Chapitre IV

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Les giboulées de mars furent précoces cette année-là et le printemps pointa son nez avec un bon mois d'avance. Les premiers bourgeons de l'abricotier avaient éclos pour la saint Valentin. Malgré tout le charme que cela puisse représenter dans l'imaginaire d'un esprit fleur bleue, la récolte était compromise. En ces froides contrées, les gelées matinales pouvaient survenir jusqu’en mai. Jacky décida de jouer la prudence en couvrant l'arbre d'un voile car si "À la sainte Catherine, tout prend racine", il savait mieux que personne que "Trop de fleurs à la saint Victorien n'annoncent rien de bien".

L'enquête sur l'affaire Fion progressait, on en apprenait un peu plus chaque jour. L'effronté semblait n'éprouver aucune culpabilité. Pour lui, ce sentiment semblait s'apparenter à une vague notion abstraite, voire conceptuelle. Son autosuffisance affichée excédait Jacky à chaque apparition télévisée. Comment ce Judas perfide osait-il encore essayer de convaincre l'opinion de sa bonne foi ? Les faits étaient là et aucun doute ne subsistait sur sa culpabilité.

Cédric Kléber et Pierre Grangier étaient au coude à coude dans les intentions de vote au premier tour, alimentant ainsi le débat entre Yves et Jacky. Yves redoutait que le candidat nationaliste ait le mot de la fin face au candidat de gauche. Selon lui, la montée de l'extrême droite était un phénomène inéluctable, dû à l'évolution de notre société et à la conjoncture. On l'observait dans plusieurs pays d'Europe ; ici à cause des embarcations de migrants et leurs traversées clandestines de plus en plus nombreuses, là parce que ces fainéants de blacks envahisseurs n’aspiraient qu’à toucher les allocs, ici la faute aux arabes s’appropriant le peu de boulot disponible... Le peuple avait la mémoire courte et besoin de coupables. Ainsi, les raisonnements simplistes et l'amnésie collective constituaient deux piliers sur lesquels les pionniers du nationalisme s’étaient appuyés pour en bâtir les fondements. Jacky, en revanche, voyait les choses de manière moins pessimiste et plus stratégique : l'essentiel pour l'instant résidait dans le fait que Pierre Grangier se qualifiât pour le second tour. Dès lors, qu’il soit en tête ou pas dans les sondages importait peu. Un second tour face à Cédric Kléber faciliterait presque le boulot, les démocrates feraient barrage…

Francis Fion avait perdu treize points dans les intentions de vote et occupait la troisième place, talonné de près par Gérard Lahonde, le candidat socialiste. Gérard Lahonde se présentait pour la forme mais sa carrière politique était derrière lui. Il vivrait une retraite confortable aux frais de la princesse… Grand bien lui fasse ! Mais Francis Fion avait abusé d'argent public et sa carrière à lui se fracassait en pleine ascension. Comme Icare, il s'était brulé les ailes en voulant s'approcher trop près du soleil. Là-dessus, les deux amis étaient d'accords : Fion était foutu, noyé dans la cupidité des trop gourmands ne sachant pas se contenter des largesses déjà presque indécentes que leur offrait le système.

En pensant à cela, Jacky préparait ses cannes à pêche pour l'ouverture de la truite qui aurait lieu le lendemain. Il partait pour le weekend avec Yves dans les Ardennes, pour poser les gaules au bord de la Retourne, une rivière à salmonidés de tout premier ordre. Toile de tente, popote de camping, duvet, matériel de pêche, vivres et bien sûr, la flasque de goutte à pépère. Il tenait cette eau de vie de mirabelle de Raymond, un ami lorrain rencontré lors d’un séjour dans les Vosges. Il lui échangeait chaque année quelques bouteilles de ce petit miel cuivré contre du ratafia. Yves, de son côté, pouvait s'enorgueillir de la fameuse terrine de foie de volaille de Françoise. C'était un rituel dans ce genre de sorties entre hommes. Chacun amenait avec fierté des victuailles qui lui étaient propres pour les partager entre amis.

Les deux hommes quittèrent Mailly en fin d'après-midi, sous une pluie battante. Bien qu’il connût la route par cœur pour l’avoir emprunté des dizaines de fois, Yves attendit pour démarrer que le GPS ait calculé l’itinéraire et lui indiquât la direction à suivre, une habitude rassurante. On sait jamais ! Le balai des essuie-glaces berçait Jacky qui, n'ayant pas fait de sieste, s'endormit rapidement pour ne rouvrir les yeux qu’à l'arrêt du moteur, alors que la voix, synthétique et féminine, les enjoignait de faire demi-tour. Équipé de pneus neiges sur son Land-Rover, Yves s'était enfoncé dans un chemin forestier jusqu’à une clairière isolée à proximité de la rivière, parfaite pour l’installation du campement.

