Chapitre II

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Un matin, partant se promener, Eve vit sur le palier, un pli adressé à son nom. Curieuse de cette mystérieuse lettre, elle la décacheta en quittant la maison.

Mademoiselle Montaigu, je me permets de vous donner cette lettre afin de vous faire part de mon amour ardent. Je reconnais n'être point courageux en ce qui concerne ma déclaration et je suis déchiré d'angoisse à l'idée de vous effrayez par mes propos très intrusifs. Je ne pourrais vous révéler mon identité immédiatement. Je peux simplement vous dire que nous nous connaissons et que vous n'avez pas à avoir peur de mes lettres. Ce pli ne sera pas le seul que vous recevrez... J'espère que toute votre famille se trouve en bonne santé, et que vos frères aînés ont acquis la félicité dans le mariage, qu'ils souhaitaient. Votre mère souffre-t-elle toujours de l'absence de votre père, lorsqu'il part longtemps ? Rentrera-t-il pour les fêtes de Noël cette année ? Je vous pose toutes ses questions afin de vous connaître davantage, car à mes yeux, il n'y a pas une femme sur terre qui pourra me combler autant que vous. Vous êtes si délicieusement charmante, que j'oserai vous approcher dans le seul but d'être sûr de vous avoir pour épouse.

Si vous souhaitez répondre à mes lettres et j'en serais extrêmement touché, je vous prie de les laisser sur la rampe à l'entrée de l'église Saint Jean.

Avec tout mon amour et mon admiration, je vous fais mes plus respectueuses salutations. L'Inconnu

Eve fut surprise de cette lettre. Ayant seulement quinze ans, elle ne pouvait imaginer qui lui faisait une telle déclaration. Elle décida de se prêter au jeu, avec une certaine méfiance, dans le but de découvrir qui était cet homme qui signait L'Inconnu.

Elle rentra chez elle, monta dans sa chambre et écrivit sur le champ sa réponse. Elle se demanda comment il avait pu s'éprendre d'une fille aussi jeune qu'elle. Quand et comment avaient-ils pu se connaître, et s'il était dans son cercle d'ami.

Elle alla poser le pli sur la rampe, comme il lui avait demandé.

Le lendemain même, un nouveau pli se trouvait sur le palier. Cette fois, ce fût la femme de chambre qui lui donna au déjeuner. Madame Montaigu s'enquit de cette lettre et Eve lui répondit qu'il s'agissait d'une amie avec laquelle elle avait des échanges épistolaire.

Lorsque Eve monta dans sa chambre, elle pria à la femme de chambre de lui donner ces lettres en secret de ses parents. Elle comprit et fût charmée que sa jeune maîtresse ait un admirateur. Elle décacheta le pli et lu que L'Inconnu n'avait nullement l'intention de lui révéler son identité aussi facilement. Elle continua à se prêter au jeu pendant un mois. Il lui faisait toujours autant d'éloges mais ne disait jamais rien sur lui ou sur sa vie. Elle commença à se lasser et finit par ne plus répondre à ses lettres.

Quelques semaines après les fêtes de Noël, la voisine des Montaigu, leur apprit que de nouveaux arrivants avaient emménagé à Tarbes. Il s'agissait de la famille Bovary, originaire de Pau. Ils n'avaient rien d'exceptionnel d'après elle, mis à part que Monsieur Arnold Bovary père, était un musicien réputé, sa femme Madame Zoé Bovary était l'héritière d'une grosse entreprise d'outils agricoles. Quant à leur fils, Monsieur Nils Bovary, était d'une grande beauté, d'après les rumeurs.

Eve eu l'occasion de confirmer les faits, lors du bal d'hiver.

L'aspect de Monsieur Nils Bovary, était en effet des plus séduisants ; il possédait tous les atouts de la beauté, une fière allure, une silhouette élégante et un abord tout à fait plaisant. Il manifesta, sitôt les présentations faites, une flatteuse promptitude à engager la conversation, mais sans outrepasser les limites de la correction et la bienséance. Il était certes, d'une famille moins riche que celle de Eve Montaigu, mais cela ne le rendait pas moins aimable et charmant.

