Chapitre XVI

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Une brise s'était levée et ridait les eaux ténébreuses du vieux port. Sur la terrasse de la paillotte, ils prirent place autour d'un énorme touret de câble repeint avec goût et reconverti en table. Ainsi, Jacky pourrait fumer à loisir et serait aux premières loges pour son tout premier coucher de soleil ici, en Lagwiyann. Mais l'énorme cumulonimbus qui se formait au loin sur Macouria et le vent qui forcissait occultèrent rapidement leurs espoirs de contemplation. Jacky n'avait pas fini sa cigarette qu'un ciel d'acier surplombait la baie. Soudain, un énorme éclair zébra l'horizon dans un fracas tonitruant et une pluie diluvienne s'abattit sur le panorama l'instant d'après, comme un rideau de fer qu'on baisse sur une vitrine.

Ils se précipitèrent à l'intérieur et la patronne, beaucoup trop jeune pour être la Luciana que Yves avait connu, leur dressa rapidement une table à l'abri. Elle officiait seule, allant et venant du coin cuisine à la salle. Gracieuse et organisée, elle aurait fait pâlir le meilleur des maîtres d'hôtel. Un couple de touristes allemands dînait en tête à tête à une table dans le fond. Accoudé au minuscule comptoir, un mulâtre savourait une Orpailleuse, bière locale aux reflets dorés. Ne pouvant contenir sa curiosité plus longtemps, Yves interrogea la gérante alors qu'elle leur apportait un punch coco, le cocktail apéritif de la maison.

— Excusez-moi... Hum, pardon mais j'ai connu l'ancienne propriétaire, Luciana, il y a de ça une trentaine d'années, alors que j'étais légionnaire ici. Je m'attendais presque à la voir aux fourneaux, vu que le nom et l'enseigne n'ont pas changé...

La jeune tenancière afficha un sourire satisfait avant de répondre.

— C'est ma grand-mère. Elle a aujourd'hui soixante-dix-huit ans et se porte comme un charme. J'ai tenu à garder le nom car elle fait partie des meubles. Elle était encore là cet après-midi à m'aider pour la mise en place. Elle a du mal à rester deux jours sans venir fourrer son nez dans les frigos, vous savez... C'est son bébé cette affaire !

— Je comprends, oui. Ravi de savoir qu'elle va bien. Je m'appelle Yves et voici mon ami Jacques.

— Enchantée. Je m'appelle Célia.

Yves reprit avec un soupçon de nostalgie dans la voix.

— À l'époque, j'étais un habitué, votre grand-mère me surnommait Jungle Noodle car j'étais fan des nouilles chinoises qu'elle préparait, quelle que soit la sauce du jour ! Ça ne lui dira sans doute rien, elle a dû en voir passer des bérets verts depuis, mais transmettez-lui mes amitiés.

— Ce sera fait, c'est promis mais détrompez-vous… elle a une mémoire d'éléphant ! Surtout si elle vous avait donné un petit nom, c'est que vous faisiez partie de ses chouchous, le flatta Célia avec un sourire complice.

Elle marqua une courte pause et reprit.

— Vous avez choisi ?

— Euh...... hésita Jacky qui tentait de déchiffrer la carte.

Yves vola au secours de son ami en l'interrompant.

— Oui, nous prendrons un Calalou pour deux. Tu vas voir, c'est une tuerie ! ajouta-t-il à demi voix pour son ami qui l'interrogeait du regard.

— Deux Calalous, répéta Célia en notant. Et qu'est-ce qu'on boit avec ça ?

— Le petit Côtes de Provence que vous avez là me semble tout à fait approprié, rétorqua Yves.

— Très bon choix, c'est parti ! s'enthousiasma Célia en s'éloignant.

— C'est un ragoût à base de crabe de terre et de siguine, une plante détox et très nourrissante que je t'apprendrai à reconnaître dans la forêt, expliqua Yves quand ils furent seuls.

Le couple d'Allemands avait terminé, l'homme venait de demander l'addition d'un signe de la main. Célia sortit une bouteille de rosé du frigo et la fourra dans un seau à glace qu'elle déposa sur le comptoir. Elle apporta la note à l’Allemand avec un grand sourire avant de revenir servir le vin aux deux compères.

— Qui veut goutter ? demanda-t-elle en faisant tourbillonner le limonadier qu'elle venait de sortir de sa poche arrière dans le bouchon de liège.

— Monsieur... répondit Yves en désignant Jacky.

— Parfait ! valida ce dernier après avoir dégusté la gorgée qu'elle venait de lui verser.

Célia remplit les deux verres et s'en retourna au coin cuisine. Yves entra dans le vif du sujet sans ménagement :

— Alors, comment tu vois les choses ? Tu as étudié un peu la carte ? Où penses-tu t'installer ? demanda-t-il à Jacky.

Jacky se trouva quelque peu brutalisé par cette avalanche de questions. Il s'était imaginé passer cette première soirée dans l'insouciance et attaquer les choses sérieuses le lendemain. C'était compter sans la rigueur militaire de son ami.

— Eh bien je ne sais pas trop... Je pensais acheter une pirogue à moteur de coupe amérindienne, comme on en voit un peu partout ici et remonter de fleuve en rivières jusqu'à trouver un coin sympa... C'est impressionnant le réseau de cours d'eau quand on regarde une carte détaillée de la Guyane, un vrai labyrinthe ! Bien sûr, je compte sur toi pour m'aider à choisir… Non seulement le fleuve d'où il faut partir, mais également l'endroit idéal pour m'installer !

