Chapitre XI

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Les publicités entre le journal et la météo rivalisaient d'absurdité. Une jeune femme à la plastique de rêve et presque nue vantait les mérites d'une boite de conserve en la léchant langoureusement de manière plus que suggestive : « La miam box, hummm !!! » Un peu limite à une heure de grande écoute... Dans le spot suivant, une mère de famille hystérique assise au piano chantonnait à ses enfants qu'ils étaient enfin libres car ils avaient la fibre, fleuron de la technologie informatique et du haut débit. Comment un directeur de marketing sain d'esprit pouvait-il parier sur le fait que la rime entre libres et fibre déclamée par cette écervelée occulterait la totale contrevérité du propos ? Comble de l'aberration, cela fonctionnait puisque la cote de popularité de l'opérateur n'avait jamais été aussi bonne ! Agacé, Yves éteignit la télé.

— Comme je te comprends, mon Jacky ! soupira-t-il en se levant de son fauteuil.

Concentrée sur sa machine à coudre pour terminer un ourlet, Françoise ne releva pas. Yves introduisit Pastel Blues, de Nina Simone dans la platine. Il s'approcha de sa femme par derrière sans faire de bruit et l'embrassa dans le cou. Elle sursauta.

— Que se passe-t-il ma chérie ? Quelque chose ne va pas ?

Françoise hésita quelques instant en se pinçant les lèvres…

— Je suis inquiète pour Jacky. Il m'avait dit qu'il rentrait aujourd'hui… La nuit tombe !

— Allez, ne te fais pas trop de bile pour lui, va... C'est un grand garçon maintenant. Tu as essayé de l'appeler ?

— Oui, à trois reprises. Toujours sur répondeur ! Quoi qu'il en soit, il m'a promis de me prévenir dès son retour... Il n'est donc pas rentré.

— Mon amour, il part vivre dans la forêt amazonienne... Il ne va tout de même pas se perdre dans les bois de Mailly, sinon c'est mal barré ! pouffa Yves.

Françoise s'emporta en se levant pour lui faire face :

— Y a vraiment rien de drôle ! Il pourrait très bien s'être cassé une jambe ou je ne sais quoi ! Il n'est plus de première jeunesse, tout de même !

À ces mots, Yves changea de ton.

— Arrête ! Ne va surtout pas lui déballer ce genre de raisonnement… Ça le conforterait dans ses doutes et il n'a pas besoin de ça ! La peur n'évite pas le danger, tu connais l'adage. Nous sommes ses amis, on se doit de l'encourager à vivre son rêve, pas le freiner. Je suis certain qu'il va bien, je t'assure...

Ces paroles semblèrent apaiser Françoise. Elle se radoucit.

— Tu as sans doute raison, acquiesça-t-elle.

Yves l'embrassa comme pour terminer de la tranquilliser. D'abord crispée, Françoise finit par s'abandonner à son baiser et ils passèrent à table.

Au même instant, Jacky se sentait si bien qu'il avait décidé de prolonger son escapade d’une nuit. L'isolement et l’introspection lui éclaircissaient les idées. Assis sur un tronc de hêtre foudroyé, il observait les flammes danser d’un air songeur et rien d’autre n'avait d'importance. Ses doutes sur sa capacité à vivre en pleine nature s'étaient envolés en fumée, avec les premières brindilles, en allumant ce feu de camp trois jours plus tôt. Euphorique, il avait abandonné le confort de la vieille cabane de chasse, son point de chute initial, pour s'enfoncer au plus profond de la forêt et dormir à la belle étoile. Depuis toujours, Jacky appréciait ce genre d'excursions en solitaire mais absorbé par sa petite routine, il s’en était émancipé depuis trop longtemps. La retraite l'avait rendu un brin pantouflard. Il comprenait soudainement toute la futilité que représentaient les commodités de la vie moderne et il lui tardait de s’en détacher pour vivre en harmonie avec les éléments.

Seule ombre au tableau, il craignait que Françoise ne s'inquiète. Le couple de viticulteurs habitait en haut du village, à l'orée du bois. Il décida de passer les rassurer le lendemain, avant de regagner ses pénates. Son écuelle de coquillettes avalée, Jacky raviva le feu, se blottit dans son duvet sarcophage et s’allongea. Il savoura une cigarette en contemplant la bannière étoilée qui lui servait de toit. Comment avait-il pu délaisser aussi longtemps ces instants de communion avec la nature ? À ses yeux, son fil d'actualité virtuel et sa boite mail représentaient désormais tout ce qu'il fuyait. Rien de tout cela ne lui manquerait, il en était persuadé. Fort de ces réflexions, il s'endormit comme un bienheureux, bercé par le chuchotement des feuilles et caressé par une légère brise de nord-ouest.

Jacky se pointa tout crotté, pile à l'heure pour l'apéritif dominical ! Après la bienveillante remontrance qu'elle ne put retenir, Françoise lui apprit qu'elle avait organisé la table ronde du lendemain pour dix-huit heures, à la maison commune du chemin vert de Reims. Préférant que la réunion se passe chez lui, Jacky émit un bémol sur le lieu. Françoise approuva sans hésiter, persuadée que tout le monde serait ravi de découvrir l’endroit. Elle trouvait cela bien plus cohérent mais n'avait pas osé lui suggérer, de peur de le déranger dans ses préparatifs. Ce fût au tour de Jacky de la réprimander pour sa réserve inopportune. Un partout, balle au centre. Françoise enchaîna :

— Bon, j'ai préparé l’ordre du jour. Aurais-tu un petit moment pour qu'on reprenne tout ça ensemble, point par point ?

— Euh, oui... Je vais d'abord aller prendre une douche si ça ne te dérange pas, taquina Jacky en terminant son verre. Passe à la maison dans l'après-midi si tu veux.

— Ok. Je passerai en fin d'aprèm, dans ce cas. Nous rendons visite à la maman de Yves à la maison de retraite. Elle nous attend pour quatorze heures.

— Pas de problème, quand tu veux...

Françoise prit soudain conscience qu’après trois jours d’immersion en pleine nature, son ami aspirait peut-être à un peu de tranquillité. Elle se ravisa :

— À moins que tu ne préfères qu'on voit ça demain dans la journée ?

— Non, non... J'ai plein de trucs à faire demain ! on s'y colle ce soir, comme ça c'est fait.

— Entendu. Allez, file te décrotter, pouilleux. Bonne douche !

— Votre sainteté est trop bonne... J’y cours !

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