La porte se referma lentement dans un bruit sourd et rond. Les chuchotements s’élevèrent jusqu’à devenir un bruit de fond à peine audible. Les larges fenêtres laissaient entrer le soleil d’hiver qui brille à l’extérieur. Le givre de la nuit dernière avait laissé une fine pellicule sur les vitres. Dans son tailleur blanc, sa chevelure noire ressortait avec contraste. Une parure ornée de rubis tranchait avec l’ensemble. La pièce comportait une estrade devant laquelle une table en forme de U permettait à tous de voir ses homologues. Au-dessus de l’estrade, le mur blanc contribuait aux projections des éléments numériques. Cassian Sorel s’installa sur un fauteuil brun au centre de la table. Elowen prit place sur la petite estrade, les mains croisées élégamment sur son buste. Le silence se fit aussitôt qu’un raclement de gorge se fit entendre. Elowen remercia son époux d’un geste mesuré de la tête.

— Chers conseillers, chères conseillères, salua-t-elle poliment en inclinant le visage face à son auditoire.

Le silence s'étira un instant de plus avant qu'Elowen ne poursuive d'une voix posée, empreinte d'une autorité indiscutable.

— L'objet de notre rencontre aujourd'hui dépasse les considérations politiques habituelles, commença-t-elle, ses yeux se posant brièvement sur Cassian, comme pour marquer une pause avant de se tourner vers l'assemblée. Nous devons aborder un sujet bien plus délicat : l'expérience biologique que nous avons entamée il y a dix-huit ans aujourd’hui.

Un frisson parcourut la salle à la mention de ce projet. Des regards se croisèrent et une évidente impatience s’empara des personnes présentent autour de la table. La plupart des conseillers étaient au courant de l'expérience, cependant, aucun n’avait eu accès aux résultats préliminaires. L'écran derrière Elowen s'illumina, affichant une image des sujets de l'expérience : deux petites filles. La première, visiblement plus âgée, avait des cheveux noir ébène, et des yeux bleus. La seconde, plus jeune, avait la même chevelure sombre et des yeux bruns. Une seconde image apparue, se focalisant sur la petite fille aux yeux bleus.

— Comme vous le savez, l'expérience a débuté avec l'objectif de découvrir comment fonctionne le neurodéveloppement des personnes ayant survécu au virus, expliqua Elowen, sa voix calme, teintée de fierté. Notre premier sujet a magnifiquement bien assimilé la greffe.

Les murmures s'intensifièrent. La greffe était la première étape à leur recherche et jusqu’à aujourd’hui, aucun sujet n’avait survécu à cela. Le simple fait que l’enfant ait continué à grandir et à se développer malgré la greffe était une victoire en soi.

— Néanmoins, reprit-elle, au-delà de quelques modifications physiques et un meilleur développement, le sujet n’a présenté aucune preuve d’une quelconque réussite de la greffe. Nous stipulons que le sujet n’est pas réceptif au virus. Cela peut présenter une avancé dans la compréhension du virus… cela reste toutefois très peu concluant pour notre projet.

Elle laissa la phrase en suspens, le temps que chacun digère cette nouvelle perspective. Cassian sentit une tension se resserrer dans sa poitrine. Il avait vu les évolutions et il savait qu’il ne fallait pas attirer l’attention du conseil sur cela tant qu’ils n’avaient aucune certitude.

Un conseiller prit la parole, sa voix tremblante, trahissant un mélange de fascination et de crainte.

— Le sujet n’a donc aucun intérêt. Pourquoi ne pas l’avoir… écarté du projet ?

Elowen écouta sans se départir de son calme, bien que l’individu avait eu la subtilité d’un ragondin en mimant les guillemets avec ses doigts en prononçant le mot “écarté”.

— C'est précisément ce que nous devons discuter aujourd'hui, répondit-elle. Nous avons franchi un seuil. Nous devons maintenant décider si nous poursuivons l'expérience à ce niveau, ou si nous arrêtons sur ce sujet. Cependant, pour faire un choix éclairé, je dois vous faire part de tous les éléments que nous avons sur elle.

