Chapitre V

17 minutes de lecture

Chaque année, lors du solstice d'hiver, un bal était organisé à Revel.

Les Montaigu s'y rendirent, et virent de nouveaux visages dans l'assemblée. Ces quatre personnes étaient Monsieur Langlais, nouveau propriétaire d'Encastel et sa sœur, un dénommé Monsieur Defontenay, venant de Lille et Monsieur Gaudoit originaire de Nantes.

Monsieur Perrault étant le président de l'assemblée de Revel, présenta les nouveaux venus à tous les convives. Lorsqu'ils arrivèrent devant les Montaigu, Monsieur Perrault les pria de l'excuser et alla accueillir d'autres invités.

Monsieur Langlais s'inclina chaleureusement, avec beaucoup de politesse. Il présenta avec amabilité sa sœur et ses amis. Madame Montaigu et Eve remarquèrent tout de suite qu'il regardait Emma avec admiration.

- Ainsi vous allez emménager dans le château d'Encastel Monsieur Langlais ? demanda Monsieur Montaigu.

- Oui, en effet, je suis châtelain désormais, nous y vivrons ma sœur et moi-même, Monsieur Montaigu, dit Mr Langlais en essayant de cacher sa tristesse.

- Vous y vivrez seuls ? Et vos parents ? s'enquit Madame Montaigu surprise.

- En effet, Madame, nous y vivrons seuls mais nous avons tout de même nos domestiques qui viennent de Paris. Ce domaine est mon héritage.

- Oh, je comprends Monsieur Langlais, excusez ma curiosité, s'empressa-t-elle de dire embarrassée ; il n'est pas nécessaire de nous en dire plus, je ne souhaitais pas vous importuner.

- Ne vous en faites pas Madame, voilà deux ans que cette histoire est passée, il est moins difficile d'en parler aujourd'hui. Tu peux aller au banquet Henriette si tu n'as pas envie d'en parler, dit le jeune-homme avec sollicitude.

- Non, c'est gentil Charles, répondit Mademoiselle Langlais avec un sourire ; je vais rester ne t'en fais pas.

- Bien, reprit Langlais, notre père se rendait souvent en train à Bordeaux pour affaires, notre mère l'accompagnait de temps à autre pour faire des emplettes et pour s'évader de Paris. Le dix-huit septembre 1853 à Saint-Benoit, peu avant Poitiers, sur la ligne de Bordeaux vers Paris, un train de marchandises avec un retard de plusieurs dizaines d'heures, a heurté de front un train de voyageurs réguliers venant de Paris. La collision a fait six morts et une vingtaine de blessés. Nos parents faisaient parties des victimes. Le temps de régler tous les papiers et de faire notre deuil, deux ans ont passé sans que je m'en aperçoive et nous voici.

- Je suis navrée pour vous, dit Madame Montaigu avec compassion ; si vous avez besoin de quoique ce soit, n'hésitez pas à nous en faire part. Nous serons ravis de vous être utiles.

- Oui, tout à fait, vous pouvez compter sur nous Monsieur Langlais ! Je pense qu'il y a peu de garçon de votre âge dont j'apprécierai la compagnie et vous serez de ceux-ci, intervint Monsieur Montaigu.

- Merci pour cet accueil des plus chaleureux Monsieur et Madame Montaigu, cela me touche sincèrement. Nous allons profiter de cette agréable soirée. Tout le monde acquiesça ; puis-je danser avec Mademoiselle Moncomble si vous n'en voyez pas d'objection ? demanda-t-il avec réserve.

- Oh bien sûr Mr Langlais, je vous en prie ! s'exclama Madame Montaigu.

Monsieur Langlais après une brève révérence prit la main de Emma Moncomble et rejoignit les autres danseurs. Emma rougit et lui sourit.

Monsieur Defontenay, par sa haute et harmonieuse silhouette, son beau visage et sa noble allure, attira bientôt tous les regards, surtout celui de Eve Montaigu.

Les cavaliers se trouvant en minorité, tous se prirent au jeu de danser avec le plus de dames. Monsieur Defontenay ne dansa qu'une fois avec la sœur de Monsieur Langlais. Les dames furent rebutées par son manque de courtoisie et les messieurs pensèrent que comme il était bel homme, il devait se sentir au-dessus de tous.

Eve Montaigu avait dû se résigner à faire momentanément tapisserie. Elle entendit une bribe de la conversation de Monsieur Langlais et de Monsieur Defontenay.

