Chapitre XXVI

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Bien qu’encore timorés, le soleil tout comme Jacky reprenaient le dessus. L’après-midi déroulait tranquillement et contre toute attente, l’apprenti Robinson envisageait l’opération commando qui les attendait avec sérénité. Certes, une légère appréhension positive – nécessaire à la clairvoyance pour une telle entreprise – tempérait son lâcher-prise, mais il avait toute confiance en Yves et ses doutes de la fin de matinée s’étaient vaporisés avec les cumulus. Les convictions qui l’avaient mené ici s’ancraient en lui ; renforcées par des prémisses encore floues. Jacky nourrissait sa réflexion des premiers enseignements de son nouveau mode de vie. Affalé dans son hamac à contempler les ramages d’un palétuvier, il commençait à comprendre qu’au-delà du système et de ses déviances, il fuyait avant tout la routine et la vie bien rangée dans laquelle il s’était complu trop longtemps, par peur d’affronter l’inconnu, le changement.

Dans la lumière rougeoyante du crépuscule, ils replièrent les kayaks secs et bouclèrent leurs sacs. L’ancien légionnaire posa la carte sur le sol et l’orienta correctement à l’aide de la boussole.

— Nous sommes ici… et l’endroit que nous voulons éviter se trouve… ici ! affirma-t-il en marquant les points cités d’une croix. Admettons que nous ne voulions pas nous en approcher à moins d’un kilomètre, ça semble raisonnable…

Jacky opina du chef sans lever les yeux de la carte.

— L’échelle de cette carte d’état-major est au 1/25000, soit 1 centimètre pour deux-cent-cinquante mètres. Pour un kilomètre, il nous faut donc ???

— Quatre centimètres ? tenta Jacky.

— Tout à fait.

L’ancien béret vert ajusta alors un petit bout de ficelle à l’aide de la règle graduée sur le bord de la carte, puis s’en servit de compas pour tracer un cercle autour du site d’orpaillage.

— Voici la zone rouge, expliqua-t-il.

Il déposa alors une brindille sur la carte entre le point A – l’endroit où ils se trouvaient – et l’extrémité septentrionale du cercle.

— Comme tu peux le voir, si on essaye d’arriver en haut du cercle par le chemin le plus court, on pénètre forcément à l’intérieur de la zone rouge…

— Hum… confirma Jacky perplexe.

— C’est pourquoi il nous faut définir un point Delta. Ce point ne peut se trouver sur le cercle… On décale l’extrémité de la brindille vers le nord, comme ceci, jusqu’à ce que notre trajet ne passe plus par l’intérieur du cercle. Ici, voilà ! On frôle la zone rouge mais on ne la pénètre pas. Voici donc notre point Delta, poursuivit l’instructeur en marquant un petit triangle, à environ deux centimètres au nord du haut du cercle.

— Ben dis-donc, moi qui prenait les bidasses pour des brutes sans cervelle, taquina Jacky.

Jungle-Noodle sourit sans relever l’affront. Il approcha la boussole et fit pivoter l’intérieur du cadran jusqu’à ce que le bord extérieur soit parallèle à la ligne qu’il venait de tracer avec la brindille. Il ne restait qu’à lire l’azimut indiqué :

— Quarante et un degrés, soit un cap Nord-est, à peu de choses près ! s’exclama Yves satisfait. Et ce, sur une distance de…

Il s’interrompit pour mesurer le segment du point A jusqu’au point Delta.

— Neuf centimètres ! Soit, en distance réelle, mon cher Jacky ?

— Euh… Deux kilomètres, deux-cent cinquante mètres ?

— Excellent ! Et comment saurons-nous que nous avons parcouru cette distance ?

— Euh…

— En comptant nos pas, mon Jacky ! le coupa Yves. Le pas moyen d’un randonneur mesure entre soixante et soixante-dix centimètres. Pour une progression de nuit en forêt équatoriale, nous compterons plutôt cinquante centimètres, par sécurité. On multiplie donc tes deux mille deux cent cinquante par deux, ce qui nous donne…

— Quatre mille cinq cent !

— Exact ! s’exclama Yves avec entrain. Et moi qui pensais que les communistes ne savaient pas compter !

Jacky accueillit la réplique avec humour. Yves déposa alors la boussole bien à plat dans le creux de ses mains et tourna lentement sur lui-même jusqu’à ce que l’azimut quarante et un se superpose avec l’aiguille de visée. Il se pencha, se figea quelques secondes et se redressa en pointant un arbre du doigt :

— Et voilà le travail ! Le point Delta se trouve dans cette direction à quatre mille cinq cent pas, affirma-t-il sans équivoque.

