Chapitre X

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Deux années s'étaient écoulées depuis leur mariage. Gabriel Defontenay travaillait avec ardeur et rentrait souvent tard le soir. Quant à Eve Defontenay, elle travaillait tout autant, la boutique allait bon train, elle avait même pu faire de son ancienne apprentie une consœur et prendre une nouvelle apprentie très douée. La réputation de Eve était très bonne, beaucoup de gens riches venaient la voir pour décorer leurs mariages ou leurs appartements. Cela suffisait amplement à ce qu'ils puissent vivre assez aisément. Cependant, elle était malheureuse en ville, la campagne lui manquait énormément, et pour se changer les idées, elle partait deux fois par mois à La Tour, seule, laissant sa consœur s'occuper de la boutique et son mari dans leur appartement.

Monsieur et Madame Montaigu étaient très inquiets de voir leur fille aussi triste. Gabriel Defontenay l'était davantage, il s'inquiétait aussi du fait de ne pas avoir d'enfant. Ils avaient été à plusieurs reprises chez des médecins et ceux-ci, après diverses auscultations, avaient conclu que le problème venait de Eve et qu'elle ne pourrait certainement jamais enfanter. Ils furent beaucoup touchés de cette terrible nouvelle.

Un an auparavant, comme les affaires étaient déjà florissantes pour eux, Defontenay demanda une part de sous pour une surprise. Reconnaissant que son épouse était une femme pleinement indépendante financièrement, il avait pris secrètement la décision, de la faire participer au financement de leur futur domaine, ce qu'elle aurait acceptée, sans nulle doute, si elle avait été au courant. Ainsi, il arrivait que Gabriel rentre tard le soir non pas parce qu'il travaillait tard, mais parce qu'il allait dans l'Ariège, voir l'avancement des travaux de leur maison. Ceux-ci furent terminés un an plus tard, et un matin, Monsieur Defontenay envoya un pli à Madame Defontenay alors qu'elle se trouvait à la boutique, lui priant de rentrer au plus vite car il avait quelque chose d'important à lui annoncer.

Craignant le pire, Eve, dans une extrême agitation, commanda un fiacre afin de revenir chez elle. Elle arriva, le cœur battant et dans une telle agitation que ses jambes pouvaient se dérober dans la seconde.

Gabriel était assis sur son fauteuil Voltaire, il lui demanda de venir s'asseoir, elle s'exécuta sur le champ. Le regard grave de Defontenay l'angoissait au plus au point.

- Mon adorée, ce que j'ai à te dire va certainement beaucoup te toucher, c'est pour cela que je ne préférai pas attendre ce soir. Demain matin, une charrette et un fiacre nous attendront en bas afin que nous puissions débarrasser toutes nos affaires, nous devons rapidement quitter l'appartement car il sera de nouveau loué à la fin de la semaine.

- Mais, dit Eve très surprise, comment cela se fait-il ? Nous payons notre loyer toujours à temps et même en avance parfois, nous ne sommes pas bruyants et je ne vois pas pourquoi le propriétaire nous met dehors aussi promptement ! Que s'est-il passé ?

- Ce n'est pas le propriétaire qui nous met dehors, c'est moi qui ait pris la décision le mois dernier d'arrêter la location, sans t'en avertir ; le ton de Gabriel était toujours aussi grave.

- Pourquoi donc ? demanda Eve les larmes aux yeux. Où allons-nous vivre maintenant ?

- Tu n'es pas heureuse ici ; le ton de Defontenay s'était adoucit, il prit la main de sa femme et ajouta ; j'ai trouvé un nouveau travail dans une petite ville pas loin de chez nous. Je me disais que tu pourrais laisser ta boutique à ta consœur et en ouvrir une autre, là où nous allons habiter. L'argent que je t'avais demandé l'année passée, c'était pour participer au financement de notre maison. Elle est terminée depuis le début de la semaine, il ne reste plus que nos affaires et nous pour qu'elle soit complète.

- Oh ! Mon amour ! s'exclama Eve pleurant de joie ; c'est merveilleux, j'avais tant attendu cet instant ! 

Madame Defontenay retourna à la boutique, annonça la nouvelle à sa consœur, Madame Dayde et son apprentie. Elle fit une lettre qu'elle envoya aux sièges des fleuristes pour les informer du changement de maîtresse de la Grande Maison de fleurs. Elles convinrent, Madame Dayde et elle que la somme pour acheter la boutique serait de cent francs par mois pendant un an.

