Chapitre 23 –
Vivienne respira profondément pour chasser l’angoisse qui lui comprimait la poitrine. Elle avait ajusté sa veste d’un geste presque automatique, comme si ce simple mouvement pouvait modifier la perception que son père avait d’elle. Ses doigts glissèrent sur son crâne rasé, la douceur des premiers cheveux qui repoussaient lui donnant une étrange sensation de fragilité. Une dernière expiration, puis elle s’élança dans l’immeuble, où l’éclat des lustres et la froideur des miroirs ne laissaient aucun doute : ici, la richesse et l’arrogance régnaient en maîtres.
L’ascenseur, immense et impersonnel, montait dans un silence gêné, entrecoupé de la musique d’ambiance d’une banalité déconcertante. Vivienne avait tenté de se détendre, mais chaque étage franchi semblait alourdir son esprit. La boule située dans sa gorge tombait progressivement dans son estomac.
Le penthouse s’était ouvert sur une vue vertigineuse de la ville ; un océan de béton et de pavé entrecoupé de verdure contrôlée s’étendant à perte de vue. Au centre de la pièce, un canapé arrondi occupait l’espace, seul meuble marquant la différence entre luxe et froideur. Elle s’était avancée, hésitante, fixant les œuvres d’art sur les murs comme si leur contemplation pouvait lui offrir un peu de réconfort.
— Je ne pensais pas que tu accepterais mon invitation, souligna l’homme, un sourire au coin des lèvres.
— Même si je le déplore, tu restes mon père, avait-elle répliqué sans chaleur.
— Fort aimable de t’en souvenir, rétorqua-t-il, amer.
Le conseiller Blake, cheveux blanchis par les années, avait invité sa fille à s’installer autour de la table dressée pour l’occasion. Vivienne s’était assise, un malaise palpable dans chaque mouvement. Ses yeux s’étaient posés sur la place vide à côté d’elle, puis sur celle à côté de lui. Une table dressée pour quatre, mais seulement deux personnes présentes. Le silence s’était étiré, pesant.
— J’espérais voir Nataniel avec toi, avoua Blake.
Elle avait haussé un sourcil, suspicieuse.
— Comment ? l’interrogea-t-elle.
— “Comment” quoi ?
— Comment as-tu su que c’était mon camp ? Comment as-tu su que j’étais encore en vie ? Comment fais-tu pour savoir ces choses-là ?! s’époumona Vi.
La colère vibrante dans sa voix était palpable, chaque mot trahissant la douleur de plusieurs années d'ignorance et de silence.
— Vivienne, je ne…
— Vi. Juste Vi, coupa-t-elle, plus froide que jamais.
— Vi, avait-il repris avec un sourire contrôlé. Je ne souhaite pas t’empêcher de devenir ce que tu veux, ni même ton frère. Contrairement à ce que vous pensez de moi, je me tiens informé, sans interférer. Je vous aime.
Elle baissa les yeux, la rage bouillonnant en elle. Une grimace déformait son visage, partagé entre la révolte et la déception. Ses doigts jouaient nerveusement avec les couverts, frappant doucement sur la nappe blanche.
— Comment peux-tu continuer à siéger au conseil, alors que tu vois tout ce qui se passe ?! Que tu vois la souffrance qui entoure ces gens qu'on broie sous le poids de ce système ! Tu as choisi ton camp, et c’est pour ça que je t’en veux, cracha la jeune femme.
Le regard de son père s’était durci, seule sa main trahissait son agacement. Ce vieux tic de faire craquer ses phalanges en faisant rouler ses doigts d’un geste mécanique.
— Pour changer le monde, il faut plus que des idées. Il faut du pouvoir, récita-t-il, moralisateur.
— Mais tu en as ! s’insurgea Vivienne.
— Uniquement parce que je siège au conseil. Si je trahis ma position, je perds ce pouvoir. Et sans ce pouvoir, comment pourrais-je protéger ceux qui comptent pour moi ? Nataniel, toi…, relata-t-il.
Elle le fixa intensément, les poings serrés.
— Et tu cautionnes la mort de tant de gens pour ça ? Pour… nous ? C’est absurde, tu ne vois donc pas où ça nous mène ? clama Vivienne.
Il avait soutenu son regard, son visage d’une froideur calculée et terrifiante.
— Vi, tu n’as aucune idée de ce qui se passe dans l’ombre, au sein du conseil. Ils ne tuent pas, affirma-t-il, serein.
— Ils ne sauvent pas non plus ! avait-elle répliqué avec amertume.