Un silence lourd s’abattit sur la salle, chacun réfléchissant aux conséquences de cette décision. Les avis étaient partagés, certains conseillers étaient partisans d’une cessation immédiate. D'autres, au contraire, plaidaient pour pousser plus loin, convaincus de l’aspect humain du sujet.

Cassian refusa de voter. Il observa Elowen, se demandant si elle avait voté comme une scientifique, ou comme une mère. Il connaissait son esprit pragmatique, toutefois il savait aussi que son ambition et sa vision pour l'avenir étaient sans limites. Elle pourrait sacrifier n’importe qui pour obtenir les résultats qu’elle espérait. Y compris ses filles.

— Bien. J’annoncerai la décision à la fin de cette assemblée. Passons au second sujet si vous le permettez.

Elle marqua une pause, ses yeux se fixant sur les conseillers, son regard froid et déterminé.

— Le sujet a eu de très bonnes réactions à la greffe. Quelques mois après l’opération, le sujet a commencé à développer une forme de télépathie légère. Après cinq ans, elle a commencé à développer une forme de pyrokinésie. Malheureusement, son corps n’était pas adapté à cela. Elle se brûlait régulièrement. Sa régénération n’était pas aussi bonne que ce que nous avions pu observer sur des avancés naturels. Nous lui avons fait arrêter la pyrokinésie pour poursuivre les essais. Il y a quelques mois, elle a pu développer une télékinésie. À première vue, aucun problème physiologique n’est à déplorer.

— C’est prodigieux ! clama une conseillère.

— En effet, reprit Cassian. Malheureusement, le second sujet est porté disparu depuis maintenant soixante jours. Nous ignorons si nous pourrons la récupérer.

— Vous avez perdu l’un des sujets ! Seriez-vous inconscient Sorel ?! Il s’agit là d’une arme ! Elle pourrait tous nous tuer si elle le souhaitait ! Elle maîtrise les dons des avancés ! Tous leurs dons !

— Du calme, conseiller Blake, exigea Elowen.

— Avec tout le respect que je vous dois… cette expérience est une idée stupide. Le premier sujet est carrément un échec et le second une potentielle menace. Il vaut mieux tout arrêter tant que c’est encore faisable, reprit Blake.

Elowen avait le visage tendu, l’une de ses mains cachant l’autre dans laquelle ses ongles s’enfonçaient. Cassian vint se placer au côté de son épouse, posant une main sur sa taille afin de lui témoigner un soutien visible. Il se tourna ensuite vers la tablée et reprit calmement :

— Merci pour votre intervention conseiller Blake. Nous en tiendrons compte pour le vote final. Si vous voulez bien messieurs dames…

Un silence lourd de sens s’était abattu sur la salle. Chacun évitait le regard des autres. Tout d'abord, ils avaient la vie de deux jeunes filles entre leurs mains, ensuite, ils avaient deux sujets d’expérience ratée.

— Ceux qui sont pour arrêter l’expérience là, merci de lever vos mains.

Une main se leva, timide. Puis une autre. Cassian étira un sourire suffisant, constatant que les conseillers ne s’étaient pas rangés favorablement à l’idée du conseiller Blake.

— J’en conclus qu’à la majorité, nous souhaitons poursuivre l’expérience.

Blake bondit d’un coup, son fauteuil raclant le sol d’un bruit désagréable.

— Vous êtes tous inconscients ! Cette… chose ne doit pas rester en vie ! Son corps n’est pas conçu pour supporter le pouvoir des avancés, tout ce qu’elle risque de devenir c’est une foutue bombe à retardement ! Seriez-vous aveugle ou simplement stupide ? clama-t-il.

— Blake, gronda Elowen d’un ton menaçant. Le conseil a tranché, acceptez-le.

Le regard furieux, les poings serrés, le dénommé Blake quitta la salle du conseil en faisant taper ses talons contre le sol. Il n’était pas près de laisser les Sorel détruire leur précieux équilibre avec un échec expérimental.