Chapitre III

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La météo s’était dégradé en tout début d’après-midi. Un crachin champenois balayé par de glaciales bourrasques de vent du nord barbouillait la plaine. Ne trouvant pas le courage d’entreprendre sa balade digestive sous ce ciel de plomb, Jacky préféra flâner sur les réseaux sociaux. Partout, on relayait l'affaire Fion à grands coups de pamphlets satyriques. Les opportunistes de la récupération politique étaient à l'œuvre, le buzz du jour monopolisait l’attention. Il était rassurant de constater que la presse jouissait encore d'une réelle liberté dans ce pays. Les abus de biens sociaux et autres malversations finissaient toujours par être révélées. En y réfléchissant, il était même établi qu'il n'y avait pas d'un côté les politiques véreux et de l'autre, les hommes d'État intègres. Non, il y avait simplement les trop gourmands et les plus malins. Les affaires éclataient au grand jour mais la justice, en revanche, affichait quelques lacunes. Dans les faits, on écartait les pourris pris la main dans le sac du devant de la scène pour apaiser l'opinion mais ils se voyaient rarement condamnés. Ces réflexions plongèrent Jacky dans une torpeur mélancolique en pensant à tout ce qu'il manquait à la démocratie pour être aboutie. Il décida de lâcher un peu l'actualité pour s'accorder un moment de détente sur son jeu de casse-brique préféré. La sonnerie du téléphone retentit au beau milieu d'une partie.

— Allôôô ?

— Salut vieille branche. Bon anniversaire !

— Ahhh... Salut Yves ! Merci, c'est gentil d'y avoir pensé. Quoi de neuf ?

— Ça va, on a presque fini la taille sur toutes les parcelles. Françoise a commencé la liure.

— Bien... Ça vous dit de monter fêter ça ce soir à la maison ? J’ai une énorme frisée, fraîchement cueillie de ce matin… Je peux vous cuisiner une salade au lard ? Il me semble que tu en raffoles.

— Ahhh, si tu me prends par les sentiments... minauda Yves pour gagner du temps en interrogeant son épouse d'un hochement de tête. Je ne peux pas résister ! reprit-il après un moment. Françoise sera peut-être un peu en retard, elle doit se rendre à une réunion de crise à Reims en fin d'après-midi avec le collectif de soutien aux migrants.

— Entendu, alors à ce soir... À une heure intelligente pour l'apéro !

En raccrochant, Jacky se rendit compte que l'après-midi était déjà bien avancée. Le temps lui était compté, d'autant qu'il devait maintenant filer à la boucherie de Verzy avant la fermeture pour y trouver du lard gras. Cependant, il ne put s'empêcher d'assouvir l'addiction chronophage qui le rongeait et termina sa partie de casse-brique. Avant d'éteindre l'ordinateur, il en commença même une nouvelle car un ami virtuel venait de lui offrir une vie. Quand la seconde partie fut perdue, il tenta de s'encourager :

— Allez, au boulot feignasse ! grinça-t-il en s’extirpant péniblement de son siège.

Jacky descendit au sous-sol et remonta quelques instants plus tard avec la frisée du matin et quelques pommes de terre qu'il lava soigneusement. Il plongea les patates dans l'eau, jeta une poignée de gros sel, deux feuilles de laurier, une branche de romarin et alluma le feu sous la casserole. Il attrapa les clés de voiture posée sur la commode de l'entrée et se mit en route. À son retour, l'eau frémissait mais les patates manquaient encore de cuisson.

Six heures moins vingt, y a rien de trop mais on est dans les temps !

Il plaça une cocote en fonte sur le feu voisin et fit fondre deux gousses d'ail en chemises avec le beau cube de lard gras que Jean-Louis, boucher de son État, venait de lui tailler. Les morceaux de poitrine de porc suivirent le même chemin quelques minutes plus tard avant que Jacky ne déglace le tout au vinaigre de framboise. Les patates cuites à point, épluchées et réduites en purée vinrent rejoindre le tout, suivies des feuilles de salade. En mélangeant sa préparation à l'aide d'une spatule en bois, Jacky lorgna sur la pendule : six heures et demi. Il éteignit le feu et replaça le couvercle, pour que la laitue cuise. Il n'y aurait plus qu'à réchauffer.

— Tu sais que je pourrais tuer pour ce fumet qui s'échappe de ta cuisine ?

Jacky sursauta. Tout sourire, Yves se tenait dans l’entrebâillement de la fenêtre de la cuisine restée ouverte.

— Bougre de couillon, tu m'as fait peur ! pesta-t-il. Entre, c'est ouvert…

— Tiens, si tu as une petite place au frigo, suggéra Yves en lui tendant un magnum de champagne de la maison Bollinger, année 1992.

— De la place, je t’en trouverai toujours pour un millésime de cette qualité ! On trinquera tout à l'heure avec Françoise… Un petit ratafia[1] ou autre chose en attendant ?

