Les Montaigu partirent à l'aurore, quelques jours plus tard. L'intendante, Madame Thomas les suivit comme prévu. Monsieur et Madame Motlet étaient présents pour le départ. Ils avaient passé la soirée et la nuit avec eux afin de profiter du dernier instant en famille, avant longtemps. Les adieux furent douloureux, tout particulièrement pour Eve, qui promit à sa tante de lui écrire souvent.

Leur nouveau domaine se situant au sud-est de Toulouse, à proximité d'une ville nommée Revel, ils firent une halte à Toulouse. Ils laissèrent Louis-Philippe à son école de droit, où il y passerait moins de temps. Revel étant plus proche de Toulouse que Tarbes, Monsieur Montaigu avait convenu avec la direction de l'école, qu'il rentrerait chez lui tous les vendredis soirs.

Monsieur Montaigu, Eve et l'intendante, arrivèrent à La Tour en début d'après-midi. Le voyage avait été long et éprouvant pour tout le monde, ils n'avaient pas pris le temps de s'arrêter pour déjeuner. Madame Thomas leur fit préparer un repas léger. Elle présenta tous les nouveaux domestiques aux Montaigu, et ils purent constater qu'elle avait comme toujours fait un excellent choix. Le domaine était déjà disposé à les accueillir convenablement, Monsieur Montaigu y avait veillé tout particulièrement, afin que sa fille s'y sente bien dès le premier instant. Eve était très touchée par cette attention mais au fond d'elle-même, elle pensait toujours à sa pauvre mère et ne se sentait pas tout à fait heureuse.

Monsieur Montaigu le savait bien, mais il avait bon espoir que la tristesse de sa fille finirait par s'estomper avec le temps.

Quelques mois plus tard, Monsieur Montaigu revenant de Toulouse, où il s'était rendu pour affaire, pria Eve et Louis-Philippe de le rejoindre dans le salon. Il fit servir le thé et demanda au domestique de se retirer. Son visage manifestait de l'angoisse, ce qui inquiéta Eve. Louis-Philippe n'attendit pas que son père parle.

- Je sais ce que vous voulez nous annoncer Père, dit-il sur un ton colérique, je vous ai vu le mois dernier avec elle, ne le cachez pas plus longtemps à ma sœur.

Eve sursauta et leur père fut non seulement surpris du ton de son fils mais il le fut davantage en apprenant que Louis-Philippe sache le sujet de leur réunion.

- Et bien, ton frère le sait, je vais te le dire ma fille, dit-il d'un ton timide ; j'ai rencontré une femme, Eve, nous sommes tombés amoureux et nous souhaitons nous marier. Cela peut vous paraître précipité mais vous savez que cela faisait déjà plusieurs années que votre mère et moi ne nous aimions plus comme au premier jour. Je souhaitais vous en faire part car j'espère que vous l'accepterez...

Un pesant silence se fit, Eve avait envie de parler mais la surprise était trop forte. Elle agrippa sa robe et respira profondément, regarda son père dans les yeux et pu enfin prendre la parole.

- Si cela vous rend heureux Père, alors vous me voyez très heureuse pour vous deux, je ne désapprouve pas votre décision, je savais que votre amour pour Mère était évanoui depuis longtemps, mais je sais aussi que vous l'avez respectée jusqu'à la fin et je vous en remercie.

- Merci ma chère petite, et toi Louis-Philippe, me désapprouves-tu ? s'enquit-il.

- Je ne peux pas vous le dire, répondit-il tristement ; il fit une pause afin de retenir ses larmes, puis reprit ; mais après ce que vient de dire Eve, je ne peux pas me permettre d'avoir une réaction puérile. Je mettrai du temps à l'accepter Père, et je vous pris de m'en excuser. Je ne pourrai pas remplacer Mère aussi facilement.

- Le deuil est une chose difficile Louis-Philippe, intervint Eve, je comprends tout à fait tes sentiments mais il ne s'agit pas de remplacer Mère, tu te méprends, Père a simplement envie de vivre avec la personne qu'il aime, nous ne pouvons pas le blâmer pour cela. Il nous en a fait part parce que c'est important de partager ce genre de choses et nous sommes assez grands pour l'accepter.

- Oui, tu as raison Eve dit-il avec résignation, puis baissant les yeux il ajouta ; je vous prie de m'excuser Père...

- Je suis très heureux, merci les enfants, je vous promets que vous ne serez pas déçus, c'est une personne merveilleuse et elle a une fille de onze ans, vous verrez que ce sont de charmantes personnes, rassura-t-il.

