Chapitre I
Quoi de plus naturel pour une femme du dix-neuvième siècle de se marier. Par amour ou non, cela était égal à la société française. Les castes devaient tout de même être respectées.
Mademoiselle Jeanne Motlet était fille de Monsieur Motlet, un riche architecte, qui, avait réalisé et dirigé la construction de toutes les rues de Tarbes. Belle femme de petite taille, blonde aux cheveux raides toujours très bien coiffés et apprêtée, mais dont le caractère contrastait indubitablement avec l'apparence. Mademoiselle Motlet avait un frère cadet très doux, les différenciant complètement. Tous deux étaient natifs de cette ville du sud-ouest de la France. Monsieur Pierre-Louis Motlet se maria à dix-neuf ans avec Mademoiselle Clothilde Debourg et eurent deux enfants.
Peu de temps après, Jeanne Motlet se maria à vingt-sept ans. Elle prit le nom de Montaigu. Monsieur Gauthier Montaigu, un bel homme plein de prestance, grand et musclé en opposition à sa tendresse et son calme, brun aux cheveux bouclés et aux yeux d'un marron profond. Natif aussi de Tarbes, il connut Jeanne Motlet lors d'un bal. Monsieur Motlet ne se réjouissait guère de cette union, car à ses yeux, son gendre n'ayant pas de titre, n'était pas assez riche pour sa fille. En effet, Monsieur Montaigu avait un revenu modeste et parfois conséquent, tout dépendait de ce qu'il allait réussir à vendre dans l'année, car celui-ci n'était autre que commerçant. Il voyageait beaucoup dans le but de faire des affaires intéressantes dans un bon nombre de pays voisins et plus lointains de temps à autre. Dès la première année de leur mariage, Madame Montaigu mit au monde Albert, un petit brun calme, aux yeux noirs aussi profonds que ceux de son père. A leur plus grand bonheur car ils désiraient tous deux un fils. Elle souffrait que son mari soit très peu souvent chez eux. Heureusement pour elle, ils employaient des domestiques ainsi qu'une nourrisse.
Le deuxième enfant, grand châtain aux yeux bleus comme son grand-père maternel, Jean-Baptiste naquit un an plus tard. Il était le plus actif des enfants. Madame Montaigu supportait mal son caractère vif et son dynamisme. Elle mit au monde Louis-Philippe deux ans plus tard. Un petit blond aux cheveux raides et aux yeux noisettes ressemblant à sa mère.
Monsieur Montaigu était de moins en moins présent, par soucis de gagner suffisamment d'argent afin de subvenir aux besoins de toute sa famille. Jeanne Montaigu pensait, au contraire, qu'il fuyait sa famille pour ne pas avoir à se charger de quoique ce soit en tant que maître de maison.
Huit ans plus tard, la famille Montaigu fut charmée d'avoir une fille à s'occuper. Monsieur et Madame Montaigu décidèrent de la prénommer Eve, symbole de la première femme.
Elle naquit en Février 1830, bercée par la sixième symphonie de Beethoven. Petite brune bouclée, au nez fripon, aux yeux noirs innocents et au visage poupin contrastant avec son caractère espiègle.
Au premier jour de ses quinze ans, Madame Montaigu décida qu'il était temps pour Eve de se mettre en chasse d'un époux ayant une bonne situation.
- Car, saches ma fille, que le bonheur conjugal est une véritable loterie ! s'exclama Madame Montaigu, victime d'une crise de colère contre son mari ; ton enseignante te fera des leçons à ce sujet afin que tu deviennes une vraie dame.
Eve prit des leçons avec Mademoiselle Verchère, une jeune femme aigrie et orgueilleuse, très bien élevée mais dont l'intelligence laissait à désirer. Ainsi, elle apprit à Eve la façon de devenir une femme parfaite pour son mari, laissant les livres de côté, mis à part pour les lui poser sur la tête afin qu'elle marche comme une dame.
