Chapitre XXI

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La journée de marche du lundi revêtit des allures de chemin de croix. Cependant, Jacky commençait à s'accommoder de la douleur procurée par ses muscles engourdis. Le fait de savoir qu'ils approchaient du fleuve n'y était certes pas étranger mais pas seulement. En lui, s’était opéré une sorte de lâché prise et il considérait désormais la souffrance comme un mal nécessaire pour atteindre son objectif. La contemplation de la nature l'aidait à ne pas trop réfléchir. Émerveillé par la biodiversité qui l'entourait, il se contentait de poser un pied devant l'autre sans se poser de questions. Le végétal autant que l'animal régnaient ici en maîtres, rien de ce qu'il croisait ne lui était familier. Même les insectes, de par leur taille et leurs couleurs, semblaient venus d'un autre monde. Ces divagations le ramenèrent en pensée à son humble potager, à l’autre bout du monde… Les abeilles étaient-elles là ? Françoise et Bébert avaient-ils terminé la récolte des petits pois ?

Lors d'une pause, Jacky rêvassait en suivant du regard un papillon batifoler d'une fougère à l'autre. Ses ailes bleu turquoise, zébrées d'orange et tachetées de noir tenaient du sublime. Captivé par cette scène psychédélique, Jacky perdit le contact avec la réalité pendant quelques minutes. Quand il revint à lui, il se tourna vers Yves pour tester ses connaissances et lui demander le nom de ce lépidoptère. À sa grande surprise, son ami avait disparu. Merde, où il est passé ce con ? Derrière lui, des bruits de pas écrasant des branchages ne lui laissèrent pas le temps de paniquer. Il se retourna et aperçut Yves tout sourire marchant dans sa direction.

— T'étais où, bordel ? s'exclama Jacky en tentant de dissimuler son soulagement.

— Bah quoi, on peut plus déféquer tranquille, maintenant ? répliqua Yves.

L'après-midi avançait. Les deux hommes s'étant promis de rejoindre l'Approuague avant la nuit, ils laissèrent de côté les taquineries et malgré les courbatures qui les rongeaient, ils repartirent sans tarder. Rassemblant ce qui leur restait de courage, ils se relayaient pour ouvrir la marche car même l'ancien légionnaire montrait des signes de fatigue. Alors que la nuit tombait, Jacky titubait plus qu'il ne marchait, à tel point que l'utilisation de la machette en devenait dangereuse. Un carré d'arbres qu'il jugeait conforme aux exigences de Jungle Noodle pour l'installation du campement se présenta sur sa droite. À bout de souffle, il se retourna pour proposer à son ami de faire escale ici.

— Tu ne vas tout de même pas renoncer si près du but ? répondit Yves sourire aux lèvres.

— Écoute, je n'en peux pl.....

— Non, toi écoute... rétorqua Yves en levant l'index à hauteur de sa tête pour réclamer le silence.

Jacky se figea. Un vrombissement étouffé par la distance lui parvenait aux oreilles, comme un murmure d'encouragement... Le fleuve ! Incrédule, il interrogea Yves du regard pour en avoir le cœur net. Le hochement de tête bienveillant assorti d'un clin d'œil qu'il obtint en échange lui confirma qu'il entendait juste. Les larmes aux yeux, Il jeta sac et machette à terre et se rua dans les bras de son ami pour l'étreindre. Emporté par l'élan, Yves qui n'avait pas eu le temps de poser son barda tomba à la renverse, entrainant Jacky avec lui. Étalés au sol dans les bras l'un de l'autre, les deux compères se dévisagèrent un instant avant de s'abandonner dans un éclat de rire interminable. Allongés côte à côte, ils s'accordèrent plusieurs minutes de répit silencieux pour reprendre leurs esprits.

— Bon, on les termine avant la nuit noire ces dernières minutes de marche ? asséna Yves.

Jacky acquiesça et se releva péniblement. En se retournant, il constata que Jungle Noodle était cloué au sol par le poids de son sac. Tel une tortue, il gesticulait les quatre fers en l'air sans réussir à se redresser, ni même à ôter ses bretelles. Jacky gloussa quelques instants en le toisant d'un air moqueur avant de lui tendre une main salvatrice.

— T'es sûr que c'est pas plutôt Jungle Turtle, ton surnom ? pouffa-t-il.

— C’est ça, ouais… Allez, en avant gros malin.

Exténués, ils terminèrent les quelques centaines de mètres à la frontale. À mesure qu'ils approchaient, le chuchotement qu'ils avaient perçu de loin se faisait plus présent. À une vingtaine de mètres de la berge, ils débouchèrent sur un emplacement correct. Le grondement du cours d'eau devenu assourdissant les obligeait à hausser la voix pour se parler. Après l'installation du bivouac et l'allumage du feu, Yves préleva un peu d'eau du fleuve pour expliquer à Jacky le fonctionnement du filtre de l'armée US et faire le plein de leurs gourdes.