- Allons Gabriel, je veux que tu danses, je déteste te voir planter là.

Il existait entre Defontenay et lui une très solide amitié.

- Certainement pas ! s'exclama-t-il ; tu sais fort bien que je suis trop timide, dit-il tout bas, tel que Eve ne put l'entendre, puis, reprenant d'une voix plus forte ; pour danser avec une partenaire que je ne connais pas particulièrement. Cela serait insupportable pour moi comme pour la personne et je suis certain que cela me tournerait en ridicule. Ta sœur a déjà un cavalier.

- Je ne voudrais pas pour un empire être aussi difficile que toi ! Je te jure que je n'ai jamais vu réunies autant de charmantes jeunes filles.

- Toi tu as une cavalière ravissante donc je te prierai de te préoccuper d'elle plutôt que de mes pas de danse.

- Oh oui, c'est la plus divine créature que j'aie jamais rencontré ! s'exclama-t-il avec un grand sourire puis ajoutant ; Justement, il y a assise derrière toi la sœur de Emma Moncomble, qui est tout à fait jolie, et je gage qu'elle doit être charmante. Laisses-moi donc demander à ma partenaire de te présenter.

Defontenay se mit à rougir en voyant que son ami disait vrai et dit avec réserve,

- Si tu y tiens... Mais je ne saurais quoi lui dire...

Monsieur Langlais, toujours aussi chaleureux, pria Mademoiselle Moncomble de présenter son ami à sa sœur. Ils s'avancèrent vers elle. Et après une révérence, Monsieur Defontenay engagea la conversation.

- Etes-vous originaire d'ici Mademoiselle ? demanda-t-il poliment.

- Non, Monsieur, je suis de Tarbes, j'y ai passé une bonne partie de mon enfance, nous avons emménagé ici il y a plus de dix ans.

- Ah bon ? Pourtant vous paraissez bien jeune ! répliqua Defontenay surpris.

- J'ai vingt-cinq ans, ce n'est pas très courtois de d'imaginer l'âge d'unefe mme Monsieur Defontenay, taquina Eve, ce qui fit rire Emma et Monsieur Langlais.

- Je vous prie de m'excuser Mademoiselle, intervint Defontenay avec un sourire poli. J'ai dû me méprendre à cause de votre petite taille, enfin, je veux dire, que vous ne faites pas votre âge, pas parce que...

- Ne vous en faites pas Monsieur, coupa Eve souriante, ce n'est pas la peine de vous justifier, je vous taquinais simplement.

- Je vous prie de me pardonner Mademoiselle Montaigu, dit Mr Defontenay décontenancé. Il la salua, puis il partit à l'autre bout de la salle,Monsieur Langlais sur les talons.

Eve narra l'anecdote à ses amis avec beaucoup de verve, car elle était d'un naturel vif et enjoué qui se plaisait à débusquer le ridicule.

Madame Montaigu l'a mise tout de même en garde sur ses propos, car fine observatrice qu'elle était, elle ne décelait ni le moindre orgueil ni la moindre bêtise, chez le jeune homme, mais plutôt une timidité presque maladive, cachée au mieux et de la maladresse. Après ces sages paroles, elle partit rejoindre son époux qui se trouvait en compagnie d'autres messieurs, fumant des cigares.

Alice après s'être mise en retrait de l'assemblée, confia à Eve que l'ami de Monsieur Defontenay lui plaisait particulièrement. Il s'agissait de Monsieur Gaudoit, qui par sa fière allure et son caractère doux et aimable avait charmé Alice à la première révérence. Monsieur Gaudoit s'approcha d'elles et s'excusa auprès d'Eve de lui enlever son amie, celle-ci lui avait promis la danse suivante.

Tout occupée à observer les prévenances dont Monsieur Langlais comblait sa sœur, et Monsieur Gaudoit dansait avec son amie, Eve était à cent lieues de se douter qu'elle-même commençait à éveiller un certain intérêt chez Monsieur Defontenay. Il s'aperçut que la belle expression de ses yeux sombres prêtait au visage de Eve une intelligence hors du commun. Il reconnût qu'elle était gracieuse et fine bien qu'elle fût assez petite de taille. D'ailleurs il ne pût repenser sans honte à ses paroles maladroites. Il se prit à souhaiter mieux la connaître, dans le but de s'entretenir seul avec elle et de combattre sa timidité. Il n'eut malheureusement pas ce plaisir car Monsieur et Madame Montaigu avait envie de rentrer se coucher. Toutes les politesses se firent et Monsieur Langlais ne cacha pas son désir de revoir Mademoiselle Moncomble bientôt. Celle-ci se mit à rougir aussitôt et le salua avec un sourire timide. Toute la compagnie rentra alors à La Tour en échangeant les points de vue de chacun sur la soirée.

