De la difficulté de mourir l’estomac vide
La Nuit de l’Aigle immobile
Ou comment une certaine jeune personne se réveilla d’humeur massacrante et décida de changer sa destinée
Le matin où Suliko devait monter à la pyramide – ô journée mémorable ! ô date fatidique ! – elle émergea du sommeil avec la désagréable sensation qu’on l’enterrait vivante. Elle croyait sentir la terre dans sa bouche, noire et lourde.
Quand elle ouvrit enfin les yeux dans l’obscurité, Suliko ne sut pas immédiatement si sa situation s’était améliorée. Puis elle reconnut les poutres vermoulues au plafond, ces mêmes poutres qu’elle contemplait chaque soir avec l’enthousiasme d’un condamné comptant les cloportes de son cachot.
Ce qui l’étouffait, finalement, n’était pas la terre ; c’était la peur.
Suliko resta étendue sur sa paillasse, écoutant les craquements du bois dans les murs qui semblait protester contre son propre vieillissement. Le cœur de la jeune fille battait beaucoup trop vite pour une personne qui allait peut-être mourir dans quelques heures. Étrange, n’est-ce pas, comme le cœur ignore souvent les projets raisonnables ?
Elle entendait au loin les conques du temple qui appelaient les prêtres aux ablutions. Ne pouvant supporter plus longtemps cette attente dans les ténèbres, elle se leva sans bruit et traversa la cuisine pieds nus. Ah, cette cuisine ! Quel tableau ! Des cruches partout, des bassines qui n’avaient pas vu d’eau propre depuis l’avènement de la reine actuelle. Des croûtes de fromage traînaient sur la table. Sur l’âtre éteint, la marmite de fer contenait encore les restes du bouillon de la veille. Et l’odeur ! Les grandes demeures ont des cuisines qui sentent le pain frais et les herbes ; la cuisine d’Aglaïa sentait le rhume, le suif et la graisse froide. Ça sentait toujours la graisse froide. Même si vous aviez brûlé la maison, l’odeur aurait survécu, flottant au-dessus des cendres.
Suliko poussa la petite porte de service. L’air glacé de la ruelle lui sauta au visage. Le ciel commençait à prendre cette teinte grise si appréciée des tempéraments mélancoliques, cette couleur qui n’est ni le gris ni le bleu, mais plutôt le gris-qui-hésite-à-devenir-bleu-mais-n’y-arrivera-probablement-jamais.
Suliko avait faim. Notez que la faim d’une stryge n’est pas tout à fait celle d’une jeune fille ordinaire. Le sang de volaille qu’Aglaïa lui octroyait chaque matin – car oui, il faut bien nourrir son bétail – était froid et coagulé, et pour tout dire, assez fade. Elle avait envie de sang frais, encore empli du souvenir de la vie qu’il avait portée. Elle se mit en chemin, silencieuse comme une chouette.
Les rares passants qu’elle croisait s’écartaient sur son passage. À chaque pas, les clochettes cousues à l’ourlet de sa robe émettaient un tintement sourd. « Impure qui passe », signifiait ce son. « Écartez-vous, bonnes gens ! Impure qui passe. »
Un boulanger l’interpella alors qu’elle approchait de son étal.
— Ton ombre, dit-il en pointant le sol. Attention à ton ombre.
Suliko baissa immédiatement la tête et se courba davantage, s’assurant que son ombre ne s’étirât pas vers l’étal du marchand. Si son ombre touchait le pain, l’homme aurait le droit de le jeter et d’exiger qu’elle le rembourse. Elle n’avait pas assez d’argent pour cela. Elle n’avait pas assez d’argent pour quoi que ce soit.
Parvenue devant le mur d’une tannerie, la jeune fille s’arrêta. Elle admira la pierre humide et la mousse verte qui brillaient faiblement dans la pénombre. Puis elle posa les mains sur la surface froide et grimpa. Les gens ordinaires regardent un mur et voient un obstacle ; Suliko regardait un mur et voyait une échelle.
Et en quelques instants, la voilà sur le toit ! De là-haut, elle pouvait voir les ruelles qui s’entrecroisaient comme un jeu de ficelles emmêlées par un chat fou, les cours intérieures sombres où s’accumulaient les secrets et les ordures (surtout les ordures), les clochers des sanctuaires et les cheminées qui crachaient sans doute les rêves brûlés de la veille. La ville s’étalait à ses pieds dans sa totalité vertigineuse, grimpant et descendant, montant en spirale, se pliant sur elle-même. Des arches de pierre enjambaient les rues à différents niveaux, créant des ombres sous des ombres. Certains de ces ponts étaient si vieux que des maisons avaient poussé dessus, et les ponts étaient devenus des rues à part entière, suspendues dans les airs.
Suliko ferma les yeux un instant et savoura la caresse du vent sur sa peau. Puis elle avança sur les tuiles, avec prudence, éprouvant chaque appui avant d’y poser son poids.
Les pigeons nichaient sous la saillie du toit voisin. Ah, les pigeons ! Elle les entendait roucouler d’un air satisfait. Ils ne se doutaient pas que l’un d’entre eux était au menu d’une jeune vampire désargentée.
Suliko s’accroupit et se figea. Son cœur se mit à battre de plus en plus vite dans sa poitrine. Ses muscles se tendirent comme des ressorts.
Un gros biset se posa non loin de là, puis ébouriffa ses plumes grises de cette manière qu’ont les pigeons de s’ébouriffer quand ils se croient seuls. Il se pavanait sur le rebord, à quelques coudées de Suliko. Trop loin ! L’oiseau fit quelques pas, picora quelque chose entre les tuiles – une miette d’une époque plus prospère.
Cinq coudées maintenant. Encore trop loin.
Le biset leva la tête et regarda autour de lui de cet air stupide qu’ont tous les pigeons de l’univers, comme s’ils découvraient le monde pour la première fois à chaque instant. Puis il se remit à picorer.
Quatre coudées. Trois coudées.
Suliko bondit.

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