Le gouffre sous la prairie fleurie

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Un jour – c’était en septembre, l’air commençait à avoir cette fraîcheur qui annonce la mort prochaine de l’été –, Saltator venait de faire une plaisanterie. Quelle plaisanterie ? Je ne m’en souviens plus, et c’est tant mieux, car c’était probablement une de ces gouailles qui ne font rire que ceux qui les prononcent. Quelque chose sur un moine, une chèvre et un tonneau de vin, je crois, le genre d’histoire que les garçons se racontent en ricanant et que les filles écoutent en levant les yeux au ciel.

Il riait donc de bon cœur, le bougre, la tête renversée en arrière, et si fort qu’il fit se retourner plusieurs passants. Mais Mostella remarqua (le temps sembla bizarrement s’étirer à cet instant) qu’au milieu de son rire, ses yeux se levaient vers les nuages qui s’amoncelaient à l’ouest, gros de pluie et de promesses d’orage. Et là, soudain, comme si quelqu’un avait soufflé sur une bougie, la joie s’éteignit dans son regard, remplacée par une tristesse si profonde, si énorme, si absolue, que Mostella en eut le souffle coupé. C’était comme voir un gouffre s’ouvrir soudain sous une prairie fleurie. Elle crut d’abord qu’il jouait la comédie. Mais non ! Il se tenait là, les bras ballants, comme s’il l’avait complètement oubliée, et fixait le ciel comme un idiot. Il semblait sur le point de fondre en larmes.

Est-ce qu’il est malade ? pensa-t-elle, toute effrayée. Mais non… non, ce n’est pas cela. C’est autre chose...

Elle se posa alors la question qu’elle avait, sans le savoir, ruminé jour et nuit depuis sa rencontre avec Saltator : était-il de ces hommes qui glissent à la surface de la vie comme les araignées d’eau sur la mare ? Ou bien son cœur était-il ouvert sur ... eh bien, sur quoi au juste ? Mostella, qui après tout n’avait que seize ans, précisons-le au passage, ne savait pas elle-même sur quoi un cœur doit être ouvert. Tout ce qu’elle savait, c’est que cette question était cruciale, qu’elle était fondamentale, qu’elle était décisive ; en un mot, qu’elle gouvernait toutes les autres questions.

Je vais le mettre à l’épreuve, pensa-t-elle soudain. S’il réussit, je serai à lui pour toujours.

Et voilà qu’elle se mit à chanter. Pas fort, non : tout doucement, comme on chante pour endormir un enfant ou pour se donner du courage dans le noir. C’était une vieille chanson du pays, une de ces mélodies qui traînent dans les villages depuis si longtemps que personne ne sait plus qui les a inventées.

Mon aigle aux ailes gris-ciel, chantonna-t-elle timidement, presque un murmure. Où as-tu volé si longtemps, mon bel oiseau ?

Saltator revint à lui. Il la dévisagea, étonné, comme s’il sortait d’un rêve. Elle se tut et le fixa sans cligner des yeux, avec une insistance muette.

Allez, lui criait-elle en pensée, et la violence du sentiment la fit délicieusement frissonner. Réponds. Réponds !

Oh, était-ce possible ! Était-ce possible, après tout – se pouvait-il qu’il y ait en lui cette chose ineffable et terrible qu’on appelle une âme ?

Saltator baissa la tête. Pendant encore un instant, on n’entendit rien d’autre que les vociférations lointaines de deux commères qui se disputaient d’une fenêtre à l’autre, dans une ruelle adjacente à la place. Puis Saltator ouvrit la bouche.

J’ai volé dans les cieux infinis, chanta-t-il, doucement lui aussi, de sa voix si particulière. Par-delà les montagnes, là où règne le silence.

Mon aigle aux ailes gris-ciel, reprit alors en souriant Mostella, où voles-tu, mon bel oiseau ?

Son jeune cœur palpitait dans sa gorge comme une anguille.

Je vole dans les cieux bleus, par-delà les hautes montagnes…

Lentement, Saltator tendit la main vers la sienne. Cette fois, elle ne la retira pas.

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