Quelques semaines plus tard, Eve reçu plusieurs plis de Mademoiselle Perrault, qui lui suscita peu à peu la plus vive inquiétude. Tant la dernière lettre de Alice était maussade, que Eve craignait qu'elle ne tomba malade de tristesse. Elle s'empara à nouveau du pli et relu avec une impatience fébrile.

Ma chère Eve, après cette semaine passée en la délicieuse compagnie de Monsieur Gaudoit, je suis au regret de t'annoncer que nous nous sommes complètement trompées sur ses sentiments à mon égard. Je viens de recevoir un pli de sa part qui me stipule qu'il part régler des affaires à la capital et ne compte revenir parmi nous d'aussitôt. Il n'a pas énoncé le moindre désir de me revoir à son retour. Je suis, tu dois t'en douter, extrêmement mortifiée, et je ne puis repenser sans honte à tous les espoirs que j'ai mis en lui alors que je le connaissais à peine. Je te prierai de croire, que la prochaine fois je ne m'y ferais plus prendre, je te le promets. Avec toute mon amitié, ton amie, etc...

Après avoir rassemblé ses esprits, elle lui répondit :

Ma chère Alice, ta dernière lettre a suscité la plus vive inquiétude en mon sein. Je suis navrée que nous nous soyons fourvoyées sur les sentiments de Monsieur Gaudoit, je le pensais sincèrement épris. Je serais toujours là quoiqu'il advienne, tu peux compter sur mon soutien. En espérant que la réception de demain soir te change les idées... Avec toute mon amitié, ton amie, etc...

Ayant toujours pour but de mieux la connaître, Monsieur Defontenay s'approcha d'Eve avec une grande angoisse et lui demanda comment elle trouvait la soirée. Surprise, elle lui répondit qu'elle la trouvait très agréable, qu'elle aimait beaucoup la maison et la compagnie de la famille Perrault.

Comme il ne trouvait rien à ajouter et qu'elle angoissait à l'idée d'un pesant silence, elle s'empressa de dire ce qui lui passait par la tête, et son regard se posa sur Alice.

- Je me demande qui a le premier découvert combien la poésie est efficace pour chasser l'amour, déclara-t-elle.

- J'ai toujours appris à considérer que l'amour se nourrissait de poésie, protesta Monsieur Defontenay.

- Un grand bel amour en pleine santé, peut-être. Tout profite à ce qui est déjà fort. Mais s'il ne s'agit que d'un petit penchant chétif, je suis persuadée qu'un bon sonnet doit en venir à bout. 

Defontenay se contenta de sourire ; un calme général s'installa ce qui la fit frémir.

-  Vous plaisez-vous ici Monsieur Defontenay ? Vos parents arrivent-ils bientôt ? 

Il parut surpris de ses questions, cependant, il répondit avec réserve.

- Oui, je m'y plais, bien que je préfère le dynamisme de la ville. Lille me manque beaucoup mais la vie est ainsi. Mon père est trop fragile pour rester dans le nord, c'est pour cela que nous nous installerons définitivement à Belcanjac. Heureusement pour moi, mes amis habiteront à proximité et n'en partiront pas d'aussitôt. Monsieur Langlais a assez de revenus pour exercer en tant que Botaniste, Zoologiste et pour entretenir sa sœur. Quant à mes parents, ils arriveront la semaine prochaine, si mon père est moins faible pour supporter le voyage. J'ai d'ailleurs cru comprendre que nous serons presque voisins ?

- Pas tout à fait, La Tour est tout de même à quinze minutes de calèche et le triple pour ceux qui souhaitent se déplacer à pied.

- Vous aimez la marche ? demanda-t-il surpris.

- Oui en effet, j'apprécie énormément, cela permet de ne plus penser et de se sentir libre au moins pour quelques heures...

Son visage devint grave et Defontenay le remarqua. Eve releva la tête et s'excusa.

- Si j'ai bien compris, vous n'aimez pas la danse, qu'aimez-vous alors ?