Le lendemain ils partirent à bord du fiacre, suivit par la charrette. Ils avaient heureusement accumulés peu de biens en deux ans.

Eve avait trop de pensées en tête pour converser, mais cela ne l'empêchait point de contempler et d'admirer tous les sites et les panoramas. Ils firent une journée de route, faisant une pause pour pique-niquer le midi. Ils finirent par tourner sur une route plus escarpée, bordée de platane. Pendant deux kilomètres, ils suivirent un chemin qui montait doucement et se trouvèrent enfin au sommet d'une éminence assez élevée, où le bois prenait fin et où le regard était immédiatement attiré par « Le Domaine aux Fougères », lui annonça Gabriel ; situé sur l'autre versant de la vallée dans laquelle la route s'enfonçant de façon assez abrupte, en serpentant. C'était une vaste et belle demeure en pierre, construite sur un monticule, qui se détachait contre les crêtes de hautes collines boisées ; devant elle, un ruisseau d'une certaine importance avait été agrandi, mais sans que cela parût artificiel. Ses rives étaient ni trop dépouillées ni faussement ornées, Eve était émerveillée. Jamais elle n'avait vu un lieu aussi avantagé par la nature.

Le fiacre s'arrêta devant la porte principale tandis que la charrette alla se garer derrière la maison. Trois domestiques attendaient sur le pas de la porte et saluèrent chaleureusement leurs nouveaux maîtres. La femme de charge fit visiter la maison à sa maîtresse, pendant que Monsieur Defontenay aidait les domestiques à décharger la charrette.

Eve gagna l'une des fenêtres pour admirer la vue. De loin, la colline couronnée d'arbres qu'ils venaient de descendre paraissait plus abrupte et n'en était que plus belle. Partout, le parc était superbement agencé ; et elle observa avec ravissement toute la scène ; la rivière, le petit lac et les arbres éparpillés sur ses bords, les sinuosités de la vallée, remontant jusqu'aux Pyrénées, aussi loin que portait le regard. A mesure qu'elles passaient de pièce en pièce, tous ces éléments du décor changeaient de position ; mais de chaque fenêtre, le panorama était délicieux. Tout était superbement agencé, ni trop voyant, ni inutilement luxueux, et elle apprécia de la part de son mari de lui avoir fait une telle surprise.

Ils passèrent la soirée dans un petit salon où se dressait une grande cheminée. Ils convinrent d'inviter leurs nouveaux voisins ainsi que leurs familles et leurs amis à une grande réception pour fêter l'emménagement. Il y avait assez de chambres pour loger les personnes les plus éloignées.

Les jours suivants, Eve agrémenta le jardin mais aussi la véranda spécialement conçue pour elle, elle n'aurait pas rêvé d'un cadeau plus beau de la part de son époux.

Ils se rendirent tous deux à plusieurs reprises à Mirepoix, la ville où ils travailleraient dorénavant. Eve loua la boutique d'un ancien boulanger pendant plusieurs mois. N'ayant pas eu d'enfant et étant trop âgé pour travailler, il l'avait laissé à l'abandon. L'ayant aménagée avec goût, et les affaires devenant de plus en plus florissantes au fil des mois, elle racheta la boutique au propriétaire.

A leur plus grande joie, ils eurent un fils quelques mois plus tard et s'en suivit d'une fille peu de temps après.

Le Domaine aux Fougères était aussi désormais, le second foyer de Chléore Defontenay, quand elle le souhaitait. Elle venait souvent quelques semaines l'été, et quelques jours après les fêtes de Noël. L'affection des deux sœurs était en point tel que Defontenay l'avait espéré. Elles eurent la chance de pouvoir s'aimer aussi tendrement que Eve en avait eu l'intention. Chléore, au début, avait écouté avec un étonnement qui frisait l'inquiétude, le ton enjoué et taquin sur lequel Eve s'adressait à Gabriel. Lui envers qui, elle avait toujours conservé un respect. En constatant que son aîné à son tour taquinait Eve, elle fut rassurée de les voir si bien assortis. Elle aimait aussi entendre sa belle-sœur parler politique,droit de la femme, de la maltraitance des enfants pauvres qui devaient travailler à l'usine, ainsi que de tout autre sujet socialou politique dont on faisait face à la fin du dix-neuvième siècle. Ainsi, la vie de Eve Defontenay se termina mieux qu'elle n'avait commencée, ce que tout humain souhaite.


Fin


" Il n'est jamais trop tard. Jamais trop tard pour changer sa vie, jamais trop tard pour être heureux. "

Jane Fonda

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