Troisième porte à gauche

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Dans ces murs consacrés à l’administration de la Couronne, les lois rituelles étaient suspendues – seule la hiérarchie des fonctions comptait. Une impure pouvait s’adresser à un scribe, un scribe à un noble, pourvu que chacun y mette les formes. C’était l’un des rares endroits de Mirgorod où Suliko pouvait marcher la tête haute. Ou disons, presque haute.

Elle s’approcha de la table. Le scribe marqué de vérole se tourna vers elle, l’expression neutre. Son regard s’attarda un instant sur la lèvre éclatée de Suliko.

Elle s’inclina, la main sur le cœur.

— Que Dieu vous garde, messire clerc…

— Oui ?

— Je… je dois m’inscrire pour la Nuit de l’Aigle immobile, murmura Suliko en serrant son baluchon contre elle. Mais… mon nom n’est pas dans les registres. On me l’a… retiré.

Le scribe la dévisagea un long moment. Puis il soupira – un soupir profond, le soupir universel de tous les bureaucrates confrontés à un problème qui va leur créer du travail supplémentaire.

— Deuxième couloir, puis troisième porte à gauche, dit-il en pointant du doigt une ouverture sur sa droite. Demande maître Procope.

Deuxième couloir, troisième porte à gauche.

Suliko chercha la troisième porte à gauche, mais il n’y en avait que deux. Elle alla plus loin, se perdit, demanda son chemin à un autre scribe qui lui indiqua une direction opposée. Elle monta un escalier qui tournait sur lui-même en spirale, donnant sur des paliers identiques. De plus en plus nerveuse, elle frappa à la première porte qu’elle trouva. Personne ne répondit. Elle frappa à la deuxième. Une voix bourrue cria :

— Allez-vous-en ! C’est fermé !

Elle frappa à la troisième. Après un long moment, quelqu’un dit :

— Entrez.

C’était une petite pièce encombrée de piles de rouleaux et de parchemins. Derrière un vaste pupitre presque enseveli sous les documents, un vieil homme aux besicles épaisses la regardait d’un air vaguement surpris, comme s’il avait oublié qu’il avait dit d’entrer.

— Je peux t’aider ? fit-il d’une voix cassée qui suggérait qu’aider Suliko était le cadet de ses soucis.

— Je… je voudrais m’inscrire pour l’Ascension. Enfin, la Nuit de l’Aigle immobile, aujourd’hui. Mais mon nom n’est pas dans les registres et…

— Pas ma juridiction, coupa l’homme en secouant la tête. Tu dois voir le Scriptorium des Rectifications. Sixième étage, aile des Pétitionnaires, couloir des Recours, troisième porte après la fontaine.

— Mais comment je…

— Le Scriptorium des Rectifications ! Et maintenant excuse-moi, j’ai du travail.

Suliko resta plantée là un instant, incrédule. Puis elle ressortit.

Sixième étage.

Elle remonta l’escalier, mais ensuite elle dut s’asseoir dans un coin du couloir. Elle ne pouvait plus continuer. Ses jambes refusaient de la porter. Elle se laissa glisser le long du mur jusqu’à ce que ses fesses touchent les dalles froides.

Elle resta là, les genoux remontés contre sa poitrine – position qui faisait hurler ses côtes mais qui seule apportait un semblant de soulagement à ses membres endoloris. Elle appuya son front contre ses genoux et ferma les yeux. La sueur coulait dans son dos, sous ses aisselles, entre ses seins.

Un valet passa près d’elle, la considéra avec une pointe de dégoût, continua son chemin. Un peu plus tard, Suliko entendit deux fonctionnaires chuchoter nerveusement en descendant les escaliers.

— Encore un incendie spontané la nuit dernière, dans le temple du quai de l’Aurore, disait l’un. C’est le troisième ce mois-ci. D’abord la comète, et maintenant ces feux !

L’autre secoua la tête avec inquiétude.

— La reine refuse de quitter ses appartements. On dit qu’elle consulte les alchimistes jour et nuit…

Combien de temps Suliko resta-t-elle ainsi ? Le temps s’était liquéfié, s’écoulait bizarrement. Elle dérivait dans une sorte de brouillard cotonneux où seule la douleur restait nette, précise, réelle.

Quelqu’un s’arrêta devant elle.

— Eh, toi. Tu ne peux pas rester là. Dégage.

C’était un garde, revêtu du caftan rouge de la prévôté, coiffé d'un bonnet en peau de zibeline. Jeune, le visage fermé. Il la regardait avec cette expression qu’elle connaissait bien : un mélange de mépris et de vague méfiance, comme si elle était un animal malade qui pourrait être contagieux.

Suliko leva la tête. Son œil enflé la faisait vraiment souffrir maintenant.

— Je... j’attends, murmura-t-elle. Je dois voir quelqu’un. Pour l’Ascension.

Le garde fronça les sourcils.

— L’Ascension ? Aujourd’hui ?

— Oui.

Il la dévisagea un long moment. Puis il haussa les épaules.

— Ne reste pas dans le passage. Va t’asseoir sur le banc là-bas.

Il désigna un banc de bois au bout du couloir, près d’une fenêtre.

Suliko se releva péniblement. Elle avança jusqu’au banc mais ne s’assit pas.

Par la fenêtre, elle voyait la neige tomber sur Mirgorod. Les flocons tourbillonnaient dans le vent, s’accumulaient sur les toits, sur les rues, sur les statues dans leurs niches. Tout devenait blanc, propre, pur.

Peu à peu, Suliko reprit ses esprits.

Bon. Aile des Pétitionnaires.

Mais comment savait-on qu’on était dans l’aile des Pétitionnaires ? Il n’y avait aucune indication. Couloir des Recours. Tous les couloirs se ressemblaient. Troisième porte après la fontaine. Elle trouva une fontaine – ou plutôt un bassin de pierre fêlée d’où ne coulait qu’un filet d’eau rouillée. Elle compta. Une porte. Deux portes. Trois.

Elle frappa. Attendit. Frappa encore. La porte s’ouvrit sur un homme sans âge au visage de poisson mort.

— Attestation du temple de naissance, dit-il avant même qu’elle puisse ouvrir la bouche, sur parchemin scellé, avec témoignage de la sage-femme ou d’une matrone assermentée.

— Je n’ai pas de…

— Impossible de traiter ta requête sans l’attestation du temple. Va la chercher au Scriptorium des Naissances, rez-de-chaussée, aile occidentale.

La porte se referma. Suliko resta là, la main encore levée, médusée. Puis elle repartit, redescendit l’escalier, chercha l’aile occidentale. Trouva le Scriptorium des Naissances, où un moine copiste aux sourcils en broussaille se montra fort aimable et offrit de lui établir une copie certifiée de son acte de naissance en échange de trois deniers. Trois deniers que Suliko n’avait pas. Elle supplia en se tordant les mains, expliqua, supplia encore. Le moine céda.

— Bon, bon, on ne va pas en faire toute une histoire non plus…

Il fouilla dans ses liasses pendant une éternité, puis releva la tête, perplexe.

— Curieux. Je ne trouve aucune trace de ta naissance. Tu es certaine d’être née au temple du quai des Pêcheurs ?

— Oui. Ma mère… ma mère est morte en me donnant naissance. La sage-femme s’appelait Lioudmila.

Le moine fouilla encore, secoua la tête.

— Rien. Absolument rien. Sans acte de naissance dans nos registres, je ne puis établir d’attestation. Je suis désolé.

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