- Permettez-moi de me retirer, dit Louis-Philippe en se levant.

N'attendant pas de réponse, il quitta la pièce promptement. Monsieur Montaigu se leva dans le but de le rattraper mais Eve le retint par le bras. Il se rassit, le regard inquiet.

- Ne vous en faites pas Père, il lui faut un peu de temps, le rassura Eve.

- Merci ma fille, sans toi ni tes frères, je serais un homme malheureux. Vous êtes tous les quatre mes plus précieux trésors, sanglota-t-il.

- Racontez-moi tout je vous prie, comment l'avez-vous rencontrer ? Comment est-elle ? Et sa fille ? demanda-t-elle pour lui changer les idées.

- Madame Iris Moncomble est originaire de Perpignan, c'est une très belle femme, elle a mon âge et a subit beaucoup d'épreuves éprouvantes dans sa vie. Iris en langage des fleurs signifie heureuse nouvelle, je trouve cela amusant car elle est maîtresse bouquetière de la Grande maison de Toulouse. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises car je venais prendre des bouquets pour les épouses de mes clients lorsqu'ils m'invitaient à dîner. Elle est la nièce de Madame Prévost, la plus célèbre bouquetière de France qui vit à Paris. Ayant perdu ses parents alors qu'elle n'était qu'une enfant, Madame Prévost l'a prise sous sa responsabilité. Elle a formé sa nièce dès l'âge de quatorze ans afin qu'elle puisse conquérir Toulouse. Sa maison fonctionne à merveille, et je suis sûr que tu seras ravie d'apprendre que c'est une femme indépendante. Sa fille se nomme Emma, comme je te l'ai dit elle a onze ans, c'est une petite fille très intelligente avec laquelle tu t'entendras très bien, elle passe beaucoup de temps plongée dans un tas de livres, peu importe ce que c'est, elle le lit. Elle est même déjà tombée sur un livre des sciences occultes ce qui avait fait frissonner sa mère à l'époque.

- En effet, dit Eve en riant. Mais qu'en est-il du père d'Emma ? s'enquit-elle.

- Je vais te le révéler mais je dois t'avertir, tu dois garder secret tout ce que je vais te confier... 

Eve acquiesça avec sérieux et Monsieur Montaigu reprit la parole.

- Lorsque Madame Moncomble étudiait l'art floral à Paris, un Monsieur jeta son dévolu sur elle alors qu'elle n'avait que seize ans. Madame Prévost refusa cette alliance et l'homme en resta-là. Mais il venait régulièrement dans la boutique de Madame Prévost afin de voir Iris. Iris avait le cœur sur la main, elle commença à s'attacher à ce Monsieur qui l'admirait. Lorsqu'elle fêta ses dix-huit ans sa formation s'étant terminée, le Monsieur revint et la demanda de nouveau en mariage. Elle accepta et Madame Prévost consentie leur union. Ils se marièrent et elle prit le nom de Moncomble. Monsieur Moncomble était un homme d'affaire résidant à Bordeaux. Il refusa que sa femme travaille, ce qu'elle accepta avec un peu d'amertume. Ils vécurent heureux un temps, lorsqu'elle mit Emma au monde, Monsieur Moncomble changea. Il rentrait souvent ivre, se mit à battre sa femme et disait que sa fille n'était pas de lui. Il hurlait au milieu de la nuit comme un être possédé, et effrayait sa fille qui n'était alors qu'un nourrisson. Madame Moncomble s'empressa de demander de l'aide à sa tante. Celle-ci se rendit sans plus attendre à Bordeaux et constata l'effroyable détresse dans laquelle se trouvait sa nièce. Elle usa alors de sa réputation, elle les mit en sécurité à Paris, puis fit intégrer l'horrible homme dans l'hospice pour aliénés de Bordeaux, où il mourut quelques mois plus tard. Un an plus tard, Madame Prévost encouragea sa nièce afin qu'elle ouvre sa propre Maison de fleurs à Toulouse. Tu es au courant que toute l'histoire maintenant.

- En effet, elles ont vécu des moments difficiles toutes les deux, je ferais de mon mieux pour les accueillir comme il se doit, déclara Eve.

- Je suis ravi de l'entendre, tu pourras les rencontrer la semaine prochaine, elles viendront ici, et nous avons prévu de nous marier à la fin de l'année. 

Eve félicita de nouveau son père puis partie se coucher, encore choquée par cette histoire.

