Promenade matinale dans le brouillard (avec côtes douloureuses)
Enfin, la grêle cessa. Suliko entendit quelqu’un gémir et sangloter ; puis, elle réalisa avec une sorte de surprise lointaine que ce quelqu’un n’était autre qu’elle-même. Aglaïa soufflait au-dessus d’elle comme un taureau après la charge, haletante, épuisée par sa propre fureur. Pendant longtemps, il n’y eut rien d’autre que ces deux bruits : les sanglots de Suliko et le souffle rauque d’Aglaïa.
Puis Aglaïa grogna :
— Sors.
Suliko ne bougea pas. Elle ne pouvait pas bouger. Chaque partie de son corps lui faisait mal.
— Dégage ! Déguerpis ! hurla Aglaïa. Tu veux partir ? Eh bien pars ! Je ne veux plus te voir ici, petite ingrate ! C’est comme ça que tu me remercies ? En levant la main sur moi ? Sur moi ?
Elle suffoquait d’indignation.
Enfin, lentement, douloureusement, Suliko se leva. Chaque mouvement était une agonie. Son œil gauche enflait déjà, elle le sentait se fermer progressivement. Par miracle, elle semblait n’avoir rien de cassé. Ses côtes criaient à chaque respiration – fêlées, probablement, mais pas cassées. Elle connaissait la différence maintenant, après toutes ces années. Cassées, on ne peut presque plus respirer du tout. Fêlées, on respire encore, même si chaque souffle est un coup de couteau.
Elle se détourna, monta en claudiquant l’escalier étroit jusqu’à sa chambrette sous les combles – ces escaliers qu’elle avait montés tant de fois. Elle attrapa ses affaires, autrement dit pas grand-chose : une robe de rechange, un peigne cassé, un bout de ruban.
Puis elle redescendit et quitta la maison sans un mot, sans un regard en arrière. Elle entendit la porte s’ouvrir. Aglaïa cria dans son dos :
— Tu reviendras ! Tu verras ! Tu reviendras en rampant et tu me supplieras de te reprendre !
Suliko avançait péniblement, ses bottines s’enfonçant dans la neige, sa cape de laine flottant derrière elle comme une aile brisée. Chaque pas était une épreuve. Sa côte gauche – celle qu’Aglaïa avait frappée avec le plus de rage – lui envoyait des élancements aigus qui irradiaient jusqu’à l’épaule. Elle tâta prudemment sa pommette – dure, chaude, gonflée comme une prune mûre. La peau était tendue à craquer. Elle cracha dans la neige. Un filet de sang s’étala sur le blanc immaculé, étrangement brillant. Il y avait un vieux dicton que les gens aimaient répéter : Les fleurs sont notre seule richesse sur cette terre. Le sang de Suliko avait pris la forme d’une fleur de lys. Elle contempla cette petite tache rouge un instant, puis elle continua son chemin.
Les maisons de pierre grise s’élevaient de part et d’autre des ruelles étroites, leurs façades ornées de gargouilles grimaçantes et de saints mutilés, leurs toits pentus disparaissant dans le brouillard.
Suliko avançait sans savoir vraiment où elle allait. Elle avait mal. Elle avait froid. Ses clochettes carillonnaient lugubrement dans le vent.
Au bout d’une dizaine de minutes – ou peut-être une demi-heure, elle ne savait plus vraiment –, Suliko dut s’arrêter. Elle s’appuya contre un mur de pierre, haletante, pliée en deux. Ses jambes tremblaient. Ses mollets étaient noués en crampes douloureuses. Et puis il y avait cette autre sensation, celle qu’elle essayait d’ignorer depuis qu’elle avait quitté la maison d’Aglaïa. Elle avait besoin d’uriner. Sa vessie était douloureusement pleine, et chaque pas, chaque secousse, empirait les choses. Mais où pouvait-elle aller ? Il n’y avait pas de latrines publiques pour les impures. Elle devrait attendre. Tenir. Serrer les cuisses et tenir jusqu’à ce qu’elle trouve un endroit discret, une ruelle sombre et de préférence déserte.
Elle regarda ses mains. Elles tremblaient aussi, agitées de petits spasmes involontaires. Les jointures étaient écorchées – elle avait dû se les cogner quelque part pendant qu’Aglaïa la battait, elle ne se souvenait pas contre quoi. Du sang séché formait de petites croûtes noires dans les plis de sa peau. Sous ses ongles, d’autres croûtes. Du sang de pigeon, celui-là.
La désespérance l’envahit. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
Elle les réprima furieusement.
Non, c’est trop bête. Je… dois y aller. Sinon, c’est comme si elle avait gagné.
Elle prit alors une décision.
Elle irait à la pyramide.
Elle irait, même sans espoir, coûte que coûte.
Elle jeta un regard autour d’elle. Elle était seule. À quelques pas de là, elle aperçut un vieux tonneau rempli d’immondices. Suliko sourit faiblement.
Est-ce un signe que tu m’envoies, Seigneur ?
Après s’être soulagée derrière ce tonneau providentiel, elle tourna dans une ruelle plus large, puis dans une autre, et déboucha enfin sur la Place de la Chancellerie. L’Hôtel de Ville se dressait devant elle, énorme masse de pierre sombre hérissée de tourelles aux toits en poivrière et de cheminées d’où s’échappaient des fumées noires.
Elle monta les marches écornées qui menaient au porche d’entrée – un grand portique voûté, noir comme la gueule d’un dragon, où le vent s’engouffrait en hurlant, charriant neiges et détritus. Quelques mendiants s’y abritaient, recroquevillés contre les murs. Un garde somnolait sur un banc de pierre, la hallebarde posée en travers de ses genoux. Suliko franchit le porche et se retrouva dans une grande cour intérieure, pavée de dalles inégales et encombrée de charrettes. Au fond se dressait un second bâtiment, percé d’une porte de chêne clouté surmontée des armoiries de la ville.
Elle poussa la porte qui s’ouvrit en grinçant.
À l’intérieur, une chaleur étouffante l’enveloppa immédiatement, presque insupportable après le froid de la rue. Le vestibule était vaste mais bas de plafond, voûté de pierres noircies par le temps. Des poêlons à braises fumaient dans tous les coins, dégageant une fumée âcre qui piquait les yeux et la gorge. Suliko sentit la sueur perler sur son front, couler dans son dos, sous ses vêtements. L’air était épais, vicié, chargé d’odeurs corporelles – cette puanteur aigre-douce de laine mouillée, de transpiration, d’haleines chargées d’oignon et d’ail. Le sol de pierre était rendu glissant par la neige fondue que chacun apportait avec soi. Des flaques brunâtres s’étaient formées près de l’entrée.
Sur sa gauche, derrière une longue table de chêne usée, se tenaient deux scribes en robes grises. L’un recopiait ce qui semblait être un obituaire. L’autre, un homme d’âge mûr au visage marqué par la petite vérole, observait les allées et venues avec l’expression lasse de quelqu’un qui a vu défiler trop de monde pour s’intéresser encore à qui que ce soit.
Derrière eux, plusieurs portes basses donnaient sur un dédale de couloirs d’où provenait un bruit ininterrompu : grattements de plumes sur parchemin, murmures de conversations, claquements de sceaux, tintements de pièces de monnaie.

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