Monsieur Bovary fut l'heureux homme vers qui convergèrent les regards de presque toutes les dames. Eve fut l'heureuse élue auprès de qui il vint finalement s'asseoir. Il fut à même de converser avec elle, qui était, quant à elle, toute disposée à l'écouter. Elle aurait aimé ajouter : « Et un jeune homme tel que vous dont la physionomie seule reflète l'excellence ! »

Tout ce qu'il disait, il le disait bien, tout ce qu'il faisait, il le faisait avec grâce. Eve s'en retourna chez elle la tête toute pleine de Monsieur Bovary. Elle eut d'ailleurs le plaisir d'apprendre qu'il était aimé de tous. Monsieur Montaigu en revanche, était méfiant et froid avec lui. Eve ne lui avait jamais connu ce comportement auparavant.

Elle se dit qu'il n'y avait rien eu d'exagéré dans l'admiration avec laquelle elle l'avait regardé la veille et avait depuis songé à lui.

Lorsque la femme de chambre lui apporta une nouvelle lettre, déposée sur le palier par l'Inconnu, cela brisa ses rêves.

Elle ouvrit le cachet avec lassitude et lu :

Ma douce Eve, je fus fort déçu la dernière fois que je vous ai vu au bal de Tarbes, en constatant qu'un homme vous charmait. Devrais-je enfin venir me déclarer ? Je ne puis supporter qu'un autre homme soit dans votre vie à ma place. Moi seul vous aime et vous comprend, la seule chose qui me retient de vous dire qui je suis, ce sont mon grand respect pour vous et mon manque de courage. Je vous prie donc de croire en mon amour et de ne pas vous détourner de moi.

Avec tout mon amour et mon admiration, affectueuses salutations, etc...

Eve reposa la lettre sur son bureau. Etait-il possible que l'Inconnu la suive partout où elle se rendait ? Qu'il soit à des bals et des réceptions privés sans être reconnu signifiait que c'était certainement un homme de famille modeste ou même aisée. Le fait qu'il parvienne à la surveiller sans qu'elle ne s'en aperçoive la fit frémir. Elle commençait à avoir peur pour sa vie. Elle décida de tout révéler à son père. Elle descendit les escaliers en gardant son calme du mieux qu'elle put. Son père l'accueillit dans son bureau et en voyant son air effrayé, il s'empressa de fermer la porte et de la faire asseoir. Inquiet, il s'enquit de sa santé.

- Oh père, ce n'est pas ma santé qui me cause autant d'inquiétude, sanglota Eve ne pouvant se retenir plus longtemps ; c'est terrible, je ne suis plus libre d'agir comme bon me semble sans être observé par un homme perturbé !

Monsieur Montaigu avait en effet entendu, parmi les domestiques, des conversations à propos de lettres laissées sur le paillasson pour sa fille. Il n'imaginait pas que cela prendrait une telle ampleur. Elle lui compta tout et lui montra toutes les lettres de l'Inconnu. Il la calma et lui conseilla vivement de toujours se promener avec un domestique. Et qu'elle ne pourrait rester seule que lorsqu'il aurait retrouvé ce sinistre individu.

Seulement, Eve ignorait, que Monsieur Montaigu, en tant que père très protecteur, avait déjà fait des recherches sur la provenance de ces lettres mais n'avait rien trouvé. Il avait été même jusqu'à se cacher derrière la porte une matinée entière mais n'avait vu âme qui vive. Il s'était aussi renseigné sur Monsieur Bovary, remarquant que Eve portait une attention particulière sur ce jeune-homme. Il estimait qu'aucun homme n'était en droit de faire souffrir sa fille, et, il y portait une très grande importance.

Les mois passèrent, Mademoiselle Montaigu était toujours suivie du jeune palefrenier, même lorsqu'elle voyait Monsieur Bovary, Monsieur Montaigu avait ordonné qu'il ne la quitte sous aucun prétexte. Il les suivait donc l'air de rien, quelques pas derrière eux.