Yves écouta son ami d'une oreille empathique sans l'interrompre avant de prendre la parole. En bon instructeur, il souligna la véracité relative des propos de Jacky en lui passant un peu de pommade avant de lui balancer son pragmatisme martial en pleine figure.

— Hum, je vois que tu as bien bossé ! En effet, la forêt occupe quatre-vingt-quinze pour cent du territoire et la toile hydrographique est particulièrement dense, climat équatorial humide oblige. Tu as raison, même si en fin de parcours, on s'égarera volontairement dans de petites ramifications pour ta tranquillité, il nous faut bien choisir le fleuve dans lequel on s'engage et surtout, la manière dont on l'aborde...

— Comment ça la manière dont on l'aborde ? s'étonna Jacky.

— J'y viens...

Yves sortit de sa poche intérieure une feuille A3 qu'il déplia. Une carte de la Guyane y était imprimée et les principaux fleuves apparaissaient en surbrillance de différentes couleurs. Il reprit :

— Comme tu peux le voir, l'ensemble des fleuves se jette au nord du district, dans l'océan Atlantique. Pour commencer, éliminons tout de suite le Maroni, à l'ouest, frontalier avec le Surinam et l'Oyapock à l'est, frontalier avec le Brésil. Très larges, ils n'offrent que peu de criques isolées dans leurs affluents et sont bien trop fréquentés, sans compter les douanes et les gendarmes qui quadrillent ces axes stratégiques en permanence ! Pareil pour le Kourou, dont l'estuaire abrite le port du centre spatial... C'est truffé de légionnaires tout du long. Ils nous repéreront sans qu'on les voit et crois-moi, je parle en connaissance de cause, ton petit campement aura tôt fait d'être signalé !

— Ok... approuva Jacky avec un regain d'attention, impressionné par les connaissances de son ami stratège.

— Bon... Ensuite ici, l'Iracoubo et ici, la Mana sont certes plus étroits et isolés. Le problème, c'est l'insécurité et la pollution de l'eau, à cause de l'orpaillage clandestin...

Yves marqua une pause en relevant la tête pour s’assurer que son ami suivait. Silencieux, Jacky opinait du chef en fixant la carte. Il poursuivit.

— Je pense que le mieux, c'est celui-ci, l'Approuague, le plus sauvage de tous.

Jacky afficha un air satisfait en se redressant avec un petit sourire en coin, comme un enfant à qui l'on offre la solution d'un problème d'algèbre trop compliqué pour lui. Devinant l'enthousiasme de son disciple, Yves s'empressa de le tempérer.

— Le revers de la médaille, c'est que ce fleuve est réputé pour ses puissants rapides. Le plus important d'entre eux, Grand Canori, représente un must pour les kayakistes de l'extrême. Ils viennent du monde entier pour l'affronter. Pour corser le tout, le petit été de mars est passé et nous sommes en grande saison des pluies ! insista-t-il en tendant la main vers l'extérieur où l'orage ne faiblissait pas.

L'air satisfait de Jacky avait cédé la place à une mine dubitative.

— Je veux bien que tu aies confiance en mes capacités physiques malgré mon âge mais là, tu pousses le bouchon un peu loin tout de même ! protesta-t-il.

— C'est là que j'en viens à la manière d'aborder le fleuve, enchaîna Yves. Nous ne pourrons pas remonter ce fleuve, nous n'irions pas bien loin car les derniers rapides avant l'embouchure sont les plus violents. Nous devrons donc le descendre et aller le plus loin possible, en partant de sa source, ici.

Son index pointa une petite croix entourée sur la carte, à l'extrémité méridionale du fleuve. Il marqua une courte pause avant de continuer :

— Il nous faudra donc prendre un vol interne jusque Saül... ici !

Son doigt quitta la surface de la carte pour décrire une ellipse aérienne et venir pointer un petit village en plein cœur du parc amazonien, au beau milieu de la carte. Il jeta encore un bref coup d'œil à Jacky et poursuivit.

— C'est pourquoi tu peux oublier la pirogue à moteur car pour rejoindre l'Approuague en partant de Saül, il nous faudra traverser une bonne vingtaine de kilomètres de jungle, avec nos embarcations sur le dos.

En expliquant cela, Yves dessina quelques aller-retours imaginaires entre les deux points avec son index.

— Il nous faut des kayaks gonflables. Ton sac est pour ainsi dire plein, c'est donc moi qui les porterai.

— Hummm... marmonna Jacky dubitatif.

Célia les interrompit :

— Et voilà messieurs, deux Calalous.

— Oups, pardon... s'excusa Yves en rangeant la carte pour qu'elle puisse les servir.

Célia déposa les assiettes en leur souhaitant bon appétit et ils la remercièrent. Yves s'apprêtait à poursuivre l'étude tactique mais il s'interrompit en voyant qu'il avait perdu l'attention de son interlocuteur, trop captivé par le fumet se dégageant de son assiette.

— T'avais raison, ça a l'air succulent ! s'enthousiasma Jacky en se frottant les mains.

Yves répondit par un clin d'œil en souriant. Ils dégustèrent le fameux ragout puis terminèrent le repas par une salade de fruits frais maison. Enfin rassasiés, ils commandèrent deux rhums arrangés citron-gingembre. Selon Célia, Luciana mettait un point d'honneur à continuer de le préparer elle-même. Jacky protesta quand Yves demanda l'addition mais il fut contraint de capituler devant l'obstination de celui-ci.

— Arrête de faire l'Américain ! C'est pas parce que je viens te filer un coup de main que je n'ai pas le droit de t'inviter au resto, nan mais oh !!! C'est pour moi, point final.

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