Chapitre VIII
Alors qu'ils étaient en train de déjeuner, Madame Montaigu reçut un pli de Madame Defontenay qui l'invitait à prendre le thé l'après-midi même. Eve était bien entendu conviée quant à Monsieur Montaigu, il missionna sa femme de l'excuser auprès des Defontenay, car il avait d'autres engagements pour l'après-midi.
En effet, ils avaient appris par Emma Langlais, que la famille Defontenay avait enfin pu rejoindre le domaine de Belcanjac car Monsieur Defontenay n'avais plus eu de problèmes pulmonaires depuis plusieurs semaines. Ils avaient emmenagé dans la maison depuis deux ou trois jours seulement.
Ainsi, Eve et Madame Montaigu montèrent dans le fiacre et prirent la direction de Belcanjac.
- Je trouve cela charmant comme manière de faire connaissance, c'est beaucoup plus intime et plus chaleureux que lors des bals ! s'exclama Madame Montaigu.
- Oui, répondit Eve très intriguée par cette invitation ; cela dépend si nous sommes trois ou si nous sommes vingt à prendre le thé et converser ; Madame Montaigu hocha la tête ; Je me demande toute de même pourquoi nous avons reçu une convocation aussi rapide ?
Il est vrai que la sollicitation de Madame Defontenay était rapide, mais peut-être désirent-ils rencontrer la belle famille de leur ami, répondit Madame Montaigu avec un grand sourire.
Elles arrivèrent par un petit chemin boisé, dont un ruisseau coulait tout le long. La voiture entra dans un magnifique parc très bien entretenu, et composée de parterres de fleurs de grande beauté. La voiture s'arrêta devant une maison de maître très jolie et très grande. Un domestique vint leur ouvrir la portière et les aidèrent à descendre. Eve était émerveillée par la beauté de cette demeure. On pouvait voir sur un côté, un grand bassin avec de gros poissons rouges et de magnifiques nénuphars. Il y avait un grand vergé, des champs et des petits bois, à perte de vue, sur des collines, où sillonnaient des routes, y compris celle qu'elles avaient empruntées. Les Defontenay étaient à peu de distance de la maison des Montaigu et le fait de le constater fit frémir Eve qui se dit que, si sa belle-mère s'entendait bien avec Madame Defontenay, elle verrait certainement toute la famille plus souvent. Elle n'avait pas envie de se laisser s'infliger cela. La femme de charge la sortie de ses pensées. Elle les fit pénétrer dans une majestueuse entrée, bien que trop ornée au goût de Eve. Madame Pervenche s'excusa de la part de sa maîtresse qui avait dû s'absenter subitement. Elle leur expliqua qu'elle avait l'ordre de leur faire visiter la maison et de les installer en suite dans le petit jardin d'été afin qu'elles y prennent le thé.
Pendant qu'elle leur montrait la maison, elle comblait Madame Montaigu en répondant à ses questions. Madame Pervenche s'exclama, en parlant de Mademoiselle Defontenay.
- Oh oui, c'est la plus belle demoiselle que l'on puisse voir ; et elle est si savante ! Elle peint, elle joue du piano et elle chante toute la journée. Dans la pièce voisine il y a un nouvel instrument qu'on vient d'apporter pour elle, c'est un cadeau d'anniversaire de sa famille, mais c'est Monsieur Gabriel Defontenay qui a proposé cette idée et qui a tenu à le lui offrir.
- Il est certainement très bon frère, dit Eve en se dirigeant vers une fenêtre.
- D'ailleurs, reprit la femme de charge, elle est ici, vous allez sans doute prendre le thé en sa compagnie, tout à l'heure, si elle a fini d'étudier ses leçons. Elle vient toujours passer l'été chez ses parents lorsque son année d'école d'art se termine. Sinon elle y est pensionnaire tout le reste du temps, sauf pour les fêtes bien sûr. Son école se trouve à Paris. Voici le bureau de ma maîtresse, continua-t-elle en ouvrant une petite porte. Mes maîtres sont excellents, bien qu'ils veuillent avantageusement marier leurs enfants, mais c'est certainement pour être sûr qu'ils n'aient pas de problèmes particuliers et ne manque de rien, ce qui est compréhensible.
- Et votre jeune maître, comment le trouvez-vous ? Nous le connaissons malheureusement très peu, dit Madame Montaigu.
- Mon jeune maître est très bon, répondit-elle avec sollicitude. Jamais il ne m'a dit une parole méchante de toute sa vie, et je le connais pourtant depuis qu'il est né. Il a toujours été le plus gentil et le plus généreux. Il y a des gens qui le prétendent orgueilleux ; mais je vous assure que je ne m'en suis jamais aperçue. Si vous m'en croyez, c'est tout simplement parce qu'il ne jacasse pas à tort et à travers comme le font les autres. Il est très réservé et excessivement timide avec les inconnus.
Madame Montaigu fit un clin d'œil à Eve et lui sourit, comme pour confirmer ses propres dires. Eve n'avait pas confié à sa belle-mère que cela faisait plusieurs mois qu'elle ne doutait plus de l'honnêteté du jeune homme.