Si tant est que l'amour puisse être solidement fondé sur la gratitude et l'estime, l'affection d'Eve ne parut pas plus improbable que critiquable. Mais s'il en va autrement, si la tendresse qui jaillit de telles sources est déraisonnable ou dénaturée, en comparaison de cette flamme si souvent décrite qui naît dès la première rencontre en deux êtres, et avant même qu'ils n'aient échangé deux mots, il n'y a plus rien à dire pour sa défense, sinon qu'elle avait voulu se conformer à cette seconde méthode en s'entichant de Monsieur Bovary et que celle-ci lui avait assez mal réussi pour qu'elle pût se sentir le droit d'en revenir à l'autre façon, plus banale, de tomber amoureuse.

Un soir, la sentant de plus en plus éprise, Monsieur Montaigu décida qu'il était temps d'informer sa fille sur la véritable personnalité de Monsieur Nils Bovary. Il s'adressa à elle avec fermeté.

- Monsieur Bovary a de la chance de posséder des manières si charmantes qu'il est certain de se faire des amis, où qu'il arrive, qu'il soit également certain de les conserver, voilà qui est plus douteux.

Eve ne comprit pas ses paroles.

Alors, son père lui annonça, avec inquiétude et compassion, que Monsieur Bovary n'était pas aussi digne de confiance qu'il n'y paraissait. Il avait non seulement dépensé des sommes d'argent excessives, en faisait la fête et en jouant aux jeux, mais aussi, en allant côtoyer des maisons closes aux abords de la ville, avec quelques amis. Il avait saccagé des chambres d'hôtel et des tavernes avec ses compagnons de débauche. Il prenait plaisir à séduire toutes les jeunes filles et particulièrement celles dont la dote était relativement élevée. Mademoiselle Montaigu avait donc été celle vers qui il s'était tourné, en apprenant le montant de sa dote. Son père, Monsieur Arnold Bovary faisait de même et, quant à lui, musicien réputé, était en réalité un homme sinistre qui demandait régulièrement des dédommagements à sa mère, couturière, et son frère cadet, exerçant en tant qu'intendant à Pau. Il avait élevé son fils de la même façon, lui prouvant par son mariage, qu'une femme ne doit être bien traitée qu'avant le mariage, et par la suite, elle n'est utile qu'à faire des enfants.

Etant une jeune-femme avec une grande force de caractère mais tout de même sensible, Eve fût très touchée par la sincérité de son père, elle le remercia, monta dans sa chambre et s'effondra sur son lit, en larmes. Comment avait-elle pu s'éprendre d'un être aussi malfaisant ? Elle ne descendit pas dîner et s'endormit morte de honte.

Le lendemain, Eve était toujours en proie à ses réflexions de la veille. Elle décida de faire une promenade. Le jeune palefrenier marcha avec elle, et comme à son habitude, Monsieur Bovary les rejoignit alors qu'ils commençaient à longer l'Adour. L'apercevant, elle pria au palefrenier de s'asseoir avec elle sur un banc, il s'exécuta. Alors que Monsieur Bovary s'approcha d'eux, il pria au jeune-homme de continuer la promenade seul. Le palefrenier se leva, puis, prenant le chemin en attendant les consignes de sa maîtresse qui restait muette, il marcha en direction d'un bosquet. Voyant que le vil homme lui tournait le dos, il s'y cacha, de peur que sa maîtresse ait besoin d'aide.

Mademoiselle Montaigu était froide mais resta polie. Monsieur Bovary se mit à genou devant elle et lui implora de lui donner sa main. Eve renonça à son offre, lui répliquant tous les méfaits que son père lui avait conté la veille.

- Est-ce là tout ce que je vais avoir l'honneur d'espérer en guise de réponse, dit-il froidement.

