L’œil crevé de la Lune

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Ah, comme ils furent heureux durant ces quelques mois ! Ils se promenaient dans les ruelles tortueuses de Mirgorod, contournant les flaques d’urine et les cochons errants avec l’agilité de jeunes chevreaux. Qu’est-ce qu’ils étaient heureux !

Mais l’automne arriva, l’automne qui, de ses doigts de squelette, dépouille les arbres les plus touffus, et avec l’automne vinrent les premiers symptômes. D’abord, ce ne fut qu’un léger tremblement de la main gauche, à peine perceptible, comme le frémissement d’une feuille avant l’orage. Saltator plaisantait : « Ma main gauche devient jalouse de la droite qui tient la tienne. »

Mais bientôt, ce fut la fièvre. Elle le prenait au coucher du soleil et le quittait à l’aube, comme si elle avait des horaires de fonctionnaire. Pendant ces heures nocturnes, il délirait, parlait de choses incompréhensibles – de roues qui tournaient dans le ciel, de musique qu’on entendait avec les os, de danse qui était une prière et d’une prière qui était une malédiction. Une fièvre étrange, qui montait et descendait comme la marée, le laissant tantôt brûlant, tantôt glacé. Le médecin – un homme très instruit qui soignait méthodiquement avec des saignées, des décoctions d’écorce de bouleau et des prières, dans cet ordre précis – diagnostiqua, et fort à propos, un excès de bile noire. Il prescrivit des purges qui auraient vidé un bœuf et des cataplasmes d’oignons. Mais rien n’y fit. Les tremblements ne cessaient d’empirer.

Saltator parlait aux murs, aux nuages, aux corbeaux qui croassaient sur le toit. Il riait sans raison, pleurait sans cause, chantait des chansons que personne ne connaissait dans une langue que personne ne comprenait. Mostella restait à son chevet des nuits entières, lui épongeait le front, lui tenait la main. Elle chantait pour lui, espérant naïvement que cela le ramènerait à la raison. Parfois, il semblait la reconnaître et souriait. Puis son regard se perdait à nouveau dans le vide.

Et puis, un soir d’hiver où la lune ressemblait à un œil crevé dans le ciel noir, ce qui devait arriver arriva. Saltator se leva de son lit de souffrance, les yeux fixes et brillants comme des charbons ardents, et sortit dans la rue. Là, sous le regard horrifié de Mostella et des quelques passants attardés, il se mit à danser.

Mais quelle danse ! Ce n’était pas la gigue joyeuse des noces paysannes, ni encore moins la solennelle pavane des nobles. Non, c’était une danse convulsive, saccadée, comme si des fils invisibles tiraient ses membres dans tous les sens. Ses bras battaient l’air comme des branches dans le vent, ses jambes tournoyaient de travers, son corps entier semblait possédé par une force qui n’était pas la sienne.

Les gens sortirent de leurs maisons, alertés par le bruit. Ils formèrent un cercle autour de lui, bouche bée, ne sachant que faire. On n’osait approcher, craignant que ce ne fut contagieux. Certains riaient nerveusement. D’autres se signaient, murmurant des prières. Les enfants, avec cette cruauté innocente qui leur est propre, singeaient le malheureux danseur en braillant et en gesticulant.

— Saltator ! criait Mostella en pleurant. Saltator, mon aimé, arrête ! Je t’en supplie. Reviens ! Reviens !

Mais il ne l’entendait pas. Ses yeux étaient arrimés aux nuages qui défilaient dans le ciel nocturne, et sur son visage, la folie avait remplacé la tristesse qu’elle y avait vue autrefois. Pourtant, Mostella en était sûre, il ne voyait pas ces nuages, il voyait quelque chose d’autre, quelque chose de terrible. Sa bouche se tordait en grimaces affreuses où perçait une expression indicible.

Les gens de la ville tentèrent par mille fois de l’arrêter. Le voïvode envoya ses gardes, de solides gaillards habitués à maîtriser les ivrognes et les forcenés, mais ils ne purent l’approcher : il semblait leur échapper à chaque fois avec une agilité surnaturelle, se glissant entre leurs bras comme une anguille, continuant sa danse funeste un peu plus loin.

Il dansa jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à ce que ses pieds saignent dans la neige, laissant des traces rouges qui fumaient dans le froid. Jusqu’à ce que son souffle devienne rauque et sifflant.

Quand enfin il s’effondra, à l’aube, la neige avait cessé de tomber. Il resta là, étendu dans la rue, haletant comme un animal blessé. On le porta dans son lit. Il dormit tout le jour.

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