Chapitre 15 –

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Aaron était allongé sur le dos, les jambes pliées au niveau des genoux qui pendaient le long du mur. Il avait posé une de ses mains derrière sa tête, le visage tourné vers le ciel. À sa droite, Aelis était assise au bord du toit, ses bras appuyés derrière elle, la tête levée vers le ciel et les yeux clos. Ils avaient passé la soirée à interroger des personnes du camp. Ça n’avait rien donné. Aelis semblait beaucoup plus calme et Aaron devait reconnaitre qu’elle était beaucoup plus agréable à côtoyer quand elle n’essayait pas de le tuer. Elsbeth lui avait fait signe d’un pouce levé en le voyant passer avec la chasseuse et il s’était senti étrangement mal à l’aise en comprenant l’idée farfelue d’Elsbeth. Même s'il devait reconnaitre qu’elle était agréable à regarder, il n’oubliait pas qu’elle était complètement dingue. Ses yeux ont quitté la contemplation du ciel pour glisser sur le dos de la trac. Elle est tout en muscle. Elle le détestait. Elle n'hésiterait pas à le déléter de sa vie dès qu'elle n'aurait plus besoin de lui, à ne pas en douter. Il le savait sans vraiment l’accepter.

Elle tourna la tête vers lui, ses yeux violets se heurtant aux siens. Il soutient son regard jusqu’à la voir se laisser tomber sur le toit à son tour. Leur visage à la même hauteur. Il voit qu’elle fait glisser sa main contre le bord de son tee-shirt. Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait ce tic chez elle. Il remonte son regard sur son visage qu’elle a de nouveau tourné vers le ciel, les yeux brillants.

— Est-ce que tu es allé à l’école ? demanda-t-elle.

Aaron eut soudainement la gorge sèche. Il ne s’attendait pas à une telle question de sa part. Ni même qu’elle s’intéresse à lui, tout simplement. Cette question, aussi banale soit-elle, le mettait mal à l’aise.

— Comme tous les enfants, oui, murmura-t-il en fermant les yeux.

— Est-ce que tu as de la famille ?

Il se souvenait de la douleur qu’il avait ressentie, comme une brûlure dans la poitrine, chaque fois qu’il pensait à eux. Il avait seulement huit ans quand ses parents étaient morts, emportés par ce putain de virus. C’était si rapide. Si brutal. Avant qu’il ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, ils étaient partis, leurs corps alités, des signes de leur souffrance encore visibles dans les recoins de ses souvenirs. Il n’avait pas pleuré à l’époque. Pas parce qu’il n’avait pas ressenti la perte, au contraire. Cependant, les larmes semblaient dénuées de sens dans ce chaos. La vie continuait sans leur présence. Tout s'était effondré après.

— Plus maintenant, confia-t-il tout bas.

Les foyers. Il en avait connu une quantité indéfinie. Tous différents, tous remplis de visages qui n’avaient aucune idée de comment traiter un gamin comme lui. L’orphelin solitaire, celui qui ne parlait pas beaucoup, qui ne se liait pas avec les autres. Parfois, il se sentait comme un poids, une présence de trop, un être humain qu’on devait encadrer jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge adulte et soit jeté dans le monde. Il avait appris à se débrouiller seul. Les repas étaient rares, comme les sourires, et il avait compris une chose : il fallait être rapide, être discret, et surtout, ne jamais montrer de faiblesse. C'était peut-être la chose la plus précieuse qu’il avait été apprise en grandissant parmi ces inconnus.

Au lycée, il s’était contenté de passer au travers, tel un fantôme. Les cours l'indifféraient. Les enfants de son âge ne comprenaient pas ce qu’il vivait, et lui n’avait aucune intention de leur expliquer. Il était seul, toujours seul, même parmi les autres. Il n’était qu’une ombre qui passait inaperçue entre les rangées de pupitres, un visage parmi tant d’autres. En revanche, la rue, elle, lui avait appris à vivre autrement.