Elles revinrent sur leurs pas car la femme de charge devait se rendre aux cuisines pour ordonner la préparation du thé. Elle les fit pénétrer dans le petit jardin d'été, fleurit, cerné d'arbres et de deux murs de la maison. Il y avait quelques petites sculptures en pierre et en plâtre, et en son centre, quatre colonnes en marbre blanc, reliées par des poutres en bois, sur lesquelles courait de la vigne vierge, ombrageaient une table ronde en fer forgé dont le dessus était en marbre blanc.
Elles s'installèrent autour de la table, sur des chaises en fer forgé blanc ornées de petits coussins bordés de dentelle.
L'arrivée de Monsieur Defontenay fut si soudaine qu'il était impossible à Eve d'échapper à son regard. Leurs joues s'empourprèrent à tous deux, ce qui n'échappât pas aux yeux observateurs de Madame Montaigu. Le jeune-homme tressaillit violemment et parut un instant cloué au sol par la stupeur ; mais retrouvant promptement ses esprits, il s'avança vers les dames et s'adressa à elles en des termes sinon parfaitement calmes, du moins parfaitement courtois.
- Madame Pervenche vient de m'apprendre que Mère vous a invité à prendre le thé. Si je l'avais su plus tôt, je vous aurais fait visiter la maison moi-même. Vous plait-elle ? demanda-t-il en regardant Eve.
Sentant sa belle-fille en détresse, Madame Montaigu répondit avec empressement et gaîté,
- Oui, nous la trouvons tout à fait charmante. Nous n'avons pas visité les étages puisque l'on nous a dit que c'était les chambres mais ce que nous avons vu nous a fort plu !
- J'en suis ravi, répondit-il avec un sourire plein de charme qui faillit faire vaciller la pauvre Eve.
- J'ai cru comprendre que vous n'avez pas eu l'occasion de voir notre véranda Madame Montaigu. Elle n'est pas aussi riche en fleurs et plantes que celle de La Tour, j'en conviens, mais elle est tout de même agréable. Voulez-vous que je vous y conduise en attendant le retour de ma mère ?
- Avec grand plaisir Monsieur ! Cela me cause une grande joie ! s'exclama-t-elle.
Il leur offrit à chacune un bras afin de les y mener. Lorsqu'ils arrivèrent à la véranda, Madame Montaigu, après une courte révérence lâcha le bras de Monsieur Defontenay, et regarda minutieusement, avec admiration, en sachant qu'il ne fallait pas qu'elle se préoccupe de ce qu'il se passait derrière elle.
- Il se trouve ici, continua Monsieur Defontenay en s'adressant à Eve, une personne qui aimerait tout particulièrement faire votre connaissance. Me permettez-vous de vous présenter ma sœur ? Ou bien, est-ce trop vous demander ?
Cette requête suscita, bien entendu, une vive surprise : elle comprit aussitôt que si Mlle Defontenay éprouvait la moindre envie de la connaître, cette envie ne pouvait lui venir que de son frère, et sans chercher plus loin, l'idée était agréable.
- Ce sera avec grand plaisir, finit-elle par répondre chaleureusement.
- Alors permettez-moi de vous raccompagner toutes deux au petit jardin d'été, avant d'aller chercher Chléore.
- A-t-elle finit d'étudier ? demanda Madame Montaigu qui, finissant le tour de la véranda avait prêté l'oreille à la fin de la conversation.
- Oui Madame, j'y veille particulièrement, répondit-il avec douceur.
- Parfait ! Ne vous ennuyez pas à nous raccompagner, nous trouverons le chemin seules, Eve a un grand sens de l'orientation ! s'exclama Madame Montaigu.
Ils se séparèrent, tandis que ces idées prenaient corps dans son cerveau, les violentes émotions qui agitaient le sein d'Eve, ne cessait de s'intensifier. Elle était la première surprise de se sentir aussi troublée ; mais parmi tant de causes d'inquiétude, elle tremblait que la partialité du frère n'en eût trop dit en sa faveur ; et animée par un désir plus qu'extraordinaire de plaire, elle se croyait, bien entendu, incapable d'y parvenir. Sa belle-mère le ressentit dans la seconde et fit tout ce qui était en son pouvoir afin de lui changer les idées, en vain.
Elles prirent à nouveau place sur les chaises qu'elles occupaient auparavant.
Une jeune fille pénétra dans le jardin, suivie de près par Gabriel Defontenay.
Mademoiselle Defontenay était aussi, voire plus timide que son frère aîné. La jeune-fille était grande et plus plantureuse que Eve ; et du haut de ses dix-huit ans tout juste, sa silhouette était celle d'une femme faite, et son aspect très féminin et gracieux. Son visage reflétait l'intelligence et la gentillesse, et ses manières étaient parfaitement douces et dénuées de prétention. Après les présentations, Mademoiselle Defontenay s'assit à coté de Eve Montaigu. En conséquence, Eve sentit qu'il était de son devoir de lui faire la conversation. Pendant ce temps Madame Montaigu parlait avec Gabriel Defontenay, qui ne pouvait s'empêcher de regarder Eve de temps à autre.
