Chapitre XXVII

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La chaleur ambiante les chassa de leurs hamacs dans le milieu de la matinée. L’aventure en milieu hostile demeurait incompatible avec les grasses matinées : no pain, no gain… Pas d’autarcie pour les traîne-au-lit ! Ils n’avaient dormi que quelques heures, mais cette sieste matinale, loin des rugissements du fleuve, se révélait plus réparatrice que les nuits précédentes. L’absence de bruit frappa Jacky au premier clignement de paupière et ce silence relatif l’emplit d’une humeur joviale. Les gazouillis d’oiseaux envahissaient l’espace sonore, ponctués par les cris d’un groupe de macaques un peu plus loin. Il n’avait pas prêté attention à l’évanescence du grondement hydraulique lors de leur marche nocturne, sans doute trop absorbé par les bruits de bêtes alentours, mais cette trêve de vacarme inattendue tombait comme une surprise providentielle. L’eau s’écoulait ici lentement, en une douce symphonie rythmée par un clapotis minéral. La largeur du ruisseau n’excédait pas sept mètres, huit peut-être, et les berges étaient bien plus accessibles que les ravins boueux creusés par l’Approuague déchaîné en cette période de crues. Roseaux, bambous ainsi que diverses plantes grasses proliféraient et donnait à l’endroit un air de jardin japonais à l’abandon, bordélique mais apaisant.

Jacky s’étira d’un râle conquérant, tapa ses godasses et s’éloigna un peu pour se soulager la vessie. Puis il s’approcha du bord de l’eau pour se rafraîchir et revint préparer de la tisane. Par ces gestes déjà presque mécaniques, Jacky souriait à cette nouvelle journée dans un environnement qu’il s’appropriait petit à petit. Yves, qui peinait à émerger, eut droit au petit-déjeuner au lit… Royal ! En regonflant son kayak, Jacky pensait que ce petit coin de paradis eût été parfait sans le voisinage d’un groupe de trafiquants armés jusqu’aux dents. Bien qu’il n’entendît plus du tout le groupe électrogène, quelques heures de marches dans la pénombre ne lui semblaient pas suffisantes, la proximité demeurait trop évidente.

Paradoxalement, les doutes de Jacky s’estompèrent après quelques minutes de navigation. La quiétude de cet éden paraissait imperturbable. Quel être humain normalement constitué, tout orpailleur clandestin soit-il, oserait violer ce havre de paix. Même lui, ne cherchant qu’à s’approprier un petit lopin et vivre en harmonie avec la nature s’y sentait presque de trop, alors tirer des coups de feu ici, même pour un gringo en quête d’eldorado, c’était impensable… Quoi qu’il en soit, ils s’étaient remis en chemin et Jacky n’avait pas le cœur à imposer un demi-tour à son compagnon.

— Tu m’as l’air bien songeur, lança Yves curieux.

— Je me disais qu’on approche du but, c’est tout... J’adore cet endroit.

— Hum, c’est bien ce qui me semblait… Ce petit déjeuner servi sur hamac cachait forcément quelque-chose !

À mesure qu’ils descendaient le cours d’eau, la végétation se faisait plus luxuriante. Jacky s’émerveillait de cette nature sauvage et commençait à s’y sentir à sa place. Au détour d’un méandre, le Robinson en herbe s’arrêta net de pagayer, bouche bée. En observant la stupeur de son ami, Yves comprit qu’ils étaient arrivés.

Sur la rive nord s’étalait une petite plage de grève, avec à son extrémité un énorme moutouchi-marécage, sans doute centenaire, dont la moitié des racines plongeaient dans la rivière en un toboggan scabreux. De là, on accédait à une sommière partiellement dégagée, en lisière de jungle, parsemée de fougères majestueuses.

— Quand je te disais qu’on approche… Regarde-moi ça ! s’exclama Jacky euphorique en s’échouant sur la grève.

Lors de la visite, Yves resta volontairement en retrait. Ne voulant pas influencer son ami d’une éloquence dithyrambique sur la splendeur du lieu, il se contentait de vérifier en silence les points logistiques importants, en lui souriant lorsque Jacky cherchait son approbation du regard. Petit rapide en aval assurant un renouvellement correct de l’eau, arbres robustes à profusion pour la construction d’un abri, sol stable et relativement plat… À priori, rien de flagrant ne s’opposait à l’installation du camp à cet endroit. Seul petit bémol, Jungle-Noodle savait les caïmans et piranhas friands de ce genre de portions mangroviennes, mais quelques recommandations élémentaires de sécurité suffiraient à briefer Jacky sur les dangers potentiels sans tomber dans la psychose. En matière d’animaux prétendument féroces, le vrai problème à surmonter était psychologique, selon lui. Les films d’angoisse des années 80 avaient forgé l’imaginaire collectif. Convaincre un novice qu’il est plus sage d’apprendre à vivre avec que de vouloir s’en éloigner s’était parfois révélé sacerdotal dans sa carrière d’instructeur. Mais il nourrissait de bons espoirs concernant l’apprenti Robinson qu’il accompagnait cette fois, et l’heure ne se prêtait nullement à jouer les rabat-joie.

— Alors ??? T’es bien silencieux, mon commandant… Qu’est-ce que t’en penses ? s’enquit Jacky l’air inquiet.

— J’en penses que tu es arrivé dans ton nouveau chez-toi, ma poule.

— C’est vrai, tu es bien sûr que c’est fonctionnel ? Ça ira ?

— Si je te disais non, ça te ferait changer d’avis ?

Cette question piège cloua le bec de Jacky. Ne sachant que répondre, il haussa les épaules avec un air dubitatif.

— C’est bien ce que je pensais ! reprit Yves avec un sourire bienveillant. Mais oui, ça ira… Il est parfait cet emplacement !

Les yeux remplis de gratitude, Jacky sauta dans les bras de son ami. Même si un travail titanesque l’attendait, pour rendre cet endroit viable et autarcique, il avait l’impression de terminer sa quête ici et maintenant. Il relâcha son étreinte et, tel un pèlerin devant le sanctuaire qu’il convoite depuis des semaines, se laissa choir à genoux les larmes aux yeux. Jacky embrassa la terre, un vieux réflexe paysan, et se redressa en titubant, grisé par la joie d’être enfin arrivé. Retrouvant son équilibre, il accola encore longuement son mentor sans la moindre pudeur.

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