— Regarde autour de toi, Vivienne. Les habitants de la ville vont bien. Ils ont des emplois, des logements, des droits, énuméra le politicien.
— Et les autres ? Et ceux qui souffrent dans les quartiers oubliés, qui se battent pour survivre ? poursuiva la médecin aux idées diamétralement opposées.
Elle s’était levée brusquement, son regard brûlant de colère.
— Ça représente à peine deux pour cent de la population, avait-il répondu avec détachement. Mais tout va bien pour les avancés qui vivent parmi nous, discrets. Il y aura toujours des dissidents. Peu importe la politique que l’on impose. C'est un fait, appuya-t-il, convaincu.
— Dans quel monde tu vis ? s’écria Vivienne. Il y a des gens payés pour tuer des avancés, des trafics sous le manteau. Les frontières sont fermées, les contrôles omniprésents. Peu de crimes, mais tellement de morts. Et toi, tu te contentes de regarder, caché dans ta tour d’ivoire ! Hypocrite ! constata-t-elle, dégoût, peine et colère donnant le ton de sa réplique.
Elle tourna les talons, décidée, le corps tendu, les dents grinçant les unes contre les autres. Son père n’avait même pas tenté de la retenir. Il avait soupiré, seul à la table, face à des chaises vides.
Les talons de Vivienne frappaient le sol marbré, chaque pas résonnant dans l’immensité de l’espace. Elle s’éloignait de ce monde étouffant, de ces murs qui incarnaient une richesse déconnectée de la réalité. Dehors, dans la rue, l’air glacé la fouettait pleinement. Le froid était moins oppressant que l’atmosphère lourde du penthouse ; son corps tout entier vibrait de colère.
Elle s’était arrêtée un instant, regardant l’immeuble derrière elle. Ce bâtiment qui symbolisait tout ce qu’elle détestait. Ce monde clos et égoïste, où tout allait bien pour ceux qui s’y enfermaient, la note étant payé par les autres. La tentation de revenir, de confronter son père une dernière fois, la brûlait de l’intérieur, mais elle savait que cela ne servirait à rien. Rien de plus à dire, pas à lui. Heureux étaient les ignorants. Et Vi n’était plus une ignorante.
Elle avait tourné au coin de la rue, s’éloignant du spectacle de luxe et de vide qu’il lui avait offert. Ses pas étaient devenus plus rapides, comme si elle fuyait un monde qui lui échappait. Au fond d’elle, l’image de son père restait là, gravée, avec cette expression qu’elle connaissait bien : une résignation froide, camouflée sous un masque de calme. Un parfait pantin médiatique.
Les rues autour d’elle semblaient vivantes, brutes, bien plus réelles que l’illusion dorée de son père. Elle comprenait qu’elle était seule dans ce combat. Lui, il n’agirait pas. Peut-être parce qu’il ne le pouvait pas, peut-être parce qu’il ne le voulait pas. Le résultat était le même.
Dans le silence de la rue, une pensée glissa dans son esprit, une vérité douloureuse : son père n’était pas ignorant, encore moins innocent. Son camp était parti en fumée, l’invitation de Nate, et maintenant ce dîner. Son père était un chef d’orchestre hors pair. Il avait su les placer exactement où il le voulait. Vi avait perdu tellement de choses, tellement de gens, à cause de lui. Tout cela animait en elle une détermination violente. Un jour, elle lui ferait payer.
Le conseiller Blake s’était levé lentement de sa chaise, les mains glissées dans les poches de son costume impeccable. Il s’était approché de la grande baie vitrée, fixant la ville qui s’étendait sous lui tel un tableau vivant, presque irréel. De là, tout semblait parfait. Les rues étaient bien ordonnées, les immeubles bien entretenus. La lumière dorée du soleil couchant baignait les bâtiments d'une chaleur rassurante. Tout allait bien, en apparence.
Il avait fermé les yeux un instant, écoutant le bruit lointain de la ville, ce murmure constant qui lui était familier. Une mélodie de prospérité, d’équilibre, presque rassurante.
Sa fille ne comprendrait jamais. Pas dans l’état dans lequel elle était coincée entre l’idéalisme des jeunes révoltés et la dureté du monde réel. Elle voyait la pauvreté, les injustices, les révoltes qui secouaient les quartiers périphériques. Elle les vivait comme une guerre, une rupture totale entre les « bons » et les « méchants ». Blake savait que la réalité était beaucoup plus nuancée. La politique, l’équilibre des pouvoirs, c’était bien plus complexe que ce que son cœur rebelle voulait admettre.