— Un rata oui, parfait !

Jacky remplit deux Blidas[2] du petit lait de cochon local, comme il se plaisait à l’appeler. Les deux amis trinquèrent et la conversation s'engagea rapidement sur l'actualité. Jacky voyait dans l'affaire du jour une opportunité pour Pierre Grangier de remonter dans les sondages mais Yves ne l'entendait pas de cette oreille. Selon lui, le danger venait de Cédric Kléber, le candidat nationaliste. Malgré l'affaire d'abus de biens sociaux qui l'opposait au parlement européen, ce néo-nazi enragé était bien plus populaire que Pierre Grangier et c'est à lui que risquait de profiter le faux pas de Francis Fion.

— Pourvu que tu te trompes... soupira Jacky.

— Amen ! acquiesça Yves. Je souhaite de tout cœur avoir tort mais c'est là mon ressenti.

— En tous cas, ce n'est pas aux socialistes que profitera cette histoire ! reprit Jacky. Gérard Lahonde a fait son temps, le peuple réclame du changement.

Au moins sur ce point, les deux amis s’entendaient. La cote de popularité du président sortant frôlait le plancher et il faudrait bien plus qu'un adversaire en difficulté pour le propulser sur le devant de la scène. Le carillon de la sonnette retentit à cet instant.

— Ohhhh... Bonsoir madame la duchesse, s'exclama Jacky en ouvrant la porte.

Françoise était bien née. Fille unique, elle avait hérité de l'exploitation viticole de ses parents et avait rapidement épousé Yves contre leur gré. Cet ancien légionnaire, rencontré lors d'une croisière sur le Nil, s'était aussitôt révélé un atout redoutable pour le travail de la vigne mais leur union n'avait rien d'intéressé. Trente ans après, ils restaient fous amoureux l'un de l'autre et très complices. La seule ombre au tableau de leur idylle était de ne pas avoir eu d'enfants. Jacky prenait un malin plaisir à taquiner Françoise sur ses origines, en l’affublant de sobriquets aristocrates et désuets. Il le faisait cependant avec tact et parcimonie, pour ne jamais la froisser.

Françoise tendit à Jacky un Trianon, son gâteau préféré, emballé dans un carton de chez Zinnermann, une pâtisserie très renommée du centre-ville de Reims.

— Bon anniversaire, vile gueux que tu es ! Allez, envoies donc ça au frais au lieu de raconter des conneries.

— Hummm ! Votre seigneurie est trop bonne... reprit Jacky en se dirigeant vers le réfrigérateur le paquet à la main.

Il ressortit de la cuisine avec le magnum offert par Yves et invita Françoise à passer au salon. Il disposa quelques amuse-gueules sur la table, prit soin de faire sauter le bouchon le plus bruyamment possible et remplit trois coupes de nectar à bulles. Yves porta un toast.

— Au temps qui passe sans que l'on trépasse ! À la tienne mon Jacky.

— À la vôtre ! Merci d’être là, les amis.

Les trois amis trinquèrent et Yves s'enquit :

— Alors ma chérie, ta réunion s'est bien passée ?

— Pfff... Sur ordre du maire, la police municipale les a délogés ce matin du camp sommaire qu'ils occupaient. On a réussi à placer un couple avec un bébé de sept mois au secours catholique mais ce soir, treize personnes dont deux enfants sont sans abri. Ils ne gênaient pourtant personne dans ce terrain vague à la sortie de la ville ! Demain, on monte à Chalons pour un sitting devant la préfecture. On ne peut tout de même pas laisser ces gens crever, on est au pays des droits de l’Homme, bon sang !

En voyant la détresse de Françoise, les deux hommes se joignirent à la cause spontanément.

— J'en serai ! s’exclama Jacky de la cuisine en levant sa spatule vers le ciel.

— Moi aussi. On est avec toi, chérie ! reprit Yves.

Françoise s'aperçut alors qu'elle avait donné une tournure tragique à la conversation et décida de changer de sujet :

— Bon allez, on verra ça demain et on va parler de choses plus gaies. C'est jour de fête, tout de même !

— Hélas, ce n'est pas jour de fête pour tout le monde, rétorqua Yves pour la déculpabiliser. Justement, on parlait de la popularité de Kléber au moment où tu as sonné.

— Oh punaise, ce facho hystérique… M'en parle pas !

Jacky réapparut avec la cocotte entre les mains.

— Tas raison, parlons d'autre chose... à table !


[1] Vin liquoreux apéritif élaboré en coupant la fermentation du mout de raisin fraîchement pressé avec de la Fine, une eau de vie obtenue en distillant du champagne.

[2] Petit verre cylindrique, 8 cl de contenance fabriqué dans une usine dédiée à Reims. Distribué dans toute la région de Champagne, il est très populaire dans le milieu viticole.

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