La petite fille qui rêvait d'être un garçon  1/2

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Rio de Janeiro – Brésil

C’est encore à Rio de Janeiro, au Brésil, que j’ai fait une nouvelle rencontre étonnante, sur la plage de Copacabana cette fois, et plus précisément au niveau du Poste 3. L’événement aurait pu s’avérer banal, mais il a marqué un changement dans ma façon de penser, et dans ma vie. Il faut dire que je n’ai pas prêté beaucoup d’attention à lui tout d’abord, c’était juste un petit garçon maigre qui jonglait avec un ballon sur le sable ! C’est un peu plus tard, quand j’ai compris, que cette rencontre a chamboulé ma vision du monde…

Nous sommes au Brésil depuis trois semaines et après l’hôtel aux grandes baies vitrées de Botafogo — celui qui donnait sur le Pain de Sucre — nous avons posé nos valises dans le quartier des plages, tout près de la mythique promenade de Copacabana, ornée de sa splendide mosaïque qui ondule comme un serpent noir à écailles blanches.

Nous logeons dans un établissement sans charme, et Papa a dit qu’il aurait aimé pouvoir nous installer au « Copacabana Palace », mais qu’il n’en a pas les moyens.

— Plus tard, peut-être, a-t-il précisé, quand j’aurai vendu mon livre !

Moi cela ne me dérange pas de vivre dans un lieu modeste : après tout, notre appartement à Paris ne ressemblait pas à Versailles non plus. Ce qui me gêne surtout, c’est de devoir partager ma chambre avec Alphonse, Papa et Maman ne voulant plus qu’il dorme avec eux. Il lui arrive régulièrement de pleurer le soir, ou de me réveiller à n’importe quelle heure pour me demander si la nuit sera encore longue… À part ça, je suis bien partout, tant que je suis avec mes parents et mon frère, et que je peux explorer le monde !


Ce qui me plaît à Copacabana, c’est la beauté et l’immensité de sa plage, mais aussi la diversité de gens que l’on peut y rencontrer. J’apprends beaucoup sur la société brésilienne tout en gardant les pieds dans l’eau. Ainsi, j’ai découvert que sous son air mixte, la plage de Copacabana est très « sectorisée », et que chaque zone, entre les postes des maîtres nageurs, a sa propre fréquentation. Le Poste 9, par exemple, a la réputation d’être le lieu favori des intellectuels et des artistes, le numéro 7 celui des surfeurs, tandis que les 5 et 6, face aux hôtels, sont surtout fréquentés par les touristes étrangers.

Papa aime bien le Poste 3, plus authentique selon lui, et plus représentatif de la société brésilienne dans son ensemble. On y croise des familles entières, des petits-enfants aux grands-parents, et Papa prend un grand plaisir à tirer le portrait de ces rencontres de tout âge. C’est très intéressant de le regarder travailler : il parcourt la plage de long en large, s’arrête sur un modèle, lui explique son projet en quelques mots puis, quand il l’a rassuré, se fait oublier et le photographie discrètement pendant que l’autre retourne à ses activités.

Il a déjà rempli des pellicules de sourires, de parties de cartes ou de frisbee, de plongeons et de jeux dans les vagues, mais ses sujets préférés, depuis quelques jours, ce sont les enfants qui jouent au ballon avec beaucoup de régularité et de sérieux. Papa dit que le Brésil est le paradis du football et que parmi eux se trouve sans doute le futur Neymar.

Chaque soir, au coucher du soleil, nous nous installons donc au niveau du Poste 3 et nous regardons arriver une dizaine de garçons de mon âge, tous vêtus d’un short rouge et d’un maillot orange et qui répètent inlassablement les mêmes exercices, pieds nus dans le sable blond. Ils commencent par courir en file indienne sur la plage puis, au coup de sifflet de leur entraîneur, ils se rejoignent et attaquent les dribbles et différents jeux de ballon. Je dois avouer que le football ne suscite pas un grand intérêt chez moi, pourtant je suis impressionnée par l’énergie et la volonté dont font preuve ces garçons.

Il en est un qui m’intrigue particulièrement, parce qu’il est là tous les soirs bien avant les autres, et parce qu’il répète ses gestes avec acharnement bien qu’il ne fasse visiblement pas partie du groupe. Il est plus petit, plus maigre et plus farouche que la bande. Il ne porte pas la tenue officielle orangée, mais un vieuxshort vert et un tee-shirt beaucoup trop large pour lui. La couleur de sa peau est très belle, noir ébène, et ses grands yeux sombres semblent exprimer un mélange de tristesse et de détermination que je ne retrouve pas chez les autres. Papa aussi a remarqué ce garçon et s’il a multiplié les clichés de sa tactique de jeu et de ses entraînements, il n’a pas encore réussi à lui tirer le portrait, car ce dernier est fuyant.

J’ai cru comprendre qu’il s’appelle Marcel, et que les enfants aux shorts rouges n’ont pas du tout envie de l’intégrer à leur équipe et à leurs exercices. Alors il les observe de loin, détaillant les gestes que leur enseigne l’entraîneur et s’appliquant à les reproduire avec une facilité déconcertante qui impressionne mon père, et rend tous les garçons jaloux.

— Tu vois, Gisèle, si je devais parier, je mettrais un gros billet sur celui-là, le petit Marcel que les autres rejettent.

— Pourquoi ils le rejettent, Papa ? Parce qu’il est plus fort qu’eux ?

— Ça doit jouer, sans doute ! Mais ils ne sont probablement pas de la même favela, surtout. Tu sais, Gisèle, les choses sont très codées ici. Marcel habite sûrement un quartier plus pauvre et comme il n’a pas d’entraîneur, il vient apprendre seul sur cette plage, et profite un peu au passage de l’enseignement dispensé aux autres. Mais de toi à moi, il n’a besoin de personne, ce gamin ! Il est plus fort que tous, et il va bien finir par se faire repérer par un sélectionneur !

À ce moment et contre toute attente, le ballon de Marcel vient rouler à deux pas de ma serviette. Je le ramasse et m’apprête à le lui rendre, mais je note que le garçon reste figé à quelques mètres de moi. Je m’approche alors et lui tends son bien, qu’il récupère sans un mot avant de s’éloigner.

Surprise et déçue par son impolitesse et sa froideur, je vais rejoindre mon père, mais je remarque que Marcel s’est retourné plusieurs fois pour me regarder et qu’un sourire apparaît enfin sur ses lèvres. Je tourne les yeux vers Papa qui éclate de rire et me dit :

— Gisèle, tu es trop forte ! Tu as réussi à amadouer « Marcel-Neymar-le-Sauvageon-de-Copacabana » !

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A suivre...

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