- J'ai cru comprendre que vous êtes très douée en peinture et que vous êtes excellente musicienne ? demanda Eve avec timidité.
- Oh ! Je ne suis pas si bonne peintre et si bonne musicienne mais j'aime en effet énormément l'art quel qu'il soit ! répondit Chléore Defontenay, ne cessant de rougir suite aux compliments de son interlocutrice. J'aime particulièrement la photographie. Je trouve que c'est quelque chose de merveilleux ! Qu'en pensez-vous ? interrogea la jeune-fille avec un grand intérêt.
- Oui, c'est une invention merveilleuse, ma jeune sœur a immortalisé son mariage grâce à cela, c'est fort intéressant et plaisant de faire autant de prises en si peu de temps, alors qu'un portrait aurait pris des mois voire des années ! s'exclama Eve.
- Oui, c'est très vrai ! renchérit-elle avec un grand sourire.
Elles s'aperçurent toutes deux du silence qui les entourait ; et en tournant la tête, elles virent que Madame Montaigu et Gabriel Defontenay les regardaient à la fois surpris et souriants.
- Chléore, lui dit Mr Defontenay d'une voix chaleureuse, je ne t'avais jamais vu autant à ton aise de converser avec quelqu'un d'inconnu ! Mademoiselle Montaigu a su te charmer et te donner confiance ? demanda-t-il ,toujours le sourire aux lèvres.
- Oui, en effet, dit-elle en rougissant, je ne saurais dire pourquoi, mais j'ai le sentiment de connaître Mademoiselle Montaigu depuis longtemps. Je me sens si sereine en votre compagnie, dit-elle subitement à Eve, qui se mit à rougir à son tour.
- Cela m'honore et m'enchante ce que vous me confiez. Je ne saurais vous dire pourquoi je vous inspire de telles émotions, mais sachez qu'elles sont largement partagées ! s'exclama Eve en souriant de toutes ses dents.
Cette réponse eu l'air de la toucher ainsi que son frère. Madame Montaigu, dont rien n'échappât, ne put s'empêcher de penser que si la jeune Mademoiselle Defontenay avait eu ce sentiment, c'était certainement parce que son frère lui avait fait beaucoup d'éloges et en l'observant lui, elle pu en effet constater qu'il éprouvait pour sa nelle-fille une vive et profonde admiration.
Madame Defontenay entra dans le jardin suivit de son mari.
- Ah ! s'exclama-t-elle, vous avez déjà fait les présentations ! Madame Montaigu, Mademoiselle Montaigu, je suis enchantée de vous accueillir dans ma nouvelle demeure ! Je vous prie de nous excuser pour le retard, nous avons eu un rendez-vous de dernière minute avec une cliente qu'il ne fallait manquer sous aucun prétexte. Grâce à elle, notre entreprise pourra jouir d'une bonne réputation. Je vous présente mon mari, Monsieur Aldric Defontenay.
- Nous sommes heureuses de faire enfin votre connaissance Mr et Mme Defontenay, dit Mme Montaigu chaleureusement.
- Elles firent une révérence aux Defontenay. Monsieur Defontenay qui avait l'air d'être extrêmement réservé, s'excusa auprès de tout le monde car il avait beaucoup de travail. Il se retira, et fort heureusement,Gabriel Defontenay resta avec les dames afin de converser. Madame Montaigu pria Madame Defontenay de ne pas s'infliger de l'absence de Monsieur Montaigu et lui expliqua avec beaucoup de verve que leurs maris étaient très certainement semblables. Toute la tablée rit de bon cœur et le thé fut servi.
La conversation était variée et animée, Eve reconnu que la famille Defontenay était fort intéressante et plaisante ; en particulier Gabriel Defontenay, qui donna son point de vue sur le droit des femmes et autres sujets sensibles de manière très instruite et intelligente. La personnalité du jeune-homme s'éclaira sous un jour encore plus favorable. Elle éprouva envers Defontenay de la reconnaissance, du respect et de l'estime, elle s'intéressait sincèrement à son bien-être, car s'était à l'amour, à un amour ardent, qu'il fallait l'attribuer ; et ce sentiment faisait naître en elle une impression qui méritait d'être encouragée. Elle tâcha de le cacher tant bien que mal et ne se demandait plus que deux choses : dans quelle mesure elle souhaitât que ce bien-être dépendît d'elle, et dans quelle mesure elle travaillerait à leur bonheur à tous deux en faisant usage du pouvoir qu'elle croyait peut-être posséder sur lui pour l'inciter à lui demander sa main, dans l'espoir qu'il ait vraiment un penchant pour elle !
L'après-midi s'écoula fort agréablement et Madame Defontenay invita la famille Montaigu à venir le samedi suivant à une réception qu'elle donnait en l'honneur de leur arrivée dans le voisinage.
Toutes les politesses étant échangées, Madame Montaigu et Eve montèrent dans le fiacre en direction de La Tour et conclurent toutes deux, que leurs nouveaux voisins étaient vraiment des gens charmants.
Annotations
Versions