Chapitre XXV

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En levant le camp, Yves remarqua la présence d’un arbre auquel il n’avait pas prêté attention la veille. Il préleva deux bourgeons et en tendit un à Jacky.

— Tiens… Mâche mais surtout, ne l’avale pas !

Jacky saisit la bulbille vert-émeraude entre le pouce et l’index en interrogeant son ami du regard. Pour seule réponse, Jungle-Noodle porta la sienne à sa bouche et mâchouilla quelques secondes avant de recracher. Curieux, Jacky l’imita. L’instant d’après, un goût amer et âpre lui matelassait le gosier. Il ne sentait plus ses joues ni ses mâchoires, exactement comme chez le dentiste après une anesthésie.

— Beurk ! s’exclama Jacky en crachant. C’est dégueulasse !

— En effet, mais c’est très pratique en cas de rage de dents…

— Et comment s’appelle cet arbre ?

— Je ne m’en souviens plus mais l’essentiel est de le reconnaître ! Mémorise bien son allure et la forme très singulière de ses feuilles. Tu n’auras qu’à l’appeler « Le dentiste », pouffa Yves.

Ils embarquèrent sous une grisaille menaçante. À intervalles réguliers, Jacky surveillait l’absence de bulles à l’arrière du boudin. Le rafistolage semblait tenir bon. À mesure qu’ils descendaient le fleuve, les affluents se montrèrent plus nombreux, plus engageants… L’un d’eux attira tout particulièrement l’attention de Jacky. Deux haies de bambous le bordaient et se rejoignaient en son milieu, formant un tunnel végétal époustouflant de beauté jusqu’au premier ressaut. Jacky ralentit et se tourna vers Yves d’un air interrogatif, muet d’excitation. Les étoiles qu’il avait dans les yeux se passaient de commentaire. Yves sourit.

— Celui-ci est du bon côté, tenta enfin Jacky.

— Rive orientale, check ! Cliché carte postale, check ! confirma Yves. Par contre, ces eaux stagnantes doivent grouiller de crocos !

— Bah, il faudra bien que je m’y habitue… Tu l’as dit toi-même !

Yves comprit alors que cette fois, il n’aurait pas le dernier mot. Rien ne servait de lutter contre un coup de cœur de l’entêté Jacky Pavé. Peine perdue !

— Bon, eh bien allons jeter un œil dans ce cas...

Tel un instituteur satisfait de la réponse qu’il attendait, Jacky approuva d’un signe de tête en clignant des yeux, un rictus pincé au coin des lèvres. Puis il fit volte-face et s’engagea dans les eaux boueuses du ruisseau.

Peu après le second virage, Jacky perçut un ronronnement mécanique… Un bruit qui n’avait rien à faire là. Il se tourna vers Yves qui lui fit signe de se taire et de se garer.

— C’est un groupe électrogène qu’on entend, chuchota Yves en le rejoignant. Tu sais ce que cela signifie ?

— Un site d’orpaillage clandestin ? risqua Jacky.

— Exactement ! Écoute-moi bien… Je débarque et je pars en éclaireur à pieds, je serai plus discret tout seul. Tu restes ici avec les kayaks mais en aucun cas tu ne t’aventures plus bas sans que je sois revenu. Si je ne suis pas là dans quinze minutes, tu remontes ce ruisseau et tu continues à descendre le fleuve.

— Tu déconnes, j’espère…

— Est-ce-que j’ai l’air de plaisanter ? Ne t’inquiètes pas, les quinze minutes c’est juste au cas où. Approcher et voir sans être vu, c’est l’essence même du métier de légionnaire ! Nous n’utilisons que très rarement les armes…

— T’en as pas de toute façon, mais…

— Chuuut ! Fais-moi confiance. Je serai de retour très vite, tu verras…

Cette fois, ce fut Jacky qui comprit qu’il n’aurait pas le dernier mot.

— T’es vraiment sûr de toi ?

— Certain !

La mort dans l’âme, Jacky embrassa son instructeur.

— Tu fais gaffe, hein ?

— Promis ! Allez, fais pas cette tête… À tout de suite.

Une fois seul, la culpabilité s’empara instantanément de Jacky. Ce projet d’exil façon Robinson décidé à la va-vite lui parût soudain puéril et absurde. Son meilleur ami était en train de risquer sa peau pour cette folie… S’il lui arrivait malheur, Jacky ne se le pardonnerait jamais. Les minutes lui parurent des heures et il surveillait sa montre de manière compulsive, tourmenté par une anxiété incontrôlable. Sept minutes s’écoulèrent sans aucun signe de Jungle-Noodle. Des idées noires s’invitèrent dans les pensées de Jacky. Il regrettait d’avoir laissé Yves y aller seul et se jura de mourir ici bêtement en tentant de le venger plutôt que de rentrer annoncer la nouvelle à Françoise. Huit minutes, toujours rien... L’anxiété céda la place à la panique. Jacky sentit ses pommettes brûlantes et sa vue se brouiller. Il pleurait. Jacky pleurait à chaudes larmes comme un enfant perdu dans un supermarché… Neuf minutes : un soupçon d’optimisme lui fit reprendre contenance.

Il va revenir, Yves tient toujours ses promesses… Aucun cri ni bruit de lutte. Rien que le son de ce satané moteur… Il va revenir !

Jacky sécha ses larmes et s’aspergea le visage avec l’eau de la rivière. Sans le moindre bruit permettant de l’annoncer, Yves surgit soudain du bosquet d’où il était parti.

— Bordel, j’ai failli trouver le temps long ! lança Jacky à demi voix. Alors ???

