Les salamandres blanches et la coiffe parfaitement droite

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Saltator, c’était son nom, était appuyé contre le mur de la forge toute proche, les bras croisés, un sourire au coin des lèvres, avec cette nonchalance étudiée qu’affectent certaines jeunes gens. (Certaines vieilles gens également, d’ailleurs.) Il était… comment dire ? Ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni gros ni maigre – bref, il possédait une absence remarquable de caractéristiques remarquables.

Mais non, ce n’est pas ça, pas ça du tout. Je recommence.

Disons plutôt qu’il avait ce genre de visage qu’on n’oublie pas, non parce qu’il était particulièrement beau – encore qu’il ne fût pas laid, avec ses pommettes hautes et ses yeux gris comme l’écorce de bouleau sous la pluie –, mais parce qu’il semblait toujours sur le point de dire quelque chose d’important, puis se ravisait au dernier moment et disait une bêtise à la place. Il portait le pourpoint élimé qui le désignait comme un étudiant sans le sou, mais il le portait avec une élégance qui transformait les reprises en broderies et les taches en motifs décoratifs. Ses cheveux noirs tombaient sur ses yeux d’une manière qui suggérait un combat perdu contre un peigne récalcitrant.

Oh oui, il était assez joli garçon, il faut le reconnaître. Non pas de cette beauté lisse comme la surface d’un lac – celle-là appartient aux princes des contes, et nous sommes dans la réalité, hélas. Mais c’était sa voix surtout, qui – ah, cette voix ! Une voix de miel fermenté, si une telle chose peut exister, à la fois douce et enivrante, avec ces inflexions particulières qu’ont les gens qui ont beaucoup voyagé sans jamais vraiment s’installer nulle part. Oui, c’est cela, c’est bien cela. Une voix voyageuse, en quelque sorte.

Mais n’anticipons pas.

— Je regarde, répondit Mostella avec la dignité froissée de quelqu’un qu’on surprend lors d’une activité très importante, ce qui ne vous regarde pas. Et je ne cherche rien, ajouta-t-elle après un court instant de réflexion (ce qui de toute évidence était faux, car nous cherchons toujours quelque chose, ne serait-ce qu’une raison de ne pas chercher).

Puis elle haussa les épaules avec majesté – un mouvement par lequel on souhaite montrer qu’on se moque éperdument de ce qui est en train de se passer, alors qu’en vérité on s’y intéresse comme à la prunelle de ses yeux.

— Tu ... regardes, répéta Saltator d’un ton d’où était soigneusement exclue toute raillerie. Moi aussi, je regarde parfois dans ce puits. Tu sais ce que j’y vois ?

Elle secoua la tête, ses multiples tresses brunes dansant sur ses épaules comme des serpents apprivoisés.

— Rien, dit-il, et il éclata de rire.

Les yeux de Mostella lançaient des éclairs.

— Absolument rien ! N’est-ce pas merveilleux ? Tous ces gens qui cherchent Dieu dans les temples, les démons dans les forêts, et moi j’ai trouvé le Rien dans un puits communal ! Je devrais écrire un traité philosophique : ’De la Vacuité des Puits et Autres Considérations Aquatiques’.

Quel ahuri, se dit la jeune fille, tout en se mordillant inconsciemment la lèvre inférieure – signe qui, c’est bien connu, ne trompe jamais.

Saltator s’approcha du puits et cracha dedans. Le crachat mit un long moment à atteindre l’eau.

— Profond, ce puits. On dit qu’au fond vivent des créatures qui n’ont jamais vu le soleil. Des salamandres blanches aux yeux de rubis.

— Les salamandres n’ont pas d’yeux de rubis, objecta immédiatement Mostella, toutes griffes dehors. Et cracher dans le puits est malpropre et dégoûtant !

— Comment le sais-tu, qu’elles n’ont pas d’yeux de rubis ? Es-tu descendue vérifier ?

Il souriait. Pas de ce sourire niais des jeunes gens qui courtisent les filles près des puits, mais d’un sourire qui semblait se moquer de lui-même autant, sinon plus, que du reste du monde. Quelque part, un chien aboyait avec cette insistance monotone des chiens qui ont oublié pourquoi ils ont commencé à aboyer mais continuent par principe.

— Ah, mais ! Voilà que vous reprenez votre air mystérieux de tout à l’heure ! continua Saltator en riant. Serait-ce l’âme d’un amoureux noyé que vous cherchiez dans ce puits ? Le reflet de votre futur époux ? Ou peut-être (et là ses yeux pétillèrent de malice, mais d’une manière qui n’était pas entièrement déplaisante) cherchiez-vous simplement à voir si votre coiffe était bien droite ?

Il y avait dans sa voix quelque chose... comment dire ? Une musique. Pas celle des anges, certes – pas tout à fait aussi pure. Non, la voix de Saltator avait plutôt cette rugosité du bois qu’on frotte, cette chaleur du pain qui sort du four, cette... mais je m’égare dans des métaphores de boulangerie, excusez-moi.

Quoi qu’il en soit, Mostella, elle, ne souriait pas. Ils se regardèrent un moment – vous savez, ce genre de regard qui dure une seconde de trop –, puis elle haussa les épaules.

— Ma coiffe, dit-elle en relevant le menton, est parfaitement droite. Ce qui n’est pas le cas de … de vos manières.

Il rit de nouveau – mais c’était un rire franc et joyeux, qui résonna en tintant contre les murs de pierre de la place.

— Mes manières sont tordues comme les ruelles de Mirgorod, j’en conviens. Mais au moins elles mènent quelque part, contrairement à votre contemplation phréatique.

Ils se séparèrent ce jour-là sans plus de cérémonie, d’ailleurs à l’initiative du brave garçon, qui eut l’excellente intuition de tourner abruptement les talons après cette dernière saillie.

L’effet escompté ne manqua pas en effet de se produire. Interloquée, Mostella ne cessa de revenir en pensée à cette voix, à ce sourire, à cette façon qu’avait eue l’étranger de pencher la tête en parlant, comme s’il écoutait une musique que lui seul pouvait entendre.

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