- Vous le savez pertinemment. Si mes propres sentiments ne m'avaient pas incitée à vous éconduire, s'ils ne vous avaient été qu'indifférents, voire favorables, croyez-vous que la moindre considération aurait pu me tenter à dire oui à l'homme qui me veut pour ma fortune et qui a séduit la moitié des jeunes-filles de cette ville ? questionna-t-elle à bout de souffle. Depuis le début, mentit-elle ; le tout premier instant, pourrais-je presque dire, de nos relations, votre comportement, en me persuadant au plus haut degré de votre arrogance, de votre vanité et de votre égoïste dédain des sentiments d'autrui, a suffi à établir cette trame de réprobation sur laquelle les événements ultérieurs sont venus tisser une antipathie irrévocable.

- Voici le peu d'estime que vous me portez ! Je vous remercie de vous en être expliquée si complètement. Selon ces critères, mes fautes sont en effets bien grave !

Laissant exploser toute sa colère dans ses paroles, Monsieur Bovary se leva et brandit la main au-dessus du visage d'une Eve apeurée. Il n'eut pas le temps de la gifler, le palefrenier lui sauta dessus et l'asséna de plusieurs coups de poing au visage et à l'abdomen. Monsieur Bovary, surpris par cette attaque, partit en courant sans demander son reste. Eve qui s'était mise debout pendant l'affrontement, remercia le jeune-homme, et ne pouvant plus se soutenir, par pure faiblesse, elle se rassit et pleura pendant une demi-heure. N'osant la toucher, le jeune palefrenier s'assit ses côtés et attendit patiemment qu'elle se calme.

Ils rentrèrent chez les Montaigu et apprirent par la suite que la famille Bovary avait précipitamment quitté la ville, laissant bons nombres de dettes derrière eux.

Eve ne put repenser à cette histoire sans honte. Heureuse et soulagée que cette alliance n'est point eu lieu, elle se demanda comment elle avait jamais pu s'éprendre de lui aussi facilement, et croire aveuglément tout ce qu'il lui avait dit.

L'hiver fût rigoureux cette année de 1845. Madame Montaigu attrapa une mauvaise fièvre, et comme elle était âgée, cela alarma sa fille. Elle s'empressa d'envoyer des lettres prioritaires à ses frères et son père. Ils rentrèrent tous quelques jours plus tard. Madame Montaigu, dans son dernier souffle, leur pria de ne pas l'oublier et s'éteignit en suite. Le chagrin submergea toute la maisonnée. Monsieur Montaigu entreprit de ne plus partir en voyage d'aussitôt.

Il organisa de somptueuses funérailles à sa femme, même si les années avaient fané son amour, il n'en restait pas moins attaché à la mère de ses enfants.

Le lendemain de l'enterrement, Mademoiselle Montaigu reçu un nouveau pli. Elle l'amena promptement à son père qui lut :

 Ma chère Eve, je vous fais toutes mes condoléances, vous êtes bien à plaindre. J'ai dans l'espoir de pouvoir vous consoler, un jour, de cette perte déchirante. Les funérailles furent très belles et solennelles, je n'ai pu m'empêcher de verser quelques larmes en vous voyant aussi accablée, votre famille et vous-même. En espérant que vous vous remettrez vite de la perte de votre bienaimée Mère, je vous fais toutes mes sincères salutations.

Avec tout mon amour et toute mon admiration, L'Inconnu.

- Cela suffit ! s'exclama Monsieur Montaigu ; nous allons déménager, je ne peux plus supporter d'être dans cette ville, et encore moins d'être épier le jour des funérailles de mon épouse !

Eve calma son père du mieux qu'elle put. Ils projetèrent, avec Louis-Philippe, de partir en secret. Seuls l'intendante, l'oncle et la tante de Eve furent au courant de l'endroit où ils allaient emménager. Certains domestiques travailleraient chez Monsieur et Madame Motlet, quant aux autres, ils reçurent une grosse somme d'argent dans le but de garder le silence sur les intentions de la famille Montaigu.

Eve ne sut jamais qui était L'Inconnu aux lettres, et finalement, ne voulut pas le savoir.

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