L’humble triomphe
Elle percevait chaque petit détail avec une netteté prodigieuse : les plumes du volatile qui se hérissaient (trop tard, mon ami !), ses ailes qui commençaient à se déployer (beaucoup trop tard !)
Ses mains se refermèrent sur sa proie. Le cœur de l’oiseau battait contre sa paume, rapide, désordonné ; ses griffes lui éraflaient les doigts, essayant désespérément de trouver prise. Le pigeon sentait la poussière et le foin moisi. Quand les crocs de Suliko se plantèrent dans son cou, il y eut d’abord une résistance – la peau de pigeon est plus coriace qu’on ne croit – puis la membrane céda et le sang gicla, presque brûlant contre ses lèvres froides. Remarquez qu’il existe tout un art de mordre correctement dans le cou d’un pigeon – trop fort et le précieux liquide jaillit n’importe comment, trop doucement et vous n’obtenez rien. C’est une question d’équilibre.
Le goût ferreux éclata dans sa bouche, mêlé à quelque chose d’autre, une saveur légèrement âcre, presque amère. Elle but rapidement, goulûment, sentant la chaleur liquide descendre dans sa gorge, se répandre dans son ventre. Ses mains étaient maintenant poisseuses de sang. Quelques gouttes avaient coulé sur son menton, sur sa robe. Entre ses doigts, le corps du pigeon devenait flasque, se vidait, s’alourdissait du poids particulier de la mort.
Quand elle eut fini, elle laissa tomber la dépouille sans plus y penser.
La peur qui avait reflué durant la chasse l’avait submergée de nouveau.
La peur la possédait, en vérité, la peur dans toute sa magnitude dévorante ! Car le soir même aurait lieu son Ascension, cette noble cérémonie où l’on envoyait les jeunes stryges inaccomplies escalader une pyramide pour en faire des stryges à part entière.
Voilà une tradition dont le peuple de Luror pouvait s’enorgueillir ! D’autres civilisations ont des foires, des festivals, des bals – Mirgorod avait la Nuit de l’Aigle immobile.
Oh oui, Suliko avait peur. Le rituel impitoyable lui faisait une peur atroce, une peur si parfaite dans sa rotondité qu’on aurait pu l’exposer au cabinet des curiosités, entre le crâne du premier bourgmestre et la dent de lait de saint Fiacre.
Et pourtant, selon l’inaltérable loi universelle, elle tremblait également de cette fièvre particulière qu’engendrent le doute et l’espérance mêlés.
Elle descendit du toit avec beaucoup moins d’élégance qu’elle n’y était montée, glissant presque sur les tuiles humides, se rattrapant de justesse à une saillie qui gémit sous son poids. En quelques instants, elle fut de retour dans la ruelle, puis devant la petite porte de service qu’elle avait laissée entrouverte.
Hélas ! La providence, qui avait permis à Suliko de chasser son pigeon en paix, décida que c’en était assez de gentillesses pour ce matin. Car lorsqu’elle poussa la porte, elle découvrit qu’Aglaïa était levée. Et quand Aglaïa se levait à l’aube, c’était généralement mauvais signe pour tout le monde.
La tenancière se tenait près de l’âtre, où elle tisonnait les braises de la veille avec un bâton noirci. C’était une femme massive, aux épaules carrées et aux mains rouges comme des quartiers de viande, qui avait cette manière qu’ont certaines personnes d’occuper tout l’espace d’une pièce même quand elles ne bougent pas. Ses cheveux gris étaient tirés en arrière avec une sévérité qui faisait mal au cuir chevelu rien qu’à la regarder.
— Où t’étais ?
La voix était sèche comme du bois mort, cassante comme une branche qu’on piétine.
Suliko resta sur le seuil, incapable de trouver une réponse qui ne serait pas à la fois vraie et désastreuse. Elle aurait pu dire « J’attrapais des pigeons sur les toits parce que j’avais faim et que le sang froid que vous me donnez me dégoûte », mais cela aurait été imprudent. Elle aurait pu inventer une histoire quelconque, mais Aglaïa n’était pas née de la dernière pluie et aurait certainement flairé le mensonge. Alors Suliko ne dit rien.