À vingt ans, après avoir mis fin à ses études dans une école qu’il ne fréquentait déjà plus depuis un moment, il s'était retrouvé dehors, sans aucune direction. La liberté, une fois qu’on n’avait rien à perdre, avait un goût amer. Le sol était froid sous ses pieds ; il avait pris l'habitude des rues, des trottoirs, des ruelles sombres où personne ne vous regarde vraiment. Il avait aussi pris l’habitude de la faim, de l'attente interminable d’un repas, d’un bol de soupe, d'un bout de pain volé. Puis, il y avait les bagarres. Les autres gamins des rues qui traînaient, les types plus âgés qui cherchaient leur prochaine victime ou leur nouveau disciple. C’était chaque jour une bataille. Pour de l’eau. Pour un peu de nourriture. Pour un bout de métal ou un vêtement, n’importe quoi qui pourrait se vendre ou s’échanger.

— Est-ce que tu te sens seul ? continua Aelis en ignorant la tempête qu’elle avait déclenchée en lui.

Il tourna la tête vers elle, se redressa en s’appuyant sur son bras, son visage au-dessus de celui de la chasseuse qui le mettait dans tous ses états.

— Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?

— Je fais en sorte d’avoir des regrets pour quand je te tuerai, rigola-t-elle.

— Tu n’auras aucun regret à avoir. Je suis juste un monstre, tu te souviens ? conclut-il, rhétorique.

La voix d’Aaron était amère. Il la regardait avec une telle densité. Pour autant, elle ne détourna pas le regard. Au lieu de ça, elle poussa son bras, le faisant chuter contre le béton. Ainsi, le visage à la même hauteur. Elle souriait d’un air suffisant. Parfois, il imaginait mettre sa main sur son visage et la brûler pour qu’elle arrête de le faire traverser toutes les couleurs de ses émotions. Il avait mis tellement de temps à rester impassible. Elle gâche tout, juste en papillonnant des yeux.

Aaron se souvenait des fois où il avait dû frapper fort, trop fort. Des poings, des pieds, des mots. La rage qui s'était accumulée en lui, un mélange de frustration et de survie. Il n’avait pas le choix. Parfois, les autres étaient plus forts, plus nombreux. Toutefois, il savait se battre. Il savait comment frapper pour renverser un type plus grand que lui. C’était soit eux, soit lui. Il faisait toujours tout pour garder précieusement cachée sa faculté. Celle qui avait surement coûté la vie à ses parents. Il le pensait en tout cas.

— Oui, je me sens seul, avoua-t-il enfin.

Aelis eut la décence de rester silencieuse à cet aveu. Il monta l’une de ses mains vers son visage sous le regard méfiant de la chasseuse. Il attrapa une de ses mèches. Le noir et le blanc se mêlaient tout à fait naturellement.

— Tes cheveux sont naturels ? demanda-t-il, curieux.

— Oui. Du piébaldisme, il paraît.

— C’est un mot barbare pour parler d’une chose aussi jolie, commenta-t-il, distrait.

— Comme le mot monstre pour parler des avancés… souffla-t-elle, les joues rosies d’un embarras évident.

Une rumeur lui était revenue aux oreilles un soir où il jouait à une table de billard d’un bar pour espérer récupérer quelques pièces. On murmurait que des gens disparaissaient. Des avancés. C'était insensé au début. Une simple histoire qu’on se racontait entre deux coins de rue, comme une vieille légende urbaine. Aaron n’avait jamais entendu parler d’eux ailleurs que dans les livres d’histoire. Pourtant, rapidement, les disparitions avaient cessé d’être des bruits de couloir. Les gens disparaissaient. Enlevés. Ou tués. Aaron avait vite compris que son secret, ce qu’il cachait en lui, ne devait jamais sortir. Il devait rester invisible, agir pour que personne ne sache qu’il était un avancé. Un des leurs. C’était plus qu’une question de fierté. C’était une question de survie. À ce moment précis, il avait compris que ce qu’on leur apprenait à l’école était complètement faux. Les avancés n’étaient pas des monstres. Seulement des humains comme tous les autres, avec juste un truc en plus. Aaron en a été un et ça risquait de lui coûter la vie.