- Vous me posez beaucoup de questions, dit-il gêné ; pourquoi donc ?

- Tout simplement à illustrer votre caractère, déclara-t-elle en s'efforçant de se dépatir de sa gravité. Je tente actuellement de le cerner et j'aimerai mieux vous connaître.

- Y parvenez-vous ? interrogea Defontenay flatté de cette confidence.

Elle secoua la tête, ce qui le fit sourire.

Ils furent heureusement, interpellés par un domestique qui leur proposa un verre de vin.

Mademoiselle Perrault, qui les observait depuis le début, sentie qu'il fallait qu'elle intervienne. Elle demanda la permission à Monsieur Defontenay, de lui enlever Eve, il acquiesça avec empressement. Alice prit le bras de son amie et l'entraîna vers le piano, puis ouvrit celui-ci.

- Tu te fais de l'amitié une idée plus qu'étrange... ! A vouloir toujours que nous jouions et chantions avant et devant tout le monde ! s'exclama Eve gênée.

Alice insistant alors, Eve finit par capituler.

- Fort bien, s'il le faut, c'est entendu.

Les demoiselles faisaient un parfait duo, Alice étant excellente au piano et Eve excellait au chant, ce n'était que douceur et gaieté, ce qui attira la plupart des convives à s ejoindre autour d'elles pour les entendre. Parmi eux se trouvait Monsieur Defontenay qui, admirait de plus en plus Mademoiselle Montaigu.

A la fin de la réception, Monsieur Langlais proposa, à Emma, Eve et Alice, avec l'accord de leurs parents, de venir à la fin de semaine suivante, profiter du château.

Elles furent toutes trois très touchées par sa générosité. Madame Montaigu et Eve, attribuèrent cette invitation en particulier à Emma car, d'après leurs observations, l'admiration qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre ne cessait de s'affirmer.

Le vendredi suivant, une calèche envoyée par Monsieur Langlais, attendit les trois jeunes-femmes à La Tour. Elles arrivèrent pour l'heure du thé et reçurent un accueil des plus chaleureux.

Monsieur Defontenay était présent, ce qui intimida Eve Montaigu. Alors qu'ils prenaient le thé dans le jardin, Mademoiselle Langlais demanda à Monsieur Defontenay comment se portait sa sœur. Il répondit chaleureusement qu'elle était épanouie depuis qu'elle était entrée dans son école d'art.

- Je meurs d'envie de la revoir ! dit Henriette avec un large sourire. Je ne connais personne d'aussi délicieuse. Quelle noble allure ! Quelles manières exquises ! Et puis c'est une jeune-fille qui possède de si multiples talents pour son âge. Elle joue du piano à ravir.

- Tu auras l'occasion de la voir pour les fêtes de Noël, si toutes fois, mes parents emménagent d'ici là.

- Oh oui, ce serait merveilleux ! s'exclama Mademoiselle Langlais, puis s'adressant aux trois invitées ; ainsi, vous pourriez faire sa connaissance, elle est de si charmante compagnie.

- Ce serait avec joie, dit Eve souriante.

Monsieur Defontenay parut surpris de cette réponse et intervint avec réserve.

- Je dois vous prévenir qu'elle est très timide et a beaucoup de mal à converser avec des inconnus.

- Ce n'est pas un problème, répondit Eve chaleureusement, et regardant sa sœur et son amie ; nous réussirons à la mettre à son aise, et si elle ne se sent pas prête à faire la conversation, ce ne sera pas dérangeant qu'elle garde le silence.

- C'est très aimable de votre part, je vous remercie de votre compassion, s'inclina Defontenay avec un léger sourire.

- Je m'adapte au monde qui m'entoure Monsieur, taquina-t-elle avec appréhension.

Monsieur Defontenay le comprit et fit un large sourire, ce qui décontenança tout le monde y compris Eve elle-même.

Elle constata alors qu'il éveillait en elle quelque chose qu'elle n'avait plus ressenti depuis longtemps... La naissance d'un amour sincère.