Mademoiselle Verchère lui expliqua : « Est accomplie, une femme qui a une maîtrise parfaite de la musique, du chant, du dessin, de la danse et des langues vivantes. Elle doit posséder un certain je-ne-sais-quoi dans son allure, le ton de la voix, sa façon de marcher, de parler et de s'exprimer. Il faut aussi que vous sachiez que si une femme cache trop adroitement son amour à celui qui en est l'objet, elle risque de laisser passer l'occasion de se l'attacher.
- Si une femme est éprise d'un homme et ne cherche pas à lui cacher, il finira bien par s'en apercevoir, répondit Eve innocemment.
Mademoiselle Verchère rebutée par l'esprit d'indépendance et le grand manque de convenance de son élève, la punit, à son avis, à juste titre. Madame Montaigu condamna davantage son manque de tenu. Outré par cette violence faite envers sa fille, Monsieur Montaigu renvoya, dans le plus grand secret de son épouse et de sa fille, l'intolérable tutrice.
Si l'opinion d'Eve avait été fondée sur ce qu'elle avait appris avec son enseignante et voyait dans sa propre famille, elle n'aurait pu se faire une idée bien attrayante du bonheur conjugal ou des joies du foyer. Heureusement pour elle, tout ce que lui disait sa mère à ce propos n'était pas toujours vrai. En effet, les deux frères aînés de Mademoiselle Montaigu s'étaient mariés et avaient trouvé une félicité dans le mariage que leur sœur espérait trouver un jour.
Albert Montaigu, après avoir étudié à Lille avec ardeur les science-physiques, s'était marié à l'âge de vingt-et-un ans avec la fille de son patron Mademoiselle Marie Sabatier. Elle venait régulièrement dans le laboratoire de son père afin de participer aux expériences et surtout, de ranger et de nettoyer, car le lieu était un véritable champ de bataille à la fin de chaque journée. Albert et Marie tombèrent amoureux, et après les noces à Lille, ils partirent à Bruxelles ouvrirent leur propre laboratoire de recherche.
Monsieur et Madame Montaigu étaient ravis de la situation de leur fils aîné. Ils furent tout aussi heureux d'apprendre la même année que Jean-Baptiste était promu sergent des pompiers et avait été engagé dans une des plus grandes casernes de France, à Marseille.
Deux ans plus tard, Jean-Baptiste, venu à Tarbes pour les fêtes de Noël, apprit à sa famille qu'il était fiancé à Eugénie Bonnefoy, une talentueuse pianiste lyonnaise. Elle était venue faire un concert à Marseille, sur plusieurs soirées. Le sergent Montaigu avait pris toutes les dispositions afin d'aller la voir chaque soir, et ainsi, en allant lui offrir des fleurs, dans sa loge, à la fin de la semaine, elle voulut mieux le connaître. Au bout de quelques mois, il la demanda en mariage. Madame Montaigu, ne pouvant supporter autant de bonheur, en perdit connaissance, bien que d'après Monsieur Montaigu, le vin en fut plutôt la cause.
Les noces furent célébrées à Lyon et les mariés s'installèrent dans une petite ville tranquille du bord de mer, non loin de Marseille.
Louis-Philippe étant encore en étude de droit à Toulouse, n'avait guère le temps de se préoccuper de son bonheur de futur époux. Cela n'en chagrina pas Madame Montaigu car ses fils aînés s'étant établis fort loin, d'après elle, elle se sentait de plus en plus abandonnée.
- N'êtes-vous pas satisfaite du bonheur conjugal de vos fils ma chère ? lui dit un jour son mari alors qu'ils étaient en train de déjeuner.
- Si ! s'exclama-t-elle d'un ton indigné. Mais je ne peux concevoir qu'ils soient partis si loin de leur famille ! C'est la preuve d'un manque de reconnaissance envers leurs parents !