— Es-tu en train d’admettre que je ne suis pas un monstre ? demanda-t-il en entortillant son doigt aux cheveux de la chasseuse, un sourire satisfait sur les lèvres.

— Je ne sais pas… Je suis encore perdue, avoua-t-elle.

Aaron retire ses doigts de la chevelure de la chasseuse, claquant des doigts pour faire apparaitre une flamme au bout de son index entre leurs deux visages.

— Si je peux t’éclairer, poupée, demande-moi.

Elle s’était retenu un instant, septique, puis éclata de rire, faisant osciller la flamme qu’il avait créée. C’était une blague nulle. Le fait même qu’il ait pu convaincre une tueuse qu’il méritait de vivre ; et qu’il arrivait même à la faire rire lui donnait la sensation d’être plus vivant qu’il ne l’avait été ces dernières années.

Chaque instant passé dans cette ville devenait une danse avec le danger, une survie dans l'ombre, comme une bête qui apprenait à éviter les chasseurs. Chaque geste calculé, chaque décision prise en fonction de ce qu'il pouvait risquer et ce qu'il pouvait perdre. S’il avait un jour envie de s’arrêter, de crier au monde qu’il était fatigué, qu’il avait juste envie d’être humain un instant ; il savait qu'il serait rapidement rattrapé par la réalité. Il n'avait pas le luxe de la faiblesse. Pas dans ce monde. Tant que personne ne savait qu’il avait ce pouvoir, alors, il ne risquait rien.

“Ils sont tous pareils. On ne les retrouve jamais. Ils disparaissent.”

L’idée qu’un trac puisse surgir à tout moment, que quelqu’un puisse simplement le pointer du doigt et lui ôter tout espoir, cette idée l'avait frappé de plein fouet. Encore une fois, il s'était refermé. Il n’avait plus rien à perdre, néanmoins il ne voulait pas se laisser abattre. Tout ce qu’il avait à faire, c’était survivre. Aaron avait la rage de vivre.

Aelis aurait pu être la trac qui lui aurait ôté la vie, au lieu de ça, il était allongé avec elle, sur le toit d’un immeuble au beau milieu de la nuit. Il ressentait de la peur, de l’envie et du bien-être. Un mélange curieux qui lui rappelait son passé mêlé à son présent.

— Si tu n’étais pas un avancé, et que je n'étais pas une trac… tu crois qu’on serait ami ? questionna Aelis d’une voix plus aiguë qu’à l’accoutumée.

— J’aime à penser qu’on peut le devenir même dans ces conditions. Tu aimerais qu’on soit ami Aelis ?

— Je n’ai jamais eu d’ami, avoua-t-elle en se mordillant la lèvre inférieure.

Il posa son doigt sur sa lèvre, la libérant de sa prise. Elle n’eut aucun mouvement de recul, et Aaron eut la sensation d’avoir gagné un combat de catch en sautant de la troisième corde directement sur les croyances d’Aelis.

— Alors, je serais ton premier ami. Mais tu dois savoir un truc d’abord !

Elle le jugea du regard, attendant qu’il continue. Il s’était rapproché d’elle, son nez se collant à celui de la chasseuse. Il était étonné de sentir à quel point elle était froide.

— Tu vas être obligé de changer tes plans poupée… parce qu’on ne tue pas ses amis.

Elle ferma les yeux en retenant un sourire. Aaron s’éloigna d’elle, s’allongeant de nouveau sur le dos, regardant le ciel avec un air satisfait collé sur le visage.

Survivre. Toujours survivre. Ne jamais se laisser voir. Ne jamais révéler ce qu’il était vraiment… Jusqu’à qu’il rencontre Aelis, il n’avait jamais montré son don à quiconque. Elsbeth avait bien évidemment découvert son don. Il s’en était servi pour se défendre. Hormis à elle, il n’avait jamais fait de démonstration. Elle avait la curiosité d’un enfant et la patience d’un adulte. Elle était fascinée par son pouvoir, et lui avait pris plaisir à lui dévoiler ce qu’il savait faire. Le regard d’Aelis avait changé. En tout cas, il aimait le croire.

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