Le lendemain, la météo restait incertaine mais la pluie avait cessé. Gaule plantée dans le porte-canne, Jacky feuilletait l’Union, le quotidien régional de la veille, sans vraiment surveiller son bouchon. Soudain, il bondit en s'exclamant :

— Non de Dieu, écoute ça ! Suite à de trop nombreux accidents de chasse, les VTT sont en passe d'être interdits dans les bois... Nan mais tu te rends compte ? On marche sur la tête !

— C'est plutôt le pinard qui devrait être interdit dans les bois les jours de chasse. Il y aurait moins d'accidents, c'est sûr ! lança Yves pour tourner la nouvelle en dérision.

Jacky esquissa un sourire et tourna la page avec une once de brutalité, comme pour envoyer les inepties qu’elle contenait dans les abîmes du passé. En parcourant la page suivante, il se figea à nouveau en lisant le nom de son ancien patron.

— Merde alors, le père Durieux a cassé sa pipe... Enterrement lundi, quinze heures à l'église de Mailly. Je n'ai pas bougé de chez moi depuis mardi mais ça a dû jaser au bistrot ! J'ai horreur de ça mais il faut que j'y sois, Je lui dois bien ça au vieux.

— Je comprends oui, c'est la moindre des choses. On peut écourter notre petite virée, si tu veux...

— Bah je serais bien resté jusqu’à lundi mais ça risque de faire un peu court… Ça ne t’embête pas de rentrer demain ?

— Mais non, aucun souci. C’est bien normal…

Yves marqua un temps d'arrêt, comme par respect pour la famille Durieux avant de reprendre.

— Tiens, toi qui lit régulièrement la rubrique nécrologique, t'as déjà vu un chinois dedans ? Regarde bien, tu n'en trouveras pas. Cette communauté est enracinée partout dans le monde. Pourtant, que ce soit ici, à Madagascar ou à New-York, jamais l’un des leurs n’apparaît sur cette page. Jamais ! C’est un fait établi.

Intrigué par cette affirmation, Jacky prit quelques secondes pour vérifier avant d'admettre :

— Effectivement... À bien y réfléchir, je n'en ai jamais vu...

— Et non ! Normal, c'est un autre qui arrive du pays et qui prend son identité. Ni vu ni connu, je t'embrouille !

— Nan mais oh ! C'est non seulement cliché mais presque xénophobe ce que tu racontes !

— Pas du tout. Moi, les chinois, je n'ai rien contre eux, je les admire même. Certes, c'est un fonctionnement un peu mafieux, comme dans beaucoup de communautés tu me diras... Mais tu n'entends jamais parler d'eux ! Ils font leur p'tit frichty dans leur coin sans faire de vagues et ils sont solidaires. C'est ça qui fait leur force, comme les manouches... C'est bien pour ça qu'ils sont implantés aux quatre coins du globe !

— Hum...

— Bah ouais, imagine le gamin qui débarque et qui ne parle pas un mot de Français. Il est briefé par le vieux qui gère le secteur. Par exemple, on le met à la plonge dans un resto. Ensuite, au bout de quelques mois, s'il commence à jacter un peu mieux, il va passer au service. Puis s'il montre des capaci...

— Et si c'est une fille ? le coupa Jacky.

— Si c'est une fille, elle va commencer par de la couture dans une cave ! éructa Yves d’un ton laconique.

— C'est un peu sexiste comme vision des choses, remarqua Jacky.

— Peut-être mais il n’y a pas de féminisme en Chine, mon vieux... C'est comme ça, point barre ! Bon, ce n'est pas le sujet de toute façon... Où j'en étais, moi ? Ah oui, donc le gamin, après quelques années, s'il montre des capacités de gestion et une motivation sans faille, le vieux lui file un snack ou un tabac en gérance, et ainsi de suite... C'est comme ça que ça fonctionne. Tu vois ce que je veux dire, tout le monde a sa chance !

— Tout le monde sauf les filles !

— Rhôôô, tu fais chier avec tes principes à la con ! Les filles ont leur chance aussi mais différemment. Elles pourront avoir des responsabilités si elles sont bien mariées ou bien nées...

— Je vois... Le rêve américain, version Pékinoise. C'est un peu comme chez nous au début du siècle dernier, en fait ! Dis-donc, tu m'as l'air bien rens...

C'est ce moment précis que choisit une perche suicidaire pour se jeter sur la ligne de Jacky et couper court à la conversation. La finesse de la chair de ce carnassier étant incontestable, Jacky hésita quelques instants mais Il n'eut pas le cœur de sacrifier ce poisson, trop jeune et trop chétif, presque un bébé. Le miraculé du jour fut relâché.

Le retour du dimanche fut animé par le match France-Irlande du tournoi des six nations sur les ondes de RMC, crachées par le vieil autoradio. Le score sonnait un peu comme les prises du week-end. Poisson dix-neuf, reste du monde, zéro. Après les trois déculottées des semaines précédentes contre l'Angleterre, l'Ecosse et le pays de Galles, seule restait l'Italie la semaine suivante pour éviter la « cuillère de bois ».

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