- Madame Montaigu, je vous en prie, arrêtez de vous plaindre ! Nos fils nous ont offert quelque chose que peu de parents peuvent espérer aujourd'hui ! dit-il irrité, puis reprenant son calme ; ils ont une vie brillante, un travail florissant qui leur plaît et des épouses aimantes. Que demander de plus ? Non vraiment, je vous trouve trop insatisfaite de ce que vous possédez.
Ne supportant plus ses reproches, elle se leva et alla dans sa chambre pour pleurer et rejeter sa colère sur son mari ainsi que sur le Seigneur.
- Tu vois ma chérie, s'adressa Monsieur Montaigu à Eve qui ne comprenait pas la colère de sa mère ; un jour, cela t'arrivera aussi, tu seras victime des nerfs de ta mère. Allez, finissons le repas.
Monsieur Montaigu était un homme intelligent, plein de bon sens et qui avait beaucoup de verve. Il se remettait beaucoup en question, surtout vis-à-vis de son mariage. Sa femme n'avait guère contribué à le rendre heureux, sinon dans la mesure où elle l'avait parfois diverti en faisant croire à sa fille, encore jeune enfant à l'époque, qu'il était de nature mauvaise, qu'un jour il finirait par empoisonner sa propre femme, qu'il séduisait des femmes étrangères ayant une couleur de peau. Elle lui racontait aussi qu'il avait, durant tous ses voyages, accumulé une incroyable collection de maîtresses et en avait une, sa favorite, qui vivait à Toulouse.
Choquée et attristée par ces honteuses nouvelles, la petite Eve ne cessait d'être en colère après son père. Un jour, elle décida de tout lui reprocher. A sa plus grande surprise, Monsieur Montaigu rit, il rit même de toutes ses dents. Puis il rassura sa fille en lui disant que même s'il le voulait, il ne pourrait jamais faire de telles choses à sa famille, et il n'en avait surtout pas le temps. En général, ce ne sont point les joies dont un homme aime être redevable à son épouse, mais quand les gens ne possèdent pas de qualité, l'authentique philosophie s'efforcera de tirer parti de leurs défauts. Ainsi, il avait trouvé une bonne scie pour tourmenter sa femme.
Alors qu'il se trouvait dans le salon à boire un café, Madame Montaigu et sa fille vinrent se joindre à lui. Eve brodait un petit mouchoir, assise sur un fauteuil voltaire face à ses parents. Elle les écoutait avec attention.
- Vous avez entendu la nouvelle éhontée ! s'exclama la mère.
- De quoi parlez-vous ? lui demanda-t-il.
- Ma belle-sœur Clothilde, vient de prendre une nouvelle domestique pour aider le jardinier et surtout la femme de chambre ! répondit-elle avec empressement.
- Oui, et alors ? Où est le problème ma chère ? renchérit-il en souriant.
- Oh ! Comme vous êtes agaçant Monsieur Montaigu ! Si je dis cela c'est parce que la fille en question est noire ! C'est une honte ! Pourquoi a-t-elle fait cela... C'est...
- Ma chère, coupa son mari, c'est vous qui me faite honte ! Devant votre fille qui plus est ! Lisez des livres Madame Montaigu ou changez d'auteurs parce que je peux vous assurer que votre culture laisse à désirer... Je vous apprendrai peut-être que Aristote a dit qu'aucune race ne possède le monopole de la beauté et de l'intelligence. Vous nous en faites une remarquable démonstration à votre fille et à moi ! répliqua-t-il avec un sourire narquois.
Madame Montaigu hurla et sortit dans le jardin.
- Eve, voici un très bel exemple de manque d'intelligence et de mauvais jugement, dit son père avec moquerie, puis adoucissant sa voix, il ajouta ; je ferais tout pour que tu cultives ton esprit, afin que tu ne sombres pas dans la bêtise humaine ma fille ! Ainsi tu trouveras un homme digne de toi, qui te respectera !
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