Aglaïa, pour une fois, se révéla magnanime. Elle se détourna et donna un grand coup de tisonnier dans les braises, faisant jaillir une gerbe d’étincelles qui montèrent vers les poutres comme des lucioles affolées.
— Assieds-toi, grommela-t-elle. J’ai à te parler.
Suliko s’assit sur le banc de bois, les bras croisés devant la poitrine, et attendit.
Bientôt, pensa-t-elle avec une rage soudaine qui l’étonna elle-même (car Suliko était de nature assez paisible). Bientôt, peut-être, si les dieux sont justes, je ne te verrai plus !
Et elle ajouta, avec une sorte de délectation morbide : Maudite chienne !
Pensées fort surprenantes de sa part, vraiment ! Suliko n’avait jamais été une enfant turbulente – comment l’aurait-elle été, d’ailleurs ? Mais ce jour-là, voyez-vous… ah, on aurait pu croire que les fées, ce jour-là – surgies d’on ne sait où – avaient envahi notre monde pour y célébrer leurs jeux cruels ! Tout paraissait soudain si inhabituel à Suliko, si bizarre, si étranger !
Elle rougit tout à coup, ce qui lui allait fort bien. Elle était, soit dit en passant, extraordinairement belle, assez grande, svelte, d’une allure souple et féline ; deux longues tresses rousses encadraient un visage très pâle au regard distrait et comme absent. D’ailleurs, à l’observer plus attentivement, on conservait de ce visage une impression bizarre, presque pénible.
Aglaïa continua à tisonner le feu pendant un long moment. Dehors, on entendait les premiers bruits de la ville qui s’éveillait : un chien qui aboyait, une charrette qui passait en grinçant, quelqu’un qui criait je ne sais quoi.
Enfin, Aglaïa se retourna. Son visage était rouge et luisant, et ce n’était pas seulement la chaleur des flammes qui le colorait ainsi. C’était quelque chose d’autre qui faisait briller ses yeux noirs. Ses bras puissants, épaissis par quarante ans de travail, capables de porter deux seaux d’eau bouillante sans trembler, se croisèrent sur sa poitrine volumineuse dans une attitude qui se voulait maternelle. Ce qu’on lisait sur ses traits, c’était une sorte de triomphe humble, si l’on peut dire, le triomphe de quelqu’un qui vient d’accomplir un acte de bonté.
— Tu n’iras pas à la Nuit de l’Aigle, annonça-t-elle sans autre préambule.
Elle prononça ces mots avec la solennité d’un juge rendant un verdict favorable, avec cette emphase particulière qu’ont les gens simples quand ils veulent donner de l’importance à leurs paroles. On sentait qu’elle avait répété cette phrase, qu’elle l’avait peut-être tournée et retournée dans sa tête pendant des jours, cherchant la meilleure manière de l’annoncer, imaginant la scène, la gratitude de la jeune fille, voire même ses larmes de reconnaissance.
Silence. Pendant un court instant, on n’entendit plus que le craquement des bûches dans l’âtre et ce silence, épais et suffocant comme une couverture de laine mouillée.
— Q-quoi ? murmura enfin Suliko d’une voix qu’elle ne reconnut pas comme la sienne.
— Tu n’iras pas, répéta Aglaïa, et cette fois elle défit ses bras pour les ouvrir légèrement, comme si elle voulait embrasser la jeune fille, ou peut-être simplement lui montrer l’ampleur de son geste généreux. J’ai arrangé les choses. Parlé aux bonnes personnes. Tu comprends ? Ton nom n’est pas dans les registres. Tu n’existes pas, officiellement. Tu n’as pas besoin d’y aller.
Sa voix tremblait légèrement en disant cela, et ce n’était pas de la comédie, non, c’était de l’émotion véritable. Aglaïa était émue par sa propre générosité. Elle se voyait en cet instant comme une bienfaitrice, comme une mère sacrifiant son bien-être pour sauver son enfant.
Suliko la regardait, hébétée, incapable de parler.
« N’iras pas… Arrangé les choses… N’existes pas… »
Elle ne parvenait pas à le croire. Aglaïa avait graissé la patte d’un fonctionnaire quelconque pour dispenser Suliko de participer au rituel.
— Mais… mais pourquoi ? parvint-elle enfin à articuler.

Annotations