Une journée bien employée

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Suliko sentit sa gorge se nouer.

— Mais alors… que dois-je faire ?

— Retourne au Scriptorium des Rectifications avec une requête pour inscription rétrospective. Ils t’indiqueront la marche à suivre.

Suliko remonta. Sixième étage. Aile des Pétitionnaires. Couloir des Recours. Troisième porte. L’homme-poisson ouvrit, la reconnut, fronça les sourcils.

— L’attestation ?

— Le temple n’a aucune trace de ma naissance. Le frère copiste m’a dit de demander une inscription rétrospective.

L’homme soupira profondément.

— Une inscription rétrospective nécessite le témoignage sous serment de trois personnes présentes à la naissance. As-tu ces témoignages ?

— Non, je…

— Sans témoignages, je ne peux rien faire. Reviens quand tu les auras.

La porte se referma.

Suliko resta immobile dans le couloir sombre. Trois témoins. Où trouverait-elle trois témoins de sa naissance ? Sa mère était morte. La sage-femme Lioudmila aussi, depuis des années. Les autres personnes présentes ? Elle ne savait même pas qui elles étaient.

Elle redescendit comme une somnambule, erra dans les couloirs, finit par trouver un autre scribe à qui elle expliqua son cas. Celui-ci, un jeune homme au regard compatissant, réfléchit un moment.

— Sans témoins directs, tu pourrais obtenir une Déclaration d’Existence par Présomption. Il faut pour cela le sceau de ta paroisse, celui de la guilde dont dépendait ta mère, et une attestation du voïvode certifiant ta résidence à Mirgorod.

Suliko passa le reste de la journée à courir d’un office à l’autre. La paroisse lui donna son sceau après qu’elle eut longuement plaidé sa cause devant un prêtre sceptique. La guilde des fileuses – dont sa mère avait fait partie, lui avait-on dit – refusa de la recevoir, prétextant qu’elle n’avait aucune preuve de la profession maternelle. Au palais du voïvode, on exigea qu’elle revienne le lendemain avec deux garants de bonne moralité.

À travers les fenêtres, Suliko voyait le jour décliner. Le soleil pâle d’hiver apparut brièvement entre les nuages, puis disparut. La lumière devint grise, puis bleue, puis violette. La nuit tombait.

Découragée, elle retourna voir le jeune scribe compatissant et lui expliqua qu’elle n’avait pas de garants, pas de preuve, pas de témoins. Il l’écouta avec attention, puis murmura :

— Il existe une dernière possibilité. Si ta mère était née noble, tu relèverais de la juridiction du temple lui-même. Va voir le Gardien des Registres Sacrés, septième étage, tour sud. C’est lui qui tient les listes de la Nuit de l’Aigle immobile. Si quelqu’un peut t’aider, c’est lui.

Suliko se traîna jusqu’au septième étage. La tour sud. Un escalier encore plus étroit, encore plus raide. Elle arriva devant une porte de chêne massif, frappa, attendit.

— Entrez, fit une voix grave.

C’était une petite pièce sous les combles. Le plafond était si bas que Suliko devait se courber. Le Gardien – un homme d’âge moyen aux cheveux gris et à la barbe soigneusement taillée – était assis derrière un bureau minuscule éclairé par une seule chandelle. Devant lui s’empilaient d’énormes registres reliés de cuir noir.

Suliko lui expliqua tout. Sa naissance. La disparition de son nom des registres. Sa journée entière passée à courir d’un bureau à l’autre. Le Gardien l’écouta sans l’interrompre, les mains jointes devant lui.

Quand elle eut terminé, il ouvrit l’un des registres, le feuilleta longuement. Puis il fronça les sourcils et consulta ce qui semblait être un petit calendrier circulaire couvert de glyphes. Il marmonna quelque chose sur les « jours qui mordent » et les « jours qui dorment », puis secoua la tête comme pour chasser une mauvaise pensée. Suliko attendait, le cœur battant, osant à peine respirer.

Enfin, l’homme leva les yeux vers elle.

— Suliko, c’est bien cela ?

— Oui, messire.

— J’ai examiné le Registre des Stryges avec attention. Ton nom n’y figure pas. Je n’ai aucune trace de toi. Aucune. Ni dans les naissances, ni dans les recensements, ni dans les listes d’éligibilité pour la Nuit de l’Aigle immobile.

Il fit une pause. Suliko ne le quittait pas des yeux.

— Je suis au regret de te dire que, sans inscription dans nos registres, tu ne peux participer à l’Ascension. Les règles sont les règles, tu comprends. Si je commençais à faire des exceptions…

Il n’acheva pas sa phrase. Il n’en avait pas besoin.

Le silence qui suivit était total. Suliko entendait le sifflement de son propre sang dans ses oreilles.

Suliko resta plantée là, incapable de bouger. Toute la journée. Toute cette journée épuisante, humiliante, grotesque. Et pour rien. Pour rien du tout.

Elle pensa à Aglaïa qui ricanait peut-être dans sa cuisine en ce moment même en imaginant ses déboires. Elle pensa à tous ses espoirs qui venaient de mourir dans ce bureau minuscule sous les combles.

— Je… je comprends, dit-elle d’une voix éteinte. Merci quand même, messire.

Elle se retourna et quitta la pièce. Elle descendit les sept étages d’escalier sans vraiment les voir. Elle traversa le hall d’entrée. Elle sortit dans la nuit.

Il neigeait. De gros flocons lents et lourds tombaient du ciel noir, recouvraient Mirgorod dans l’intention manifeste de l’ensevelir complètement. Suliko resta debout sur les marches de l’Hôtel de Ville, à contempler ce déluge blanc. Elle ne pleurait même pas. Elle était au-delà des larmes. Elle était au-delà de tout.

Il arrive parfois, voyez-vous, que l’espoir se fane avant le corps. C’est la fin la plus douce, peut-être, car elle nous prépare aux inévitables ruines suivantes. Suliko sentait son espoir décroître telle une chandelle qui s’éteint.

Un groupe de soldats traversa la place en chantant.

Hier, amis, c’était l’aventure

La guerre, les routes, les combats sanglants

Nous avons acquis une âme dure

Amis, la mort nous attend !

Quelques minutes passèrent – ou peut-être une heure ? deux heures ? De nouveau ce temps qui s’effilochait !

Puis, pour la seconde fois de la journée, Suliko refusa l’évidence.

J’irai quand même.

C’était absurde, bien sûr. Complètement absurde. Sans inscription, elle ne pourrait pas participer. Ils la renverraient.

Mais elle irait.

Parce que retourner chez Aglaïa était exclu.

Parce que se mettre à mendier, à voler ou rejoindre les rangs de ces malheureuses qu’on nomme dans le langage des bas-fonds les « punaises » – dernières parmi les dernières des filles follieuses – signifiait se condamner à mort à petit feu.

Elle se mit en marche à travers les rues enneigées de Mirgorod, vers la grande pyramide qui dominait la ville de sa masse sombre et inquiétante.

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