La main invisible
Aglaïa soupira, et ce soupir contenait toute la patience infinie des mères devant l’ingratitude incompréhensible de leurs enfants. Oh, il ne fallait pas s’y tromper : le pot-de-vin qu’elle avait versé représentait certainement une somme considérable pour elle, une somme qui aurait pu servir à réparer le toit qui fuyait ou à acheter un nouveau tonneau de bière. Et elle avait dépensé cet argent pour Suliko ! Pour cette petite bâtarde qu’elle avait recueillie il y a dix ans, cette créature que personne d’autre n’aurait voulu toucher, pas même avec un bâton !
Elle s’approcha de la table, s’y appuya lourdement, comme si le poids de sa bonté l’écrasait soudain. Ses doigts tambourinèrent sur le bois usé, et dans ce geste on pouvait voir une nervosité naissante, une première fissure dans sa certitude d’avoir bien agi.
— Sois contente, dit-elle enfin, et maintenant sa voix prenait cette intonation plaintive qu’ont les gens qui donnent et qui s’aperçoivent que leur don n’est pas reçu comme il devrait l’être. Je t’ai peut-être sauvé la vie. Tu sais combien meurent en montant là haut ? La moitié, ma jolie. La moitié ! Tu devrais me remercier.
Elle s’arrêta, attendant ces remerciements, ces larmes de gratitude qui ne venaient pas. Son visage commença à se transformer, la satisfaction cédant progressivement la place à quelque chose de plus sombre, de plus ancien, une sorte de ressentiment accumulé au fil des années.
— Quand je t’ai trouvée, reprit-elle plus fort, tu n’étais qu’une petite chose misérable que sa propre mère avait abandonnée dans une ruelle ! Voleuse de visage, qu’on disait. Voilà ce qu’on racontait ! Que t’avais volé le visage à l’autre, la fillette née le même jour que toi… que t’étais une fée et pas une personne ! Mais moi, moi, j’ai eu pitié. J’ai risqué ma réputation, mon commerce, tout !
Suliko constata avec stupeur que les yeux de la tenancière s’étaient remplis de larmes, de vraies larmes qui brillaient dans la lumière du feu.
— Je t’ai nourrie ! continua-t-elle, et maintenant les mots jaillissaient comme un torrent longtemps retenu. Je t’ai vêtue ! Je t’ai donné un toit ! Tu sais ce que les gens disaient quand je t’ai ramenée ici ? Qu’on aurait dû te noyer à la naissance, comme on noie les chatons difformes ! Les prêtres me regardaient de travers. « Pourquoi tu gardes cette créature ? » qu’ils me demandaient. Et quand tu as grandi, quand tu es devenue… quand il a fallu que tu gagnes ta vie, qu’ai-je fait ? J’ai installé ce bassin de purification dans l’arrière-cour, pour que les clients puissent se laver après… Pour toi que je l’ai fait, ça. Et l’argent que tu gagnes, tu crois que je le prends pour moi ? Il sert à te nourrir, à t’habiller !
Elle s’arrêta, hors d’haleine.
— Non, dit soudain Suliko.
Le mot jaillit de sa bouche sans qu’elle l’ait vraiment voulu, comme jaillissent parfois les cris des noyés. Mais une fois prononcé, il resta comme suspendu dans l’air entre elles, petit, nu – et irréfutable.
Pendant un instant, Aglaïa resta silencieuse, comme si elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait d’entendre.
— Non ? Non, quoi ?
— Non, répéta Suliko, et sa voix tremblait mais tenait bon. Je… j’irai quand même. Je dois y aller. Vous ne pouvez pas m’en empêcher.
— Y aller quand même ? répéta Aglaïa comme si c’étaient les paroles les plus absurdes jamais prononcées. Mais tu ne comprends donc pas ? Tu n’es pas dans les registres ! Ils te renverront ! Tu n’existes pas, tu comprends ce que cela veut dire ?
Elle martela ces derniers mots en frappant son poing sur la table, faisant sauter les cruches.
— Donc tu restes ici, un point c’est tout. Estime-toi plutôt heureuse. Sans moi, tu serais morte dix fois déjà. J’ai payé pour toi, j’ai parlé aux bonnes personnes, j’ai…
Mais elle s’interrompit, voyant l’expression sur le visage de Suliko.
— Mais qu’est-ce que tu t’imagines ? cria-t-elle soudain. Que tu seras choisie, c’est ça ? Petite idiote ! Petite dinde stupide !
Elle se mit à marcher de long en large dans la cuisine, ses grosses mains s’agitant dans l’air.
— Tu crois que les prêtresses choisissent n’importe qui ? Des souillons ? des va-nu-pieds ? Elles prennent celles qui sont dignes ! Dignes, tu comprends ce mot ? Des filles de bonne famille, qui ont été élevées convenablement ! Pas… pas…
Elle cherchait ses mots.
— Pas des moins-que-rien, voilà ! Tu crois que les dieux veulent de toi ? Qu’ont-ils à faire d’une petite âme souillée comme la tienne ? Tu penses qu’ils ne savent pas ce que tu es ? Ce que tu fais ?
Suliko se leva. Elle se leva sans savoir le moins du monde ce qu’elle allait faire.
Puis elle s’avança. C’était comme si une main invisible la poussait dans le dos : elle se mit à avancer à travers la cuisine. Ses pas étaient tranquilles, réguliers. Ses yeux clairs ne quittaient pas le visage d’Aglaïa.
La tenancière observait cette approche d’un air méfiant depuis l’autre bout de la pièce. Enfin, Suliko arriva devant elle et s’arrêta.
Elle ne dit rien. Elle restait là, parfaitement immobile.
Soudain, elle leva la main – cette petite main aux doigts fins, qui n’avait jamais frappé personne – et gifla Aglaïa avec toute la force dont elle était capable.
Le claquement résonna dans la cuisine comme un coup de fouet.
Pendant un instant – un instant minuscule, presque imperceptible, mais qui sembla s’étirer comme de la mélasse –, Aglaïa demeura figée. Puis elle poussa un rugissement de bête furieuse, et immédiatement, les coups commencèrent à pleuvoir.
D’abord les gifles, qui cinglaient les joues de Suliko comme la grêle cingle les vitres. Puis les poings, qui martelaient sa tête, ses épaules, son dos. Suliko essaya de protéger son visage avec ses mains, mais les coups continuaient, trouvant toujours une faille. Elle tomba à genoux sur le plancher de bois. Maintenant, c’étaient les coups de pied qui s’abattaient sur elle – dans les côtes, dans le ventre, partout. Suliko se recroquevilla comme un petit animal, gémissant de douleur à chaque impact.
Cela semblait ne jamais devoir s’arrêter. Aglaïa continuait de la rouer de coups, encore et encore, des coups méthodiques et impitoyables, comme les vagues qui déferlent sur la grève. Suliko avait l’impression que cela durait depuis des heures, depuis des jours, depuis toujours.

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