La semaine suivante Madame Moncomble et sa fille rendirent visite à la famille Montaigu. Mademoiselle Moncomble était une enfant dont l'éducation, l'intelligence et la physionomie faisait oublier à ses interlocuteurs son si jeune âge. Eve fut charmée de pouvoir accueillir une si remarquable demoiselle qu'elle considérerait dorénavant comme sa jeune sœur.

Madame Moncomble rendit visite aux Montaigu chaque fin de semaine après les présentations. Monsieur Montaigu allait régulièrement la voir à la Grande Maison de Toulouse.

Les mois passèrent et ils convinrent de se marier pendant l'été. La famille Montaigu fut réuni au grand complet. Monsieur et Madame Motlet étaient aussi conviés, Eve était ravie de revoir sa tante après un an de séparation. Madame Prévost, invitée par sa nièce, s'occupa de toute la décoration florale du mariage, sans vouloir l'aide de celle-ci. Eve se proposa alors de l'aider et découvrit que c'était un métier artistique très prenant. Lorsqu'elles eurent terminé, Eve partit se préparer. Madame Prévost consulta alors sa nièce et lui fit part de cette découverte. Il fallait à tout prix qu'elle convainque Mademoiselle Montaigu de devenir bouquetière à la Grande Maison de Toulouse, car l'idée d'une futur maîtresse bouquetière selon Madame Prévost serait un soulagement pour sa nièce. Iris consentit à en faire part à sa belle-fille après les noces.

Eve assista à un mariage des plus extraordinaires. Tout n'était qu'enchantement, son père avait aussi fait demander un groupe de musicien qui jouait à merveille. Tous les enfants Montaigu étaient émus de voir leur père baigner dans tant de bonheur. A la fin de la cérémonie, ils étreignirent leur belle-mère et leur nouvelle petite sœur, en leur souhaitant la bienvenue dans la famille Montaigu. Celles-ci en furent charmées.

Le bal et la réception furent tout aussi exceptionnels. Une fois terminés, les mariés décidèrent d'aller séjourner au bord de la mer dans un hôtel afin de profiter de la fin de leurs noces. Avant de partir Madame Montaigu proposa à Eve de réfléchir jusqu'à ce qu'elle revienne, du fait qu'elle pourrait devenir bouquetière et qu'elle la formerait avec joie.

Eve la remercia et y réfléchit avec sérieux.

Albert et Louis-Philippe restèrent à La Tour, le temps que les mariés reviennent. Ils passèrent ainsi quelques jours avec leurs sœurs, Eve en fut très heureuse.

Beaucoup d'amis de Monsieur Montaigu avaient été conviés au mariage, parmi ceux-ci se trouvaient la famille Perrault. Les Perrault étaient les voisins des Montaigu avec lesquels ils étaient sur un pied de grande intimité depuis qu'ils avaient emménagés.

Madame Ismérie Perrault avait été une orpheline qui ne cessait de s'échapper de l'orphelinat depuis l'âge de huit ans. Elle était artiste peintre Impressionniste et avait découvert sa passion, dès l'enfance sur les bords de la Seine. Côtoyant ainsi des peintres, le destin voulu qu'elle rencontra un jour, Monsieur Édouard Manet. Ne sachant qui il était, car elle était encore très jeune, elle lui fit part de ses désirs dans la vie. Il lui offrit alors une aquarelle qu'il venait de terminer, et lui déclara que ses rêves se réaliseraient du moment qu'elle se donnerait la peine d'y arriver. Depuis ce jour elle ne cessa de travailler avec acharnement dans le but de se réaliser. Elle rencontra Émeric Perrault alors qu'elle travaillait dans une boulangerie au rez de chaussée de son appartement. Ils firent connaissance à dix-sept ans. Il lui appris qu'il était romancier et qu'en réalité il se trouvait être le petit-fils de Charles Perrault. Les parents de Monsieur Perrault refusant l'alliance de leur fils avec une jeune-fille sans titre, ils s'enfuirent tous les deux un an plus tard et décidèrent d efonder une famille loin de Paris. Ainsi, Monsieur Perrault permit à sa femme de s'épanouir en peignant. Quant à, lui il écrivit bons nombres de romans qui se vendirent très bien et grâce à cela, ils purent s'établir au bout de quelques années au Domaine du Lac. Le couple avait deux enfants dont l'aînée, une très belle jeune-fille, intelligente et sensée de seize ans, était devenue l'amie intime de Eve.

Malgré le fait qu'elles soient issues de la bourgeoisie et que ce soit des jeunes-filles studieuses, cela ne les avaient pas empêché de faire un tas de sottises, sans pour autant se faire courroucer par leurs parents.