— Quatre gardes armés en tout. L’un perché sur un mirador, deux sentinelles autour de l’installation et un sur la berge opposée. Selon moi, ils sont au moins une vingtaine à bosser là-dedans... On n’est pas sur trois brésiliens paumés qui viennent tenter leur chance dans l’eldorado, ma poule. Ces mecs font certainement parti d’un réseau bien organisé, ils sont dangereux !

— Ok, j’ai compris… Demi-tour ! soupira Jacky.

— En effet, oui… Pour l’instant ! ajouta Yves avec un air malicieux.

Jacky fronça les sourcils, interrogatif.

— J’ai une idée mais je te l’exposerai quand nous aurons rejoint le cours principal. Ici, on est trop exposés !

Ils embarquèrent et remontèrent le cours d’eau en catimini. En pagayant, Jacky ressassait les paroles énigmatiques de son ami. Quatre gardes armés… On fait demi-tour pour l’instant... À l’approche du fleuve, Yves s’échoua sur une plage boueuse et se tourna vers Jacky pour l’attendre.

— Vas-tu enfin me dire ce que tu as derrière la tête, bon sang ! s’empourpra Jacky, excédé par la suffisance affichée de son guide.

— Eh bien, c’est vrai que ce bras d’eau est vraiment pittoresque… exception faite de ce site d’orpaillage… que nous pouvons contourner sans trop de risques ! affirma Yves mystérieux.

— Alors là, je ne te suis plus… Tu m’as bien dit qu’ils étaient quatre gardes armés, non ?

— Exact ! Mais ils concentrent leur surveillance sur la protection du site et du précieux métal qu’ils en extraient. Ces bandits n’ont que faire de deux papys en quête d’aventure.

Jacky s’emporta :

— Bah voyons ! On passe tranquille avec des drapeaux blancs, c’est ça ton idée ?

— Mais non… La forêt est dense ! Il nous suffit remballer les kayaks, de partir à pieds sur la berge opposée au site – celle-là même où nous sommes échoués – et de progresser avec prudence, suffisamment loin de l’eau pour ne pas être repérés par l’unique garde en poste de ce côté-ci. Ensuite, quand nous serons certains d’avoir dépassé le danger de plusieurs centaines de mètres, on rejoint la rive et on continue notre descente…

— Euh… T’es sûr de toi, là ? demanda Jacky dubitatif. J’ai flashé sur cet affluent au premier coup d’œil, c’est vrai. Mais notre découverte m’a fait redescendre sur Terre, crois-moi ! Il n’est pas question de risquer ma vie, ainsi que la tienne par-dessus le marché, pour m’y installer… Ton repérage à la Rambo m’a déjà mis les nerfs à vif pour la journée, tu peux me croire !

Avec un calme Olympien, Yves reprit d’une voix douce et apaisante :

— C’est toi qui décides, mon vieux. C’est juste pour t’exposer les différentes possibilités. Si tu préfères, nous continuons la descente du fleuve mais sache que le risque zéro n’existe pas, surtout ici ! On peut tout aussi bien tomber sur un autre site d’ici la fin de la journée… Et même sans parler d’orpaillage, la faun…

— Tu m’emmerdes avec ton pragmatisme ! s’emporta Jacky. Et quand bien même on évite ces tarés sans être repérés, tu trouves malin d’installer mon campement en aval de leur mine d’or ? Qu’arrivera-t-il quand ils évacueront la prochaine cargaison par voie fluviale ? Ils tomberont inévitablement sur nous !

— C’est là que tu te trompes, ma poule… Au vu de ces eaux stagnantes, c’est un bras mort. Ils sont forcés de remonter comme nous l’avons fait pour rejoindre le fleuve… Sommes toutes, c’est ici que nous risquons de les croiser, certainement pas plus bas !

— N’empêche… Ce n’est pas à quelques encablures d’un nid de trafiquants armés jusqu’aux dents que je trouverai la paix intérieure que je suis venu chercher…

— On descendra plusieurs kilomètres… Et puis tu sais, ce sont des sites éphémères. Je ne sais pas depuis combien de temps ils sont là mais en général, ils épuisent la ressource en quelques mois et vont voir ailleurs.

— S’il ne sont pas repérés et arrêtés avant par tes anciens collègues, vas-tu ajouter dans la prochaine phrase…

— Tout à fait ! Ils ont désormais un régiment entier spécialisée dans le démantèlement de sites comme celui-ci. Nom de code : HARPIE.

— T’as toujours le dernier mot, hein ! C’est dingue cet art de convaincre... Je maintiens que t’aurais fait une brillante carrière en politique, mon salaud ! Ou alors, dans la vente en porte à porte… Tu serais redoutable !

Yves afficha un sourire pincé avant de reprendre son sérieux pour exposer un aspect logistique qui avait toute son importance :

— La seule ombre au tableau, c’est la purification de l’eau. Avec ces eaux stagnantes, cette activité t’occupera une bonne demi-heure par jour.

— Et toujours ce pragmatisme militaire qui refait surface ! taquina Jacky. Allez, c’est bon… On y va, avant que tu ne déballes d’autres contre-arguments pour me faire changer d’avis !

֫— Dans ce cas, voici le plan : tout d’abord, on dégonfle et on fait sécher les kayaks. Ensuite, on s’alimente sans faire de feu et on se repose. Et enfin, à la tombée de la nuit, on lève le camp et on se met en route, ok ?

— On va marcher de nuit ?

— C’est plus prudent, plus discret… Frontale interdite, bien sûr.

Jacky se dressa au garde à vous avec un sourire moqueur :

— À vos ordres, mon commandant !

— La lune est presque pleine, et les nuages semblent se disperser : ça devrait le faire… Les astres sont avec nous, ma poule ! s’exclama Yves avec enthousiasme.

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