Derrière lui, la grande table vide se moquait de lui, des places laissées vacantes comme un rappel cruel de l'absence.
— Tu as toujours été plus douée que moi pour parler avec les enfants… Je suis un piètre père, murmura-t-il au souvenir de sa femme.
Il se tourna enfin, observant la salle, cette pièce immense, pleine de luxe, de beauté ; pleine de solitude. Il s’était habitué à cette solitude. À l’idée que, parfois, la paix ne pouvait être acquise que par des sacrifices. Il s’était habitué à l’absence de ses enfants depuis longtemps, cependant, la mort de sa femme restait la plus difficile à accepter. Aussi avait-il toujours dressé la table en la comptant.
S’il s’était laissé aller à réfléchir trop profondément, des doutes l’auraient envahi. Ce qui restait à faire, ce qu’il devait encore accomplir pour maintenir l'ordre, pour éviter un chaos dont il voyait déjà les signes. Une réalité inévitable qu’il ne pouvait ignorer.
Blake avait pris une inspiration, regardant de nouveau la ville. Il pensait aux chiffres. Aux faits. Si l’on considérait la population de la ville, alors les dissidents, ces groupes de rebelles qui clamaient être opprimés, ne représentaient qu'une infime partie de la société. À peine deux pour cent de la population. À cette échelle, cela paraissait dérisoire. Comparé à la masse de la population qui vivait dans une relative tranquillité, ces individus étaient un détail. Oui, un détail qu’il fallait encadrer, certes exactement comme une simple une crise existentielle. Les chiffres pouvaient surprenamment détendre Blake. Les nombres sont toujours factuels, nul besoin de discuter.
Les avancés, les dissidents, les insurgés… Ils n’étaient qu’une poussière. La plupart des habitants vivaient sans trop se poser de questions, simplement heureux d’avoir un toit, un travail, une certaine sécurité. Ils n’avaient pas cette vision apocalyptique des choses. Ils ne se souciaient pas de ce que faisaient les élites, tant que leur quotidien restait stable. Les autres étaient des parias. Des nuisibles.
Blake s’était laissé aller à une réflexion plus profonde, presque une justification qu’il s’était répétée mille fois dans sa tête. Le conseil ne répondait pas à toutes les attentes des minorités. Il savait que les dissidents avaient leurs raisons de se révolter, leur vision d'un monde plus juste, plus égalitaire. Mais il avait aussi vu ce que la révolution pouvait engendrer : le chaos, la violence, la perte de contrôle. Le pays, la ville, la société ne pouvaient pas se permettre de tout chambouler. Pas encore. Pas maintenant. Pas tant que des millions de vies dépendent du maintien de l’ordre. Il ferma les yeux, imaginant la carte qu’il avait étendue sur son bureau un peu plus tôt. Des annotations y étaient inscrites en rouge, détaillant les zones les plus touchées par les révoltes, ainsi que celles où la situation restait stable. À côté des chiffres, il avait inscrit : « maintenir l'équilibre » tel un mantra. Un équilibre fragile. Il luttait déjà contre les Sorel et leur quête du pouvoir, présentement, il devait prouver à ses enfants qu’il faisait le bon choix en protégeant cette ville qui les avait vu grandir. Dans son esprit, une question persistait, une question qu’il n’osait pas partager à voix haute : jusqu’où cela pouvait-il aller ? Le système qu’il soutenait était loin d’être parfait. Il y avait des injustices. Et, aucune solution miracle.
Si le conseil tombait, qui viendrait prendre le relais ? À quel prix ? Qu’est-ce qui empêcherait les Sorel de déclencher une nouvelle guerre ?
Il soupira et se redressa, les épaules tendues sous la pression invisible qui pesait sur lui. Il n’avait pas envie d’y penser davantage. Les révoltes étaient inévitables, cependant le conseil avait le pouvoir de les contenir. Blake était celui qui maintenait les choses en place, même si cela signifiait ignorer la souffrance de certains. Voici le prix à payer pour la stabilité. Blake observa une fois de plus la ville s’étendre sous lui. En bas, des vies se déroulaient, des vies ordinaires. Ce n’était pas la perfection. Aussi n’était-ce pas mieux que le chaos, la fin de l’ordre. C'était ça, sa réalité. Pas les dissidents. Pas Vivienne. Lui, il voyait une grande fresque délicate. Pour la maintenir, des sacrifices étaient nécessaires.
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