Alice n'aurait jamais pu concevoir à partir de ses propres observations ; et comme elle eût aimé croire que cette métamorphose était un effet de l'amour, et que l'objet de cet amour n'était autre que son amie Eve, elle s'employa avec beaucoup de diligence à découvrir ce qu'il en était : elle l'avait surveillé de près à chacune des réceptions et toutes les fois où il venait au Domaine du Lac, mais sans grand succès. Il regardait certes beaucoup Eve, mais l'expression de ce regard prêtait à discussion. Il était soutenu, scrutateur, ferme, mais elle se demandait souvent s'il reflétait une grande admiration, et parfois même il lui semblait que ce n'était que pure distraction. Elle avait une ou deux fois soulevé auprès de son amie l'idée que Monsieur Defontenay, pourrait bien être épris d'elle, mais cette dernière l'avait toujours tournée, en dérision ; et elle ne se sentait pas le droit d'insister, de peur de donner naissance à des espoirs qui risquaient, malgré tout, de se solder par une déconvenue ; car dans son esprit, il ne faisait pas l'ombre d'un doute qu'Eve ressentait la même chose. Cela étant la vérité, Eve préférait le cacher aux yeux de tout le monde pour l'instant.

La journée se termina fort agréablement, tout le monde monta dans ses appartements pour se coucher. Le château avait tellement de pièces que les demoiselles eurent une chambre pour chacune. Avant de se mettre dans son lit, Eve regarda une dernière fois le couché de soleil. Elle aperçue Monsieur Defontenay qui faisait de même sur la terrasse. Son cœur bondit dans sa poitrine.

Soudain, il se retourna dans sa direction ce qui l'a fit sursauter, et dans un geste de panique incontrôlée, elle ferma brusquement le rideau. Elle dormit très peu, et le lendemain matin, elle décida de se promener seule dans le bois d'Encastel, dans le but de se changer les idées.

Elle l'attirait plus qu'il ne l'eût voulu, si bien qu'il prit la sage résolution de veiller particulièrement à ce qu'aucune marque d'admiration ne lui échappât dorénavant, rien qui pût inciter Eve à se croire capable d'influer sur sa félicité ; il sentait, en effet, que si une telle idée l'avait effleurée, sa propre conduite au cours de cette journée ne pourrait que la confirmer ou la détruire.

Il s'en tint donc inflexiblement à sa décision et ne lui adressa pas dix mots de tout le samedi. Ils se trouvèrent pourtant seuls ensemble dans la bibliothèque pendant plus d'une demi-heure, mais il garda les yeux rivés fort consciencieusement sur son livre, s'interdisant même de la regarder. Elle remarqua tous ces signes d'indifférence, ce qui lui causa un peu de chagrin qu'elle étouffa aussitôt, en se disant que finalement, les observations d'Alice, et les siennes étaient fausses. Les conversations intéressantes et les échanges intelligents qu'ils avaient eu la veille, n'étaient qu'amicaux et certainement dit par courtoisie. Il devait bien être épris et sans doute fiancé à Henriette, laquelle, conclue-t-elle, était une femme très chanceuse d'avoir réussi à charmer un tel homme.

Pourtant, Monsieur Defontenay ne put se résoudre à éviter Mademoiselle Montaigu très longtemps, car son admiration, bien que masquée, était trop grande.

Le dimanche matin, alors qu'elle se promenait de nouveau seule, Eve croisa Gabriel Defontenay. Elle prit soin de lui faire savoir qu'il s'agissait d'un de ses repères favoris afin qu'ils ne se croisèrent plus, pour éviter des gênes inutiles pour l'un comme pour l'autre. Il l'a raccompagna tout de même et elle fut surprise de l'y rencontrer l'après-midi-même pour la seconde fois. Il se montrait toujours aussi avare de paroles et elle était suffisamment intimidée et peu à son aise pour parler. Elle se demanda pourquoi il lui infligeait cela.

A peine montées dans la calèche, les invitées échangèrent leurs impressions sur le séjour et en furent toutes charmées. Toutes trois se gardèrent de dire aux autres leur secret qui les tyrannisait, en se promettant de le révéler le moment qu'elles estimeraient opportun.

Quelques jours s'écoulèrent. Après le déjeuner, Eve reçu un pli d'Alice, n'ayant pas eu de nouvelles d'elle depuis quelques jours, elle l'ouvrit avec empressement.

Ma chère Eve, je te prie de m'excuser de ne pas t'avoir vu ou écrit plus tôt dans la semaine. Je suis au plus mal et après avoir réfléchie longuement sur le sujet, je souhaite régler cette affaire. Je suis actuellement en route pour Paris. Je vais loger chez ma tante afin d'essayer de rencontrer Monsieur Gaudoit dans le but de tout lui révéler. Je suis en proie à quelque chose que je n'avais jamais ressenti avant, j'aime un homme qui ne m'aime pas. Cet amour est d'une douleur indescriptible et que je ne pourrai ni guérir ni oublier avec le temps. Merci d'être toujours là pour moi, je te reverrai à mon retour. Avec toute mon affection, ton amie pour toujours, etc...