— Il en reste un peu pour cuire du riz, proposa Jacky.

— D'accord mais il nous faut un peu de protéines et de lipides avec ça, rétorqua Yves.

— Quelques rondelles de saucisson qui commencent à suinter, un peu de tomme de brebis... Voilà l'état des stocks.

— Garde ça pour le pique-nique de demain midi, reprit l'instructeur en s'approchant de son sac.

Il ouvrit une poche de côté et en sortit une petite boite en plastique. Intrigué, Jacky fronça les sourcils, il ne connaissait que trop bien ce rictus conspirateur. Yves s'approcha. Religieusement, il souleva le couvercle. Une trentaine de larves blanches grouillaient sur un lit de terre et de lichen. Jacky sursauta de dégoût en tournant la tête de côté.

— Beurk... Où t'as eu ça, bordel ?

— Dans un tronc de palmier, lors de notre dernière halte, alors que tu t'extasiais devant un papillon... Pour ta première fois, j'ai préféré les récolter en douce et te mettre devant le fait accompli.

— Tu m'as bien eu, mon salaud mais tu peux remballer... Plutôt crever que d'avaler ça !

— Allez, fais pas ta chochotte... Tu verras, une fois cuit, ça croustille mais c'est plutôt neutre en goût, il suffit de ne pas y penser. Je vais te montrer comment les préparer, ça fait partie de ta formation...

Yves nettoya les larves à grande eau et les ouvrit délicatement une à une avec les doigts pour en extraire un liquide marron peu ragoûtant. Il les rinça encore soigneusement avant de les jeter dans une gamelle qu'il posa sur le poêle Rocket avec un peu d'eau et une pincée de gros sel. Quand le liquide fut totalement évaporé, il mouilla à nouveau le fond de la gamelle et prolongea la cuisson de quelques minutes.

— Et voilà, c'est prêt ! Je les ai cuisinées nature mais on peut les agrémenter d'épices, d'herbes aromatiques, d'oignon...

— Oui, lorsqu'on en a ! lança Jacky d'un ton sarcastique...

— Exactement ! En tout état de cause, même préparés avec le plus fin des condiments, je doute fort que tu prennes un jour du plaisir à manger ça ! C'est juste une ressource inépuisable dans cette forêt qui peut te sauver la vie en cas de carence en protéines.

— Pourvu que mes séances de pêche soient fructueuses, bougonna Jacky.

Yves lui tendit une larve en l'encourageant.

— Allez mon vieux, à toi l'honneur...

Jacky saisit la bestiole entre le pouce et l'index, l'approcha de sa bouche en la scrutant d'un regard anxieux, puis en croqua timidement un petit morceau. Il mâchouilla d'abord avec une grimace crispée lui déformant le visage. Après quelques secondes, constatant que ça n'était pas si mauvais – pas bon non plus, d'ailleurs, mais comestible – il se détendit et ingurgita la première bouchée avant d'engloutir le reste.

— Félicitations ma poule ! Te voilà initié à la gastronomie locale, s'écria Yves en s'octroyant la seconde larve sans la moindre hésitation. Bon, eh bien maintenant que ton rituel initiatique est validé, on peut concasser le reste dans le riz si tu veux, ça donne du goût et ça passe tout seul...

Le dîner fut ponctué de biscuits secs sucrés. Dès le début de la digestion, la fatigue accumulée par les kilomètres parcourus, chargés comme des mules les guida tout naturellement vers leurs hamacs respectifs. Yves s'endormit presque aussitôt mais Jacky éprouva quelques difficultés à trouver l'apaisement nécessaire à la somnolence. Les ronflements de Jungle-Noodle n'y étaient pour rien. Trop de doutes se bousculaient encore dans son esprit. À commencer par son initiation au kayak, qui à en croire les rugissements du fleuve tout proche, risquait fort de se faire dans des rapides réservés aux experts ! Le sujet des larves avait monopolisé toute la discussion et il n'avait pas trouvé l'occasion de faire part à son ami de ses angoisses. Yves semblait serein et Jacky avait toute confiance en son mentor mais tout de même... Il prit soudain conscience qu'il avait appris et découvert plus de choses en trois jours que dans la décennie qui venait de s'écouler. Cette vérité incontestable l'apaisa. On verra demain, un jour après l'autre... En fermant les paupières, à la frontière un peu floue entre la fin de la conscience et le début du rêve, Jacky survolait une rivière étincelante en chevauchant un papillon géant aux ailes bleu turquoise, zébrées d'orange... Derrière lui, Iris l’enlaçait par la taille, la joue appuyée sur son omoplate, sa crinière argentée flottant dans leur sillage. L'instant d'après, Jacky sombra dans un sommeil abyssal.

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