— Hum… Et ensuite ? s’enquit Jacky. Après le point Delta ?

— J’y viens... Regarde !

Yves pointilla un axe du point Delta jusqu’au site d’orpaillage sur la carte. Puis il traça une ligne symétrique au trajet aller, du point Delta jusqu’à la rivière. À l’extrémité orientale du segment, il inscrivit un B, leur point de chute.

— Hop… Voilà ! Ce qui nous donne un azimut de retour à… Cent-trente-neuf degrés. Sud-Est. Quant au nombre de pas, peu importe car nous saurons que nous sommes arrivés…

— en atteignant la rivière, l’interrompit Jacky.

— Exactement !

— Mais… hésita Jacky.

— Oui ?

— Le chemin serait plus court si nous longions le bord du cercle, non ?

— Ahhh… Je te reconnais bien là, ma feignasse préférée ! Tu as raison, en effet… Ceci étant, avec un GPS électronique, je dis pas mais là… à la boussole, en pleine jungle, de nuit, je passe mon tour ! Crois-moi, ça nous rallonge un peu mais c’est le meilleur moyen de ne pas se tromper, car il n’y a qu’un seul et unique changement de cap entre le point A et le point B. On peut éventuellement réduire un peu la zone rouge, mais…

— Non, non, on y va comme ça… Fais comme si je n’avais rien dit.

— Vendu !

À la nuit tombante, le contact des bretelles du sac avec ses épaules raviva chez Jacky des douleurs qu’il avait volontiers oubliées ces derniers jours. La lumière de la lune ne perçait que partiellement la canopée et la progression dans l’enfer vert s’annonçait encore plus redoutable dans la pénombre. Bille en tête, Jungle-Noodle jouait de la machette à tours de bras, avec la boussole dans l’autre main pour maintenir le cap. Les cinq sens en éveil, son stagiaire le suivait d’assez près pour distinguer sa silhouette. Même la nuit, la forêt était tout sauf silencieuse et, comme des questions sans réponses, les bruits alentours sans support visuel plongèrent Jacky dans un état anxieux, alerte… À fleur de peau, il sursautait à la moindre fougère lui effleurant le visage. Soudain Yves se retourna :

— Quatre mille cinq cent, chuchota-t-il. Nous y sommes… Le point Delta !

Voyant son ami déplier la carte pour déterminer le nouveau cap à suivre, Jacky jubila : une nouvelle pause s’offrait à lui sur un plateau. Comme à son habitude, il laissa choir son fardeau pour s’assoir dessus sans la moindre précaution. Le cri strident de l’oiseau sentinelle retentit, suivit d’une bruyante envolée de groupe…

— Bordel de merde, Jacky ! s’emporta Yves à demi voix. Tire une fusée de détresse pendant que tu y es !

Penaud, Jacky se confondit en excuses.

— Sauf erreur de navigation, on est tout de même à un peu plus d’un kilomètre de ces tarés mais fais gaffe, bon Dieu… Ces mecs-là ne rigolent pas et au moindre doute, ils enverront une expédition à nos trousses !

Les lèvres pincées, Jacky baissa la tête sans répondre.

— Bon allez, n’en parlons plus, reprit l’ancien légionnaire avec empathie. Par contre, maintenant qu’on a réveillé tout le quartier, on décampe au plus vite !

Ce disant, Yves termina les manœuvres d’orientation et lorsque l’azimut cent trente-neuf fut matérialisé par un premier point de mire, ils repartirent sans tarder.

Acclimaté à l’obscurité et à ses bruits, Jacky vécut la seconde partie du trajet de manière plus placide. Sommes toutes, même en forêt équatoriale, certains sons nocturnes étaient trop fréquents pour qu’il s’en soucie. Quant aux bruits plus alarmants, il essayait d’imaginer ce à quoi ils pouvaient correspondre plutôt que de céder à la panique. L’impression de se rapprocher de l’objectif n’était pas étrangère à ce sang-froid de circonstance. Les caresses des fougères en devinrent douces et agréables. Lorsque la végétation se clairsema pour annoncer la berge alors que le petit jour pointait, il n’avait pas vu le temps passer depuis leur départ du point Delta.

Ils installèrent les hamacs à la hâte et plongèrent dans un sommeil de plomb.

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