Eve ne pouvant retenir ses larmes, elle resta enfermée dans sa chambre le reste de l'après-midi. Pauvre Alice, pensa-t-elle, je souhaite de tout cœur que tes vœux se réalisent...  Son chagrin se prolongeant, il fût heureusement atténué lorsqu'elle apprit que Jean-Baptiste venait avec sa femme et ses deux enfants.

Lorsqu'ils arrivèrent, il était visible qu'Eve serait tante pour la troisième fois.

Monsieur Montaigu organisa une petite réception de voisinage pour accueillir son fils.

Le Sergent Montaigu lança aussitôt la conversation, avec toute l'aisance d'un homme du monde, et bavarda de façon plaisante. Ses manières suscitaient la plus vive admiration de tous. Lorsqu'ils eurent pris le café, Jean-Baptiste rappela à Eve qu'elle avait promis de lui jouer quelque chose pour lui montrer à quel point elle avait progressé et elle alla aussitôt s'installer au clavier. Il prit place à côté de sa sœur afin de l'observer et continuer à converser, jusqu'au moment où Monsieur Defontenay vint vers le piano et s'y accouda de façon à pouvoir admirer au mieux la contenance de la belle interprète.

- Venez-vous par ici afin de me faire perdre mon sang-froid ou souhaitez-vous faire plus ample connaissance avec mon frère ? se moqua Eve.

- Je venais vous écouter en tout amitié et converser avec Le sergent Montaigu, rétorqua Defontenay. Mais puisque je semble vous faire perdre votre sang-froid, je ferais la connaissance de votre frère plus tard.

- Le plaisir sera pour moi, intervint Jean-Baptiste. Mais Eve, pourquoi taquines-tu Monsieur Defontenay ? Qu'a-t-il fait pour que tu te moques ?

- J'ai rencontré Monsieur Defontenay lors d'une réception, les dames souhaitaient danser, les hommes étant en minorité, tous se prirent au jeu sauf Monsieur Defontenay qui préféra laisser de pauvres jeunes filles, telles que moi, faire tapisserie, expliqua Eve avec malice. 

Jean-Baptiste sourit ce qui la fit rire.

- Peut-être, ajouta Defontenay, aurais-je agi avec plus de discernement en cherchant à me faire présenter, mais je suis incapable de me faire valoir auprès de gens que je ne connais point.

- Lui demanderons-nous pourquoi un homme intelligent et instruit, habitué à la vie mondaine, n'est pas capable de se faire valoir auprès de gens qu'il ne connaît point ?

- Il est indéniable que je ne possède pas ce talent qu'ont certains, de pouvoir converser sans réserve avec des gens que je vois pour la première fois, déclara Defontenay. Je ne parviens pas à me mettre à l'unissons, ni à paraître m'intéresser à leurs affaires comme je le vois souvent faire.

- Cela est fort regrettable, car cela éviterait beaucoup de préjugés inutiles.

- Les gens pensent ce qu'ils veulent et jugent toujours les autres avec précipitations.

- C'est exact, vous avez parfaitement raison, tant que cela ne vous fait pas souffrir.

- Non, bien au contraire, cela me divertie plus qu'autre chose ! s'exclama-t-il. Je dois avouer qu'il m'arrive parfois de faire des remarques maladroites, mais il faut reconnaître qu'après, cela se transforme en autodérision. 

Eve sourit, de même que Jean-Baptiste. Ils se dirent tous deux sans se concerter, que Monsieur Defontenay était un homme bien et possédait beaucoup de verve. L'amour qu'Eve lui portait grandissait petit à petit en son sein.

La soirée se termina fort agréablement.

Jean-Baptiste, ayant décelé les sentiments de sa sœur à l'égard de Gabriel Defontenay, lui fit part que le cœur du jeune homme ne devait pas être facile à toucher. Eve se sentie troublée car c'est ce qu'elle pensait depuis longtemps, mais l'entendre d'un proche, cela lui fit réaliser à quel point elle devait être insignifiante aux yeux du jeune-homme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Luluciole Grillon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0