assemblée. En pleine campagne présidentielle, ça la fout mal !

— Encore un pourri pris la main dans le sac... fulmina Jacky dans sa barbe.

— Comme tu dis, reprit René. Ça devient tellement courant que je n'arrive même plus à être surpris.

— Surpris, pas vraiment mais révolté, toujours ! Bon, ça ne va pas nous empêcher de boire un coup, c'est mon anniversaire ! Tu ressers tout le monde, René, s'il te plaît...

À ces mots, les quelques clients présents lâchèrent l'écran des yeux pour remercier Jacky. Il y avait là Bébert, en tête à tête avec son demi sur le comptoir, William Boissard et son ballon de rosé, Mauricette, la doyenne du village qui, habitant à deux maisons de là, venait déguster son verre de Muscadet quotidien depuis la mort de son mari pour garder un lien social, les trois éboueurs finissant leur tournée comme chaque mercredi et un couple de trentenaires que personne n'avait jamais vus, attablés un peu à l'écart les yeux dans les yeux.

René s'exécuta, sans oublier de se servir une anisette. Jacky leva son verre avec la solennité de circonstance :

— Santé tout le monde, à la vôtre !

— Santé Jacky, joyeux anniversaire ! répondirent-ils à l'unisson.

Jacky trempa les lèvres dans son verre de scotch en lorgnant sur la télé, l'air songeur. Jusqu'ici, tous les sondages donnaient Francis Fion, député européen et leader de la droite conservatrice, comme favori de la campagne présidentielle mais cette affaire chamboulait tous les pronostics.

Jacky se présentait aux urnes à chaque élection. Ces petits branleurs d'abstentionnistes le plongeaient dans une colère noire à chaque fois qu'il en croisait un. Néanmoins, il avait balancé ses idéaux d'antan aux oubliettes en même temps que le dernier pavé arraché aux avenues parisiennes, cinquante ans plus tôt. C'était d'ailleurs de là que lui venait son surnom. Jacky Pavé s'appelait en réalité Jacques Ternier. Révolutionnaire actif lors des évènements de Mai 68, il avait acquis une certaine notoriété dans le milieu gaucho-anarchiste parisien de l'époque. De ses convictions militantes ne demeurait aujourd'hui que ce sobriquet loufoque, tout le monde l'appelait ainsi. Même sa boîte aux lettres affichait son pseudonyme en marge de son nom de famille. En 1971, guéri de ses désillusions militantes, il avait quitté la capitale et son emploi de manutentionnaire chez Peugeot pour venir s'installer à Mailly-Champagne, un petit village du nord de la Marne.  Le métier d’ouvrier viticole s’était alors imposé à lui comme une reconversion honorable, loin du brouhaha parisien. Son sens de l'humour tranchant et sa bonhomie naturelle lui avaient rapidement attiré la sympathie des gars du cru, si ce n’est quelques vieux grincheux conservateurs comme il y en a dans tous les villages du monde. Quarante-cinq ans plus tard, les vieux grincheux reposaient en paix et Jacky était désormais considéré comme l’un des leurs aux yeux de tous les habitants. Très peu se souvenaient qu’il n’était pas né ici.

René réclama le silence. La conférence de presse venait de commencer. Pendant une dizaine de minutes, Francis Fion le bien nommé se lança dans un plaidoyer burlesque qui trahissait l'évidence, assimilant au passage son auditoire à un troupeau de gueux abrutis, incapables de raisonner. Jacky aurait volontiers craché sur la télé mais il préféra cacher sa profonde circonspection sous une jovialité trompeuse :

— Un pour tous, tous pourris ! Quarante ans plus tard, les punchlines de notre regretté Coluche sont malheureusement toujours d’actualité ! lança Jacky alors que le diplomate maladroit terminait son laïus.

— Tu m'étonnes… Pas un pour rattraper l'autre ! reprit Bébert.

René se saisit de la télécommande et baissa le volume avant de zapper sur une chaîne musicale en mimant une exécution sommaire. L'œil gauche fermé, il plaça la zapette à bout de bras, dans l’alignement exact entre son œil droit et la tête du diplomate. Il poussa même le vice jusqu'à feindre le recul du révolver au moment d'appuyer sur le bouton :

— J'vous l'fais pas dire, les gars ! Allez, assez de palabres pour aujourd'hui... Musique !

La tension ambiante baissa d'un cran et un soulagement palpable se fit sentir. Les brèves de comptoir ne tardèrent pas à refaire surface. La vie reprenait son cours, comme si la pilule était déjà presque avalée. En observant l'assemblée, Jacky ne put s'empêcher de se demander combien de Français avaient déjà digéré la nouvelle et refoulé le dégoût inspiré par l'effet de surprise, en rangeant ce fait divers dans le tiroir bien pratique de la résignation.

Ce rebondissement mettait une nouvelle fois en exergue les raisons qui avaient petit à petit éloigné Jacky de toute conviction militante. Comme beaucoup d'anarchistes repentis, il s'était dans un premier temps tourné vers l'extrême gauche, essayant de se convaincre que c'était le moins pire. Mais l'Histoire ne ment pas ! Même si l'idée de base semblait noble et alléchante, le communisme avait échoué. En URSS, en Chine, à Cuba, en Corée du Nord, partout où il était passé, ce joug rougeoyant n'avait engendré que des régimes totalitaires. Fort de ces réflexions, Jacky avait alors rejoint les rangs du socialisme à ses heures de gloire et y avait cru, le temps d'un septennat. Hélas, depuis une quinzaine d'années, ce mouvement s’empâtait. En campagne, les dirigeants se contentaient de diaboliser l'extrême droite, comme si leur programme se limitait à un vote barrage dès le premier tour. De plus, ce parti ne faisait pas exception à la règle selon laquelle tous les prétendants au trône voyaient le pouvoir comme une fin en soi plutôt qu'un outil pour changer les choses. Cette catin de République offrait ses charmes au premier nanti lui agitant un bifton sous le nez. Depuis au moins deux mandats, il devenait compliqué de discerner la droite de la gauche. Le néo-libéralisme semblait rassembler tout le monde, à quelques nuances près. Jacky n'y croyait plus et se contentait le plus souvent de voter blanc.

Néanmoins, cette année, un candidat élevait le débat et n'avait pas laissé Jacky indifférent. En effet, Pierre Grangier, chef du parti Rêv'Olution, prônait le libre arbitre et semblait sincère. Certes, il fallait rester prudent avec les promesses de campagne et Jacky savait à quoi s'en tenir. Mais Pierre Grangier ne ressemblait à aucun autre. Ses discours revêtaient parfois des allures de sermons et se tenaient à des années lumières des harangues démagogiques de circonstance. Bien au contraire, il mettait les pieds dans le plat, tentait d'éveiller les consciences et reprochait au peuple de se laisser spolier, allant parfois jusqu'à offusquer son public dans d'accablantes tirades incendiaires. Il avait d’ailleurs défrayé la chronique l'année précédente avec l'affaire Global Incorporation, en qualifiant ce lobby de mafieux lors d'une envolée lyrique très théâtrale, retransmise sur toutes les chaînes. Suite à des menaces de mort, sa garde rapprochée ainsi que la sécurité de son domicile avaient dû être renforcées.

Oui, Pierre Grangier sortait du lot et le scoop du jour était sans doute une opportunité pour le candidat de se propulser au second tour de l'élection prédidentielle. En pensant à cela, Jacky constata que des effluves de militantisme se mêlaient à l'orge des Highlands dans la gorgée de whisky qu'il suçotait. Le partisan qui sommeillait en lui dans l'attente d'un petit signe, d'une lueur d'espoir, venait de se réveiller. Jacky